Quand chantait la cigale/Vers le gouffre éternel
VERS LE GOUFFRE ÉTERNEL
Une immense détresse m’étreint.
Cela a commencé cet après-midi je crois, alors que Pierre en jouant me mettait des cailloux dans la main pendant que je me promenais les bras derrière le dos. Je lui renvoyais le silex ainsi qu’une balle puis il le lançait ensuite dans la rivière. Je voyais le galet décrire une trajectoire, frapper l’eau et disparaître. C’était là une chose simple, banale, insignifiante, mais ce geste m’emplissait d’une tristesse sans nom. En voyant la pierre s’enfoncer, je songeais que je ne la reverrais jamais plus, et à cette heure, elle était l’image de cette quotidienne disparition des êtres et des choses que nous aimons qui, malgré nos désespoirs, s’en vont à tout jamais.
Ce symbole me mettait l’âme en deuil.
Le soir, assis sur la véranda, en face de la rivière, sous le grand ciel plein d’étoiles, je songe encore aux cailloux lancés dans l’eau par Pierre, aux cailloux tombés à l’abîme éternel. Je pense aussi à tous ceux qui sont disparus, que je ne reverrai jamais. Je me dis que nous-mêmes, dans la main du destin, nous sommes comme ces galets que Pierre d’un geste de sa main envoyait au gouffre. Une voix intérieure me crie que bientôt, ce sera fini de nous, éternellement. D’un ton fatidique elle me clame qu’une fois disparu, ni dans mille ans, ni dans cent mille ans, ni dans cent millions d’années, je ne reparaîtrai sur la terre. Elle me dit cette voix que les millions d’astres qui brillent au ciel s’éteindront sans que je revienne goûter la douceur d’un soir comme celui-ci.
Et par la fenêtre ouverte, j’entends dans la chambre à côté, le tic tac de l’horloge. Dans le soir, dans le silence solennel, il résonne avec une extraordinaire intensité. C’est comme un furieux bruit de sabots sur la route, une galopade effrénée des heures qui tombent à l’abîme, des heures qui nous mènent vers la mort, des heures qui nous emportent vers le néant…