Quand chantait la cigale/La montre perdue

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Édition Privée (p. 53-56).


LA MONTRE PERDUE


Le train de quatre heures était arrivé depuis quelques minutes, il avait jeté à la petite gare une douzaine de voyageurs qui, sortant de l’étuve de la ville, respiraient avec délices l’air frais de la campagne. Ils suivaient l’étroit trottoir en béton et, sans hâte, se rendaient chez eux.

Coiffée de son éternelle capuche noire, tante Eulalie sarclait les fèves dans son jardin lorsqu’en levant la tête, elle vit deux femmes arrêtées, courbées en deux et paraissant chercher quelque chose dans l’herbe à côté de la route. Un peu surprise, elle les observa un moment, les mains appuyées sur sa pioche. Ce qu’elle voyait, c’était deux croupes, l’une enveloppée d’une jupe bleue à gros pois blancs et l’autre, gainée de vert. Les deux femmes fouillaient de leurs mains parmi les trèfles d’odeur et le mil, à côté du trottoir, près de la clôture. Elles écartaient les hautes herbes, avançant, reculant, toujours courbées, la croupe proéminente.

Tante Eulalie sortit du carré de fèves et, lentement, s’avança vers les deux étrangères, mais en restant en dedans de son terrain.

— Vous cherchez quelque chose ? demanda-t-elle timidement.

Les deux femmes se redressèrent. Celle à la robe bleue à pois blancs, une grosse blonde fanée, tout le sang à la tête d’avoir été ainsi penchée regarda un moment tante Eulalie sans parler.

— Oui, j’ai échappé ma montre, dit-elle enfin, et je ne la trouve pas.

Elle paraissait furieuse et elle avait répondu sur le ton qu’elle aurait pris pour dire : On m’a chipé ma montre.

— C’est une montre d’or que son mari, l’avocat Leriche, lui a donnée, l’an dernier au jour de l’an, expliqua sa compagne, vêtue de vert.

— J’ai eu l’idée de regarder l’heure et je ne sais comment la chose s’est faite, la montre m’a glissé des mains et on dirait qu’elle se cache dans l’herbe, déclara Mme Leriche.

Tante Eulalie se pencha à son tour, regardant dans le fouillis d’herbe près de la clôture, pendant que la femme de l’avocat plantée toute droite maintenant, suivait tous ses mouvement.

— C’est vrai, on dirait qu’elle se cache, je ne peux la trouver, déclara à son tour tante Eulalie.

— C’est bien curieux de ne pouvoir, à trois, trouver cette montre, fit d’un ton aigre Mme Leriche.

Elle écartait maintenant avec la pointe de son soulier les tiges de trèfle et ses yeux fouillaient parmi toute cette verdure, mais sans succès.

Les trois femmes cherchèrent longtemps. La montre resta introuvable.

— Je ne peux pourtant pas passer la journée ici. Je suis trop fatiguée pour continuer à chercher. Je reviendrai demain. Si vous la trouvez, laissez-le moi savoir immédiatement, fit Mme Leriche en se tournant vers tante Eulalie.

Et raide, bourrue, hargneuse, elle s’éloigna avec sa compagne.

La mine consternée comme s’il lui fût arrivé un malheur, tante Eulalie les regarda disparaître au tournant de la route,

— Ma vérité, à la voir et à l’entendre, on dirait que c’est de ma faute si elle a perdu sa montre, se dit-elle en retournant sarcler ses fèves.

Le lendemain, il plut à torrents et Mme Leriche resta chez elle, mais vers le soir, elle envoya un commissionnaire pour s’informer si la montre n’avait pas été trouvée.

Le matin du jour suivant, comme si elle eût été dans l’obligation de trouver le bijou perdu, tante Eulalie se mit à chercher. Il faisait très chaud, mais la brave fille armée d’un vieux râteau en bois écartait les herbes, s’attendant toujours à apercevoir un objet doré, luisant. Elle se dépensait depuis plus d’une heure et rien.

Elle allait renoncer à la tâche lorsque soudain, elle découvrit l’objet qu’elle cherchait avec tant d’obstination. Lorsque Mme  Leriche l’avait si maladroitement échappée, la montre était tombée comme dans un nid entre la tige d’un gros artichaut et une large feuille de la plante.

Toute joyeuse, tante Eulalie courut à la maison. Elle enleva ses vieux vêtements et mit sa robe noire du dimanche afin d’aller porter la montre à la dame, au village. En dépit de ses soixante-quatre ans et de la chaleur, elle allait d’un bon pas étant toute à la joie d’avoir trouvé l’objet perdu. De temps à autre, elle mettait la main dans sa poche de robe afin de s’assurer que la montre était toujours là. Le mille et demi qui sépare la vieille maison blanche du village fut fait rapidement.

Tante Eulalie n’eut pas à chercher. Devant la maison de l’avocat, elle aperçut Mme Leriche qui se reposait dans un hamac aux couleurs éclatantes. Ce que l’on voyait tout d’abord en approchant, c’était ses grosses jambes et ses grosses cuisses que sa robe remontée très haut laissait à découvert. Le spectacle n’était pas pour enthousiasmer tante Eulalie, mais malgré son dégoût, elle fit bonne contenance.

— Bonjour madame, je viens vous porter votre montre, fit-elle en tendant le bijou d’or qu’elle sortit de sa poche.

Elle était toute fière, toute glorieuse.

L’autre, étalée dans son hamac, ses grosses jambes écartées, prit la montre, l’examina un moment en silence, comme pour voir si c’était bien la sienne, puis elle l’approcha de son oreille.

— Elle est arrêtée, fit-elle d’un ton de reproche. J’espère qu’elle n’est pas brisée.

— Bien sûr qu’elle est arrêtée. Vous l’avez perdue il y a deux jours.

— Je pensais de l’avoir hier soir fit Mme Leriche avec un accent agressif. J’ai envoyé un jeune homme pour la chercher. C’était un garçon fiable, vous savez.

— Je ne pouvais la donner hier soir car je ne l’ai trouvée que tout à l’heure.

— C’est une montre que mon mari m’a donnée ; elle coûte cher et je n’ai pu dormir tant j’étais inquiète.

Et ce disant, elle remonta sous ses épaules le coussin qui avait glissé sous son dos dans le hamac.

— Et où était elle ? demanda la femme de l’avocat.

— Imaginez-vous qu’elle était nichée entre la tige d’un artichaut et une grosse feuille.

— Vous ne devriez pas garder des mauvaises herbes comme ça ; vous devriez les couper, les arracher, déclara Mme Leriche.

Tendant le bras, elle prit sur une petite table à côté du hamac un verre d’orangeade et en but lentement une gorgée.

Mince, étroite, enveloppée de sa robe noire des dimanches, tante Eulalie se tenait debout à côté de cette matrone aux grosses jambes et aux grosses cuisses étendue dans son hamac.

Mme Leriche remonta lentement sa montre.

— J’espère qu’elle n’est pas brisée, fit-elle de nouveau.

Sur ce, elle fit un petit salut de la tête et d’un geste de la main congédia la pauvre femme qui lui avait rapporté la montre.

Alors, les jambes molles de fatigue, la gorge altérée par la soif, le dos en sueurs, sans une petite récompense, sans un mot de remerciements, sans une offre de s’asseoir ou de se rafraîchir, tante Eulalie beaucoup moins glorieuse qu’au départ reprit sous le brûlant soleil le chemin du retour.