Quand chantait la cigale/La maison ancestrale

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Édition Privée (p. 11-14).


LA MAISON ANCESTRALE


Je reviens cette année encore passer l’été à la demeure des aïeux maternels.

Ils sont morts depuis longtemps, mais leur vieille petite maison blanche au bord de la rivière Chateauguay est toujours là. Les pommiers qu’ils ont plantés, m’accueillent de leur parfum à mon arrivée et les grands liards sous lesquels ils se sont reposés le soir, après leur travail, et les jours de dimanche, m’accorderont leur bienveillant ombrage.

J’arrive ici le jour de la procession de la fête-Dieu. Il pleut à torrents. Assis avec Dearest sur l’étroite véranda, j’écoute tomber la pluie sur le toit. Elle ruisselle sur le vert feuillage des arbres et sur le gazon. Elle inonde la route ; elle éclabousse la surface jaune sale de la rivière. Quel déluge !

Par moments, les longs rameaux des ormes s’agitent, agacés de se faire arroser de la sorte et se secouent, comme pour se débarrasser de toute cette eau qui les alourdit.

Les heures passent et l’averse continue.

Mais je regarde Dearest assise près de moi, je regarde les hautes touffes de lilas en fleurs, près du perron et, malgré le temps gris et la pluie qui tombe, je me sens heureux.

L’inondation continue le lendemain.

C’est un ruissellement sur la campagne.

Mais, jamais, je n’ai vu les pommiers aussi fleuris. Les branches sont couvertes de fleurs roses et blanches, d’un parfum délicat, délicieusement grisant. Au milieu des vergers, les maisons forment des retraites enchanteresses. Et le long de la route, les lilas embaument malgré l’ondée qui les trempe. Puis, il y a la bonne odeur des feuilles de jeunes peupliers, cette bonne odeur sirupeuse et légèrement épicée, qui me ramène aux jours où j’étais enfant.

Sur la véranda, j’écoute de nouveau tomber la pluie.

La terre est fleurie, le gazon et les arbres sont verts, mon fils Pierre joue dans la boue, mais malgré cette blonde image de la jeunesse et malgré le printemps, je songe à la mort.

Je songe aux décompositions dans le petit cimetière à côté de la vieille église. Je pense à la vieille grand’mère que l’on a emportée un clair et tiède matin d’automne, il y a longtemps, et que l’on a déposée dans le calme enclos où reposaient déjà le compagnon de sa vie et plusieurs de ses filles parties avant elle. L’on avait enfermé dans une étroite boîte de bois noir la dépouille mortelle de l’aïeule presque centenaire puis, l’on avait glissé le cercueil si léger, semblait-il, dans un petit corbillard que traînait un cheval de labour. Et le cortège des parents et des amis, vêtus de noir et le chapeau entouré d’un crêpe flottant jusque dans le dos, s’était mis en marche derrière la voiture funèbre, suivant la route qui longe la rivière, entre les grands liards au feuillage jauni et coloré par l’automne. Les membres gênés par leurs habits du dimanche, les villageois et les fermiers allaient d’une allure gauche et lourde. Leurs pas traînaient pesamment sur la route poussiéreuse, pendant qu’ils causaient entre eux de choses indifférentes. Le maigre cheval attelé au chariot trottinait par moments, tellement il sentait sa charge légère. Et légère aussi était la peine de ceux qui formaient la suite. Ils accompagnaient l’ancêtre au cimetière par politesse, par suite de l’habitude qu’ils avaient d’en agir ainsi quand l’occasion s’en présentait, quand un membre de la famille mourait. Certes, l’aïeule avait été la plus brave femme au monde, mais elle avait été si douce, si tranquille, elle avait toujours tenu un rôle si effacé, elle avait passé en faisant si peu de bruit, qu’elle avait traversé la vie presqu’inaperçue. Et maintenant qu’elle était morte, il n’y avait pratiquement rien de changé. Ses parents et ses proches qui la voyaient si rarement ne la verraient plus, voilà tout.

Personne peut-être ne la regrettait.

Maintenant, la vieille cloche de l’église faisait entendre un glas lugubre et un petit fils de la défunte, portant l’habit de l’ordre de saint François venait recevoir le corps à la porte du lieu saint. Il clamait des psaumes, récitait le De Profundis, gémissait le Miserere. La procession entrait alors dans la petite nef toute tendue de noir, sombre comme un cachot, à la suite du cercueil que l’on installait sur le catafalque où les cierges formaient comme une forêt de feu. Revêtu des ornements de deuil de l’église, le prêtre montait à l’autel et célébrait l’office des morts. Il implorait la clémence divine pour la trépassée. Il exhortait le Seigneur à ne pas entrer en jugement avec la pauvre âme, à ne pas la condamner pour ses péchés et à ne pas l’accabler du poids de sa colère et de sa vengeance.

Il criait les invocations. Il pleurait le Libéra.

Ses supplications s’élevaient avec l’encens.

Et devant le tabernacle, le croyant exalté rompait le pain, versait le vin, accomplissait les rites du sacrifice avec la foi ardente qui l’animait. De toute son âme, il priait le Père de recevoir l’ensevelie au port du salut, de l’admettre dans sa gloire avec les Martyrs, les Vierges et les Confesseurs.

À de certains moments, son oraison n’était qu’un murmure qui s’égrenait dans le grand silence.

Le prêtre tournait vers le peuple sa figure maigre et émaciée d’ascète et, les yeux fixés sur le catafalque, il psalmodiait les invocations liturgiques que depuis vingt siècles l’église prononce sur les corps des défunts.

La prière montait de son cœur, s’élançait vers la voûte du temple pendant que la foule ruminait des pensées quelconques.

Exalté, le franciscain réclamait la miséricorde divine ; il récitait de ferventes oraisons, suppliait le Très Haut de préserver cette chair mortelle des portes de l’enfer, de l’accueillir dans la céleste patrie avec les Anges et les Saints.

Puis, dans un cantique ardent, il lançait les paroles de résurrection et de vie pour ceux qui ont cru. De ses lèvres jaillissait la promesse faite autrefois : Quiconque croit en moi ne mourra pas pour toujours.

Maintenant, la cérémonie était finie et l’officiant aspergeait d’eau bénite le cercueil que les porteurs enlevaient du catafalque. Précédé de l’enfant de chœur portant gauchement la croix dont les bras s’accrochaient dans les bancs, au passage, le franciscain enveloppé dans sa robe de bure dont les pans flottaient de chaque côté de lui et les pieds nus dans ses sandales, descendait l’allée centrale et se dirigeait vers la sortie du temple pendant que la foule des assistants se levait pour se rendre au cimetière.

De nouveau, la vieille cloche se mettait à sonner.

Brusquement, la porte de la petite église, sombre comme les antiques catacombes, s’ouvrait et, par l’ouverture, les fidèles apercevaient un jeune platane dont le glorieux feuillage d’or resplendissait comme un arbre de flammes dans le beau matin d’automne.

Le célébrant, son jeune acolyte, la morte dans son étroit cercueil, les parents et les proches sortaient de la chapelle, défilaient devant ce buisson de feu et entraient dans le petit champ, à côté, peuplé de pierre funéraires.

Alors, pendant que les derniers sons des glas flottaient dans l’air lumineux et tiède, que le prêtre jetait sa suprême bénédiction sur la tombe, et que l’on descendait dans la terre le corps de l’aïeule, le platane tout auréolé de lumière, dressait comme en un grand geste d’envol son éclatante gerbe de soleil vers le ciel infini.