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Quand chantait la cigale/Les revenantes

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Édition Privée (p. 76-78).


LES REVENANTES


Comme elle arrivait chez elle un soir d’août vers onze heures, après avoir passé la veillée chez une amie, Antoinette Denault aperçut trois hommes qui sortaient précipitamment de la cour de la maison en dissimulant quelqu’objet sous leurs habits. Effrayée, Antoinette se rangea au bord du trottoir, le long de la clôture, pour les laisser passer. Il faisait si noir qu’elle ne pouvait distinguer leurs figures ; elle avait même si peur qu’elle n’osa les regarder et encore moins crier bien qu’elle l’eût voulu. Lorsque les trois individus eurent disparu dans les ténèbres, Antoinette entra chez elle et, tout énervée, raconta à sa mère ce qu’elle avait vu.

— Ils ont dû voler quelque chose, déclara celle-ci.

— Ils ont sûrement volé quelque chose, approuva Antoinette.

Il se fit une pause puis Mme Denault demanda :

— Tu n’as pas reconnu ton père ? Tu ne sais pas s’il était dans le lot ?

— Je n’ai reconnu personne, répondit Antoinette.

Mme Denault sortit un moment de la pièce, se dirigeant vers l’arrière de la maison, là où était la chambre de son mari. Comme elle le prévoyait, il était absent. Sa conviction fut vite établie.

— Oui, ils ont volé quelque chose, mais quoi ? se demandait Mme Denault.

Et les deux femmes, la mère et la fille, se tenaient là l’une devant l’autre, les mains pendantes de chaque côté d’elles, s’interrogeant du regard.

Alors, Mme Denault qui avait l’expérience de la vie et plus de philosophie que sa fille, sachant que toute recherche dans le moment ne donnerait aucun résultat remarqua :

— Nous le saurons certainement demain et ce sera toujours assez vite.

Alors, après avoir causé un moment d’autres choses, les deux femmes se séparèrent et montèrent à leurs chambres.

Elles furent levées à bonne heure le lendemain matin, un dimanche.

Mme Denault n’eut pas besoin de faire de longues recherches. Sur le trottoir, juste en face de la maison, à quelques pas de la barrière, était la tête et la moitié d’un cou de poule. Détail répugnant, cette tête n’avait pas été tranchée, mais brutalement arrachée, d’un vigoureux effort. Un peu plus loin était une autre tête décollée de la même manière. Quant aux corps des deux poules, il était évidemment inutile de les chercher. Des taches rouges sur le trottoir indiquaient le chemin suivi par les chenapans après leur vol. Ces indices conduisaient jusqu’à la rue des Noyés formée d’une centaine de bicoques.

Mme Denault était affligée et indignée de cet acte de maraude. Après avoir suivi les dernières traces sanglantes elle revint en toute hâte chez elle. Elle était impatiente de compter ses poules. En arrivant, elle prit une tasse de blé dans un sac dans sa cuisine, puis sortant sur son perron, se mit à appeler ses volailles. À sa voix, la bande arriva à la course. Mme Denault lança alors une grande poignée de grains blonds. Le blé s’éparpilla sur le gazon et les poules se mirent à picorer avidement. Mme Denault les compta rapidement. Elle en avait vingt-sept. Elle n’en trouva plus que vingt-deux. Donc, on lui en avait volé cinq. Mme Denault se sentit très malheureuse. Certes, deux poules, c’était déjà une perte, mais cinq ! Et intérieurement, elle maudissait les féroces maraudeurs tout en se disant que son mari était probablement du nombre.

— C’est lui et ses amis qui ont fait le coup, disait-elle.

Les deux poules auxquelles on a arraché la tête ont servi à faire un excellent fricot dont quelques compères sans scrupules se sont régalés en vidant en même temps quelques bouteilles de bière. Quant aux trois autres, les trois vivantes, on les a enfermées dans un vieux hangar avec quelques autres poulettes racolées à droite et à gauche, au hasard de la maraude. Pendant des jours, des gerbes d’avoine dérobées dans un champ voisin ont pourvu à la subsistance des poules. Plus tard, des javelles de sarrasin récoltées la nuit les ont tenues en bon état, mais lorsqu’il ne resta plus rien à glaner dans les champs, la famine commença à se faire sentir chez les prisonnières. Leur nombre diminua d’ailleurs. L’une des trois poules de Mme Denault et une autre provenant d’un poulailler rapproché servirent à faire un autre fricot. Les deux survivantes du troupeau de Mme Denault songeaient peut-être vaguement, dans leur cervelle de poule, aux claires poignées de blé que la bonne Mme Denault leur lançait chaque matin sur le sol. Elles n’avaient pas alors à se préoccuper de leur subsistance. Elles vivaient heureuses comme des rentières. Maintenant, elles passaient des jours sans picorer autre chose qu’un criquet égaré.

Un midi, quelqu’un ouvrit la porte du hangar, mais étant appelé ailleurs, s’éloigna en négligeant de la refermer. Les deux poules de Mme Denault sortirent alors du bâtiment où leurs ravisseurs les avaient tenues cachées et elles firent quelques pas comme pour s’orienter. Elles s’aventurèrent dans la rue et s’éloignèrent. Elles rencontrèrent trois automobiles, dont l’une faillit les écraser, quatre voitures, des hommes, des femmes et un enfant. Elles allaient sur la route, picorant avidement ce qu’elles trouvaient. Un obscur instinct les poussait, les dirigeait vers leur ancienne demeure. Elles arrivèrent ainsi devant leur cour et brusquement, elles s’élancèrent comme deux coureurs au signal. Elles se précipitaient vers l’enclos familier. Leurs compagnes d’autrefois formaient là un groupe avec le coq au milieu. Les voyageuses se joignirent à elles et, tête baissée, remuantes, affamées, se mirent à chercher leur nourriture. De sa véranda où elle se trouvait, Mme Denault aperçut les revenantes, maigres, affamées. Le cœur lui fit un saut. Elle courut au grenier et en redescendit du blé dans son tablier. Alors, remise en joie, comme dans un geste de bénédiction, elle lança de grandes poignées de grains qui brillaient au soleil comme des pépites d’or.