Quand chantait la cigale/Le meurtre

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Édition Privée (p. 83-86).


LE MEURTRE


Ce récit se déroule sur une période de trois étés.


Acte Premier

Un soir de juin. Après le souper, assis devant la maison, nous goûtons Dearest et moi toute la douceur et le charme de la fin d’un beau jour et la sérénité de l’heure. L’air est tiède, le gazon et le feuillage des arbres sont d’un vert admirable et la rivière est absolument calme. Au cœur de la nature nous apparaît la beauté de vivre.

Depuis un moment, Dearest paraît distraite.

— Mais qu’est ce qu’ils ont donc ces oiseaux à crier ainsi ? me demande-t-elle.

En effet, je regarde un couple de fauvettes qui vole en tournoyant, à sept ou huit pas de nous, autour d’une touffe de cerisiers sauvages dans lesquels grimpe une vigne. Les deux oiseaux voltigent à quelques pieds du sol en jetant des cris perçants. Ils redoutent quelque danger.

— Ils doivent avoir leur nid dans ces arbustes, me dit Dearest et ils craignent pour leurs œufs ou leurs petits.

Les oiseaux paraissent affolés et leurs cris redoublent.

Je me lève pour aller voir, mais juste à ce moment, le chat de tante Eulalie dissimulé dans les herbages, fait un bond dans la touffe de cerisiers sauvages et se sauve tenant un oiselet dans sa gueule. Rendu furieux à ce spectacle, je m’élance à la poursuite du ravisseur. À la course, je ramasse une pierre et la lui lance, mais sans l’atteindre. J’en saisis une autre, mais le manque encore. De mes longues jambes, je cours de toutes mes forces, mais le chat, de ses courtes pattes, court plus vite que moi. Il court sans effort apparent, sans que son corps remue pour ainsi dire. Seules ses pattes s’agitent, se déplacent avec une aisance, une souplesse et une vitesse surprenantes. Le père et la mère de la petite victime volètent au-dessus du voleur en jetant des cris aigus. Plein de fureur, gauchement, maladroitement, je poursuis le ravisseur qui passe devant la maison, oblique à côté de la remise, traverse le jardin, file dans la cour des bâtiments tenant toujours l’oiselet dans sa gueule. Arrivé à l’écurie, il tourne la tête une seconde, me regarde d’un air narquois, se coule sous le plancher de la bâtisse et disparaît avec sa proie. Rien à faire. Plein de rage impuissante, je reste là essoufflé, haletant, d’une humeur massacrante. Je voudrais tenir ce maudit chat sous mes pieds. Je l’écraserais, je lui ferais sortir les tripes du corps.

Je retourne à mon côté de la maison, mais ma soirée est irrémédiablement gâchée. Le père et la mère du petit disparu volètent encore dans les environs et leurs cris de désespoir me font mal. C’est un crève cœur. Que je voudrais tenir ce chat ! Je me sens en ce moment l’âme d’un bourreau, d’un tortionnaire, d’un grand inquisiteur. Ah, ce chat ! je lui crèverais les yeux, je le clouerais à un arbre, j’inventerais des supplices d’Iroquois pour lui faire expier son crime. Toute la soirée, j’ai des idées de meurtre. Je me promets bien que si j’ai la chance de rejoindre ce bandit, il paiera pour son forfait.

À quelques jours de là, je l’aperçois, mais il reste de son côté de la maison. Assis par terre, sur son arrière train, il me regarde comme pour me narguer, car il sait que je n’irai pas le poursuivre sur un terrain qui n’est pas le mien. Il comprend que je suis son ennemi. Il ne me fuit pas, mais il se tient à distance. Il agit comme s’il avait consulté un avocat et que l’homme de loi lui aurait dit : Il ne peut pas te toucher tant que tu ne t’aventureras pas de son côté. Il semble connaître son droit, savoir jusqu’où il peut s’avancer, jusqu’où je peux aller pour l’atteindre. Il ne veut pas dépasser cette ligne.

J’espère toujours qu’un moment il s’oubliera et que j’aurai l’occasion de lui lancer dans les côtes un coup de pied comparable à la ruade de la mule du pape de Daudet. Mais ce chat est futé. Il se tient sur ses gardes. J’ai beau regarder, le soir, si je ne le verrais pas dans les environs de la maison, il ne s’aventure pas en dehors de ses limites.

L’été se passe et il échappe au châtiment que je rumine.


Acte deuxième

L’été suivant, nous retournons à Chateauguay. Dès les premiers jours, nous découvrons dans la touffe de chèvrefeuille qui se penche sur la véranda un nid de fauvettes renfermant quatre petits œufs bleu azur. Tout de suite, je prévois le danger qu’il court, mais je veillerai. Depuis le moment où j’arrive l’après-midi jusqu’à celui où je me couche, je surveille.

Décidément, nous sommes venus trop tôt à la campagne. Il pleut, il fait froid et la terre est détrempée. Que faire ? La maison est trop humide pour s’y enfermer et nous ne pouvons nous immobiliser dans l’étroite cuisine, sur des sièges rudes et sans confort, près du petit poêle qui fume ? Que faire ? Marcher sur les huit ou dix pieds de véranda à notre disposition ?

Ce serait la seule chose pratique, mais il ne faut pas effaroucher la mère fauvette et la faire s’envoler de son nid. Alors, nous nous promenons sur l’herbe humide et dans la boue.

Au lieu de s’améliorer la température devient désagréable au possible. Une pluie froide tombe pendant des heures et le vent fait rage. Il secoue avec une violence inouïe la touffe de chèvrefeuille dans laquelle est édifié le nid de la fauvette. Les branches de l’arbuste s’élèvent et s’abaissent, s’agitent avec frénésie. Attaché à un rameau, le petit nid est ballotté par la tempête comme un canot sur les vagues en furie. Vaillamment, courageusement en dépit des éléments déchaînés, la fauvette reste rivée à son nid. Elle tient au chaud les petits œufs bleu ciel qu’elle couve avec tant d’amour et d’où sortiront bientôt les petits qui seront la joie de la campagne. Pour ne pas la déranger, pour ne pas l’effrayer, nous sacrifions la petite promenade sur la véranda et nous pataugeons dans la terre détrempée, nous marchons dans l’herbe toute ruisselante de pluie.

Décidément, la température devient impossible. La pluie glacée tombe sans arrêt et le vent continue de souffler avec violence. Impossible de rester dehors et, dans la maison, l’air est trop cru, trop humide. Si nous ne voulons pas prendre mal, fuyons. Nous retournons à la ville confiant à la Providence le petit nid de la fauvette.

Le mauvais temps persiste et il s’écoule plus d’une semaine avant que nous retournions à la campagne. En arrivant à la petite maison blanche, vite je vais voir au nid. Désastre ! Le nid est disparu. Une main ou une griffe brutale l’a arraché du rameau auquel il était attaché. Il n’en reste que quelques lambeaux qui pendent à une branche. La Providence l’a bien mal gardé. Je sais à qui attribuer cette tragédie. C’est encore l’infâme chat de tante Eulalie qui a commis ce nouveau meurtre. Je vois la scène comme si j’avais été témoin de l’assassinat. Je vois le chat épiant les mouvements de la mère fauvette apportant la pâtée à ses petits enfin éclos et je vois l’animal faisant un bond, déchirant le nid d’un coup de patte et croquant ensuite à belles dents les oiselets tombés sur la véranda.

Ma fureur est indicible. Je me sens pour ce chat et pour toute la race féline une haine qui ne s’éteindra jamais. Je me jure bien… mais à quoi bon ? Ce chat connaît son affaire. Il ne commettra pas d’imprudence ; il est rusé, intelligent et sait éviter le danger.

Tout l’été, il s’est tenu au large de son ennemi. Je l’ai vu dans le « tambour » de la maison, sous la remise, là où il savait être en sûreté. La saison s’est écoulée et ses crimes sont encore impunis.


Acte troisième

Agréable surprise pour ma première visite de l’été à Chateauguay. En arrivant à la vieille maison blanche, je vois filer en boitant le chat de tante Eulalie. Il marche sur trois pattes. J’apprends qu’il s’est fait prendre l’autre dans un piège à putois et qu’elle a été presque coupée. La chair, les muscles ont été tranchés. Avec trois pattes les oiseaux seront dorénavant à l’abri de sa férocité. Plus de tragédies à craindre. Les fauvettes pourront faire leur nid dans le cerisier sauvage ou dans le chèvrefeuille. Il sera en sûreté.

Pendant plus d’un mois après notre arrivée à la campagne j’ai vu le chat aller et venir en marchant sur trois pattes, puis j’ai été des semaines sans l’apercevoir. Et voilà que j’apprends qu’il est mort. Il a trouvé sa fin en mangeant sous la remise des tartines empoisonnées destinées aux rats. Les rats ont parfois du bon.