Quand chantait la cigale/Une ombre noire

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Édition Privée (p. 19-21).


UNE OMBRE NOIRE


En débarquant du train, je me hâte vers la petite maison blanche où m’attendent Dearest, Pierre et les autres. Il me semble que je suis plus léger que d’habitude. Mes pas ont plus d’élasticité. Je me sens alerte, allègre, heureux.

J’arrive.

Une forme noire est là agenouillée, non loin de la route. La tête coiffée d’une vieille capuche qui cache la figure, le corps couvert d’une robe usée par les ans et verdie par le soleil, les mains enveloppées dans de vieux bas, noirs comme le reste de son costume, la forme agenouillée, penchée vers le sol, creuse la terre de ses mains.

C’est tante Eulalie qui fait son jardin.

Ses genoux sont enfoncés dans le terrain friable, et à regarder cet être étrange, l’on a l’impression de voir un mort qui surgirait de son tombeau.

De ses mains emmaillotées de bas de laine qui lui donnent une si bizarre apparence, tante Eulalie fouille le sol, écrase, broie les mottes. Elle enfonce et dépose dans les sillons qu’elle a tracés, des graines diverses qu’elle prend dans une soucoupe de faïence déposée à côté d’elle. Agenouillée, courbée, penchée, presqu’à quatre pattes, tante Eulalie, de ses mains emprisonnées dans de vieux bas noirs, sème, sème, sans se lasser. Elle remue et pétrit cette argile qu’elle travaille et retourne chaque printemps, depuis quarante ans au moins. Elle a dû palper des douzaines de fois chaque poignée de terre de ce potager.

Je lui crie un bonjour. Elle relève la tête et j’aperçois un moment sa figure dans l’encadrement de sa capuche. Elle reprend son travail. Elle sème ; elle plante.

Chaque fois que j’arrive, je trouve tante Eulalie à la besogne. Toujours coiffée de sa capuche, une vieille robe noire fanée et usée sur le dos, des bas de laine passés dans les mains, tante Eulalie agenouillée, la figure penchée vers le sol, creuse et fouille la terre.

Elle sème de la graine de melons, de concombres, d’oignons, de betteraves et de carottes. Elle plante un carré de tomates.

Tante Eulalie passe les journées dans son enclos.

Elle a fini de semer et de planter, mais chaque jour, je la retrouve dans son jardin.

Les graines ont germé, poussent, et je vois tante Eulalie envelopper dans des cornets de papier les tiges de ses melons pour les protéger contre les vers ; elle enfonce des bardeaux dans le sol pour défendre ses plants de tomates contre les ardeurs du soleil.

Ce manège se continue pendant des jours et des jours.

Maintenant, chaque après-midi, tante Eulalie, toujours vêtue de noir, sa capuche sur la tête, de vieux bas de laine dans les mains, se promène dans le potager avec un arrosoir. Inlassablement, elle arrose, elle arrose. Elle descend à la rivière et remonte le rude escalier de pierres avec sa chaudière verte pleine d’eau. Quotidiennement, elle arrose et arrose, pendant des heures.

De nouveau, voici tante Eulalie agenouillée dans ses carrés de melons, de concombres et d’oignons. Elle sarcle. La tête couverte de sa capuche, de ses mains gantées de vieux bas de laine, elle arrache les herbes qui poussent parmi ses légumes. Elle arrache les herbes ennemies qui essaient de croître en ses plates-bandes et de profiter de ses bons soins. Elle détruit ces parasites qui voudraient voler les sucs vivifiants du sol, profiter de la bonne fraîcheur de la terre. Tante Eulalie les arrache impitoyablement. Elle ne laisse que les bonnes plantes, que les herbes utiles. Même, elle émonde. Là les carottes, les betteraves et les oignons sont trop drus, elle en arrache afin de laisser aux autres la chance de se développer rapidement.

Puis, elle se relève, reprend son arrosoir, descend chercher de l’eau à la rivière, et longuement, arrose, arrose.

Du matin au soir, tante Eulalie, peine et sue pour ses légumes.

Un dimanche matin, j’aperçois la forme noire de tante Eulalie plantée en son jardin, les deux bras levés vers le ciel. Tournée du côté de la grange, vers le soleil, ses mains gantées de vieux bas noirs, elle fait des gestes étranges en poussant des cris. Elle a l’air d’une prêtresse célébrant des rites mystérieux.

Intrigué, j’appelle Dearest.

— Elle chasse les poulets qui étaient dans son jardin, me dit-elle.