Quatre-vingt-un Chapitres sur l’esprit et les passions/Livre V/Chapitre 1

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CHAPITRE PREMIER

DU BONHEUR ET DE L ENNUI


On dit communément que tous les hommes poursuivent le bonheur. Je dirais plutôt qu’ils le désirent, et encore en paroles, d’après l’opinion d’autrui. Car le bonheur n’est pas quelque chose que l’on poursuit, mais quelque chose que l’on a. Hors de cette possession il n’est qu’un mot. Mais il est ordinaire que l’on attache beaucoup de prix aux objets et trop peu de prix à soi. Aussi l’un voudrait se réjouir de la richesse, l’autre de la musique, l’autre des sciences. Mais c’est le commerçant qui aime la richesse, et le musicien la musique, et le savant la science. En acte, comme Aristote disait si bien. En sorte qu’il n’est point de chose qui plaise, si on la reçoit, et qu’il n’en est presque point qui ne plaise, si on la fait, même de donner et recevoir des coups. Ainsi toutes les peines peuvent faire partie du bonheur, si seulement on les cherche en vue d’une action réglée et difficile, comme de dompter un cheval. Un jardin ne plaît pas, si on ne l’a pas fait. Une femme ne plaît pas, si on ne l’a conquise. Même le pouvoir ennuie celui qui l’a reçu sans peine. Le gymnaste a du bonheur à sauter, et le coureur à courir, le spectateur n’a que du plaisir. Aussi les enfants ne manquent pas le vrai chemin lorsqu’ils disent qu’ils veulent être coureurs ou gymnastes ; et aussitôt ils s’y mettent ; mais aussitôt ils se trompent, passant par dessus les peines et s’imaginant qu’ils y sont arrivés. Les pères et les mères sont soulevés un petit moment, et retombent assis. Cependant le gymnaste est heureux de ce qu’il a fait et de ce qu’il va faire ; il le repasse dans ses bras et dans ses jambes, il l’essaie et ainsi le sent. Ainsi l’usurier, ainsi le conquérant, ainsi l’amoureux. Chacun fait son bonheur.

On dit souvent que le bonheur plaît en imagination et de loin, et qu’il s’évanouit lorsqu’on veut le prendre. Cela est ambigu. Car le bon coureur est heureux en imagination si l’on veut, dans le moment qu'il se repose ; mais l’imagination travaille alors dans le corps qui est son domaine propre ; le coureur sait bien ce que c’est qu’une couronne, et qu’il est beau et bon de la gagner, non de l’avoir. Et c’est un des effets de l’action de remettre ainsi tout en ordre. Seulement on peut se promettre du bonheur aussi par cette imagination en paroles qui est à la portée de chacun. L’autre imagination se dépense alors en attente et inquiétude ; et la première expérience ne donne rien que de la peine. C’est ainsi que celui qui ne sait pas jouer aux cartes se demande quel plaisir on peut bien y trouver. Il faut donner avant de recevoir, et tourner toujours l’espérance vers soi, non vers les choses ; et le bonheur est bien récompense, mais à celui qui l’a mérité sans le chercher. Ainsi, c’est par vouloir que nous avons nos joies, mais non par vouloir nos joies.

Je ne traite pas ici des vrais maux, contre lesquels la prudence de chacun et le savoir accumulé s’évertuent, sans jamais faire assez. Je traite des maux qu’on peut appeler imaginaires, autant qu’ils résultent seulement de nos erreurs. C’est pourquoi je commence par l’ennui, mal sans forme, trop commun, et origine cachée de toutes les passions peut-être. C’est la pensée qui s’ennuie. Il y aurait bien une sorte d’ennui du corps, lorsqu’il est vigoureux et reposé, car les jambes courent alors d’elles-mêmes ; mais aussi le remède n’est pas loin ; et cette courte agitation est bientôt jeu ou action, comme on voit chez l’animal et chez le sage aussi, qui ne réfléchit pas sur ces mouvements. L’ennui est entre deux. Il suppose le loisir et la force, mais il ne naît point de là, car ce sont deux biens. L’ennui naît d’un jugement qui condamne tout essai, par une erreur de doctrine. Une action ne plaît jamais au commencement ; ce n’est que la nécessité qui nous pousse à apprendre. On ne devrait donc jamais décider du plaisir que l’on aura, et encore moins du bonheur, car le bonheur ne nous force point. Mais si l’on en décide, tout est perdu. Il est sot de dire : « Je voudrais être sûr d’y trouver du plaisir » ; mais je plains celui qui dit : « Je suis sûr de n’en point trouver. » Donc premièrement celui qui s’ennuie est un homme qui a beaucoup de choses sans peine, et qui se voit envié par d’autres qui se donnent mille peines pour les avoir. De là une idée funeste : « Je devrais être heureux ». Deuxièmement notre homme ne manque pas de goût, par toutes les belles choses qu’il a ; d’où vient que, dès qu’il essaie de faire, il compare trop ; et le premier plaisir d’avoir peint, ou chanté, ou versifié, est gâté par le mépris qu’il a de ses œuvres ; le bon goût est une parure de vieillard. Troisièmement, cet homme n’est pas sans puissance sur lui-même, par la politesse ; aussi sait-il bien arrêter tous ses départs de nature par cet autre décret plus funeste encore : « Je ne puis être heureux ». Ainsi se fait-il un caractère, et l’expérience y répond, comme on pense bien. Cet œil dessèche toutes les joies. Mais non pas par abondance de joie, car on ne s’en lasse point. Non pas du tout comme un homme qui repousse les aliments, parce qu’il a trop mangé ; mais plutôt comme un malade d’imagination, qui s’est condamné au régime. On ne pense jamais assez à ces jugements sur soi, qui font l’expérience. Par exemple l’idée qu’on est maladroit fait qu’on l’est, ou timide, ou trompé, ou malheureux aux cartes ; mais il y a d’heureuses rencontres. Au lieu que l’ennuyé fait toute l’expérience. Sans compter qu’à toutes ces prédictions sur soi, trop réalisées, il trouve quelque plaisir d’esprit. Voilà la passion toute nue.