Quand chantait la cigale/Les vieux habits

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Édition Privée (p. 38-39).


LES VIEUX HABITS


Cet après-midi, tante Eulalie blanchit à la chaux la clôture du verger. Comme toujours, elle est coiffée de son éternelle capuche et porte une jupe vieille de vingt ans au moins et un ancien veston verdâtre, tout déteint et changé, qui lui va aux hanches.

Elle accomplit sa besogne consciencieusement, indifférente aux observations railleuses et aux regards amusés des passants.

— C’est effrayant de s’habiller comme ça, remarque l’oncle Moïse qui n’ose cependant faire la moindre observation personnelle.

Et brusquement, je songe à une de mes photographies prise il y a quelques années, une photographie que je viens de revoir et qui me représente en habit, souriant d’un air suffisant et satisfait.

Ah ! combien je préfère la défroque de tante Eulalie à l’élégant vêtement que je portais alors ! Ces vieilles loques sont l’indice d’un esprit libre et indépendant, tandis que l’habit que je porte sur la photographie est la livrée de la servitude. Il est le vêtement que j’ai pris pour obéir aux conventions, que j’ai endossé pour plaire à des gens auxquels je ne tiens aucunement, que j’ai mis pour imiter des fantoches.

— Oui, mais malgré ses robes du temps du déluge tante Eulalie ne saurait cependant être libre dans ses idées. L’on ne peut dire que c’est un esprit indépendant, remarque Dearest.

— Non certes, l’indépendance de l’esprit, des idées, lui manquera toujours à cause de son ignorance. Il est difficile d’être libre, complètement libre, débarrassé de tous les préjuges qui pèsent sur nous, mais tante Eulalie a conquis cette indépendance spéciale, la plus difficile peut-être à acquérir, l’indépendance dans le vêtement. Dans certains cas, devant certaines personnes, un homme peut cacher, masquer ses idées, mais l’habit qu’il porte est visible pour tous et ne peut tromper personne. Il faut songer aussi, que souvent, l’on juge par le vêtement. Je ne peux donc qu’admirer son mépris de l’opinion et son indépendance à cet égard.