Quatre-vingt-un Chapitres sur l’esprit et les passions/Livre V/Chapitre 2

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CHAPITRE II

DE LA PASSION DU JEU


La passion du Jeu est souvent le remède que va chercher l’ennui supérieur. Mais il faut dire que toute passion enferme un ennui des autres choses, et par décret aussi, comme on verra. Considérons ici les jeux de hasard, où l’on risque tous ses biens. J’y remarque d’abord un désir de gagner mieux nourri que nos désirs ordinaires, en ce sens que l’événement qui donne gagné n’est pas moins possible que le contraire, dès qu’on joue. La passion du jeu peut commencer par là ; mais plus souvent elle commence par ennui et imitation ; d’autant que, si l’on s’abstient, cela entraîne le soupçon d’avarice ou de prudence, toujours mal supporté. De toute façon, le désir de gagner est effacé bientôt par le plaisir d’essayer sa chance. On peut remarquer que les naïfs joueurs croient toujours qu’ils ont deviné quelle carte va sortir, ou quelle espèce de carte, ou quelle couleur. Il n’arrive pas que ce pressentiment soit toujours trompé ; de là des triomphes bien vifs ; même si l’on perd. Si l’on gagne, on jouit de ce pouvoir magique comme d’un accord de grâce entre la chose et soi. Ce sentiment n’est point petit ; ces coups de hasard ramènent à l’enfance même une vieille momie. Ajoutons que ces essais se font dans un monde clos, qui répond promptement et sans ambiguïté ; aussi dans un monde où un autre essai ne dépend point du précédent, quoique sans liberté. D’où il suit que, l’idole fataliste étant adorée, il n’y a pourtant point ce désespoir que donnent souvent les essais véritables, dans un monde où tout s’enchaîne inexorablement ; au contraire le culte naïf des fétiches y trouve sa place, et l’espérance y est toujours jeune ; et enfin chacun sait que le monde véritable ne répond jamais aux impatients comme ils voudraient ; ce n’est jamais oui, ni non ; il faut tirer la réponse de soi, selon la sévère ordonnance qui place l’Espérance après la Foi ; mais le jeu répond toujours oui ou non ; au lieu de continuer, l’on recommence.

Mais observez le piège. Le jeu n’attend pas. Au premier mouvement avertisseur, il faut y courir. Ce n’est plus ici un désir seulement, que l’on sent par les mouvements du corps ; c’est un appel et un présage. Cela éclaire toutes les passions, car le pressentiment y joue toujours son rôle ; mais dans le jeu, l’occasion passe vite ; il n’en reste rien ; il faut y courir. Et si l’on résiste, cette vertu est promptement punie par des regrets. On s’interdit, alors, les promesses à soi. Ainsi est institué dans chaque joueur un art de jouer, qui n’est que l’art d’interroger son propre corps et d’obéir sans balancer. Or, tant que le cœur bat et que les muscles vivent, les oracles ne manquent point. Attendez pourtant, ce n’est encore que badinage ; attendez le jugement dernier. Car, chez les jeunes surtout, l’esprit est prompt à penser de nouveau le monde véritable et toute la vie. Après tant de leçons le jugement fataliste joint finalement le présent à l’avenir, malgré la roulette. Et il se forme cette funeste certitude que nul n’échappe au destin dans le Grand Jeu. D’où cette volonté de tout perdre et de se perdre, par quoi la passion du jeu finit souvent avec le joueur. Et je crois bien que la peur des conséquences agit moins, pour tant de suicides, que l’idée fataliste selon laquelle toute image émouvante est un ordre auquel on sait bien qu’on ne peut qu’obéir. Cette fatalité est dans toutes les passions jeunes. C’est par de tels mouvements que l’on tue ce qu’on aime, ou que l’on cherche la mort dans la bataille. D’où les anciens ont fait ce proverbe que Jupiter bouche la vue à ceux qu’il veut perdre. Mais c’est parler en spectateur. Si je veux qu’il coure à la mort, le vrai jeu n’est pas de la lui cacher, mais de la lui montrer inévitable, et de faire qu’en même temps les mouvements de son corps la lui annoncent. Et ce n’est là que le vertige exactement décrit. La passion du jeu est propre à montrer comment on peut être esclave de soi, puisque la catastrophe extérieure est d’un moment et ne détermine nullement ce qui va suivre. Toutes les autres passions agissent sur les hommes et sur les choses ; l’amour fait naître l’amour ; la haine, la haine ; la colère, la colère ; et ainsi ces passions nous soumettent en un sens à une nécessité extérieure, quoique le plaisir de jouer, le fatalisme et l’appétit du malheur soient le principal dans toutes. Mais décrivons ces étranges folies, chacune pour elle-même ; car ce n’est point à saisir l’idée, mais à saisir par l’idée que l’on prend des forces.