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Quand chantait la cigale/La vie grise

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Édition Privée (p. 34-35).


LA VIE GRISE


En arrivant hier midi à la vieille maison de campagne, j’ai aperçu tante Eulalie qui, armée d’un balai, faisait la toilette de la place. Présentement, elle en était à la laiterie. Elle enlevait les toiles d’araignées accrochées au rebord du toit et aux murs blanchis du petit bâtiment, faisait disparaître la poussière déposée là par le continuel passage des automobiles. Sans doute en avait-elle fait autant pour la maison.

Sur la corde à sécher le linge se trouvaient les catalognes et les carpettes qui avaient reçu un lessivage en règle.

Après en avoir fini avec la laiterie, tante Eulalie s’est attaquée à la remise. Vêtue comme toujours d’une antique robe noire, quelques mèches grises collées à son visage sec et émaciée de vieille fille, elle range patiemment toutes choses, pendant à un clou un bout de corde qui traînait, serrant un outil, balayant le sol durci, et mettant la place propre et nette comme un salon.

Ensuite, elle s’est mise à nettoyer le devant de porte, ramassant quelques feuilles sèches ici et là, sur le gazon. Tout son après-midi s’est passé à balayer.

Après le souper, alors qu’il commençait à faire sombre, elle avait encore son balai et nettoyait, nettoyait, autour de la maison, devant la remise, partout.

Pour finir, elle s’est mise à laver la véranda.

Il était tard ; il faisait noir et froid. Chaudement enveloppé dans mon chandail de laine, je me promenais avec Dearest pendant que tante Eulalie récurait énergiquement les degrés du perron. Elle était là, agenouillée près de son seau, et j’entendais le dur frottement de sa brosse sur le bois.

Tout à coup, j’ai fait cette remarque :

— Je serais bien curieux de savoir pour qui tante Eulalie se donne tant de mal.

Et Dearest a répondu :

— Mais c’est que le curé fait demain sa visite de la paroisse.

Je me suis senti accablé par la vanité de tout ce labeur.

Non seulement l’extérieur, mais l’intérieur de la maison a subi un grand ménage.

Cela est puéril, touchant et triste.

— Elle n’a peut-être jamais attendu personne autre que le curé, me dit Dearest.

Et ce mot me glace.

N’avoir jamais attendu quelqu’un que l’on aime, n’avoir jamais éprouvé ce frisson de l’attente qui fait battre le cœur avec une violence inouïe et une infinie douceur, ce frisson qui fait vibrer tout l’être, ce n’est réellement pas avoir vécu.

Ah oui !, l’attente douloureuse, angoissante, même l’attente désespérée, oui tout, plutôt que cette morne et plate existence sans émotion.

Et dans le soir noir et froid, je distingue péniblement l’ombre agenouillée sur la véranda, près du seau, et j’entends comme une âpre plainte le dur frottement de la brosse sur le bois…