Quatrevingt-treize/II, 2

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 107-128).
DEUXIÈME PARTIE

LIVRE DEUXIÈME.

LE CABARET DE LA RUE DU PAON.



I

MINOS, ÉAQUE ET RHADAMANTE.

Il y avait rue du Paon un cabaret qu’on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd’hui historique. C’était là que se rencontraient parfois, à peu près secrètement, des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu’ils hésitaient à se parler en public. C’était là qu’avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C’était là que Garat, bien qu’il n’en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin.

Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d’une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas ; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir ; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l’arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d’alors, éclairait la table.

Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d’argent. Les deux autres hommes étaient, l’un une espèce de géant, l’autre une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu’on y vît un reste de coiffure et d’apprêt ; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme ; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.

Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat.

Ils étaient seuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et une bouteille de vin couverte de poussière, rappelant la chope de bière de Luther, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre des papiers.

Auprès des papiers on voyait un de ces lourds encriers de plomb, ronds et striés, que se rappellent ceux qui étaient écoliers au commencement de ce siècle. Une plume était jetée à côté de l’écritoire. Sur les papiers était posé un gros cachet de cuivre sur lequel on lisait Palloy fecit, et qui figurait un petit modèle exact de la Bastille.

Une carte de France était étalée au milieu de la table.

À la porte et dehors se tenait le chien de garde de Marat, ce Laurent Basse, commissionnaire du numéro 18 de la rue des Cordeliers, qui, le 13 juillet, environ quinze jours après ce 28 juin, devait asséner un coup de chaise sur la tête d’une femme nommée Charlotte Corday, laquelle en ce moment-là était à Caen, songeant vaguement. Laurent Basse était le porteur d’épreuves de l’Ami du peuple. Ce soir-là, amené par son maître au café de la rue du Paon, il avait la consigne de tenir fermée la salle où étaient Marat, Danton et Robespierre, et de n’y laisser pénétrer personne, à moins que ce ne fût quelqu’un du Comité de salut public, de la Commune ou de l’Évêché.

Robespierre ne voulait pas fermer la porte à Saint-Just, Danton ne voulait pas la fermer à Pache, Marat ne voulait pas la fermer à Gusman.

La conférence durait depuis longtemps déjà. Elle avait pour sujet les papiers étalés sur la table et dont Robespierre avait donné lecture. Les voix commençaient à s’élever. Quelque chose comme de la colère grondait entre ces trois hommes. Du dehors on entendait par moment des éclats de parole. À cette époque l’habitude des tribunes publiques semblait avoir créé le droit d’écouter. C’était le temps où l’expéditionnaire Fabricius Pâris regardait par le trou de la serrure ce que faisait le Comité de salut public. Ce qui, soit dit en passant, ne fut pas inutile, car ce fut Pâris qui avertit Danton la nuit du 30 au 31 mars 1794. Laurent Basse avait appliqué son oreille contre la porte de l’arrière-salle où étaient Danton, Marat et Robespierre. Laurent Basse servait Marat, mais il était de l’Évêché.

II

MAGNA TESTANTUR VOCE PER UMBRAS.

Danton venait de se lever ; il avait vivement reculé sa chaise.

— Écoutez, cria-t-il. Il n’y a qu’une urgence, la République en danger. Je ne connais qu’une chose, délivrer la France de l’ennemi. Pour cela tous les moyens sont bons. Tous ! tous ! tous ! quand j’ai affaire à tous les périls, j’ai recours à toutes les ressources, et quand je crains tout, je brave tout. Ma pensée est une lionne. Pas de demi-mesures, pas de pruderie en révolution. Némésis n’est pas une bégueule. Soyons épouvantables et utiles. Est-ce que l’éléphant regarde où il met sa patte ? Écrasons l’ennemi.

Robespierre répondit avec douceur :

— Je veux bien.

Et il ajouta :

— La question est de savoir où est l’ennemi.

— Il est dehors, et je l’ai chassé, dit Danton.

— Il est dedans, et je le surveille, dit Robespierre.

— Et je le chasserai encore, reprit Danton.

— On ne chasse pas l’ennemi du dedans.

— Qu’est-ce donc qu’on fait ?

— On l’extermine.

— J’y consens, dit à son tour Danton.

Et il reprit :

— Je vous dis qu’il est dehors, Robespierre.

— Danton, je vous dis qu’il est dedans.

— Robespierre, il est à la frontière.

— Danton, il est en Vendée.

— Calmez-vous, dit une troisième voix, il est partout ; et vous êtes perdus.

C’était Marat qui parlait.

Robespierre regarda Marat et repartit tranquillement :

— Trêve aux généralités. Je précise. Voici des faits.

— Pédant ! grommela Marat.

Robespierre posa la main sur les papiers étalés devant lui et continua :

— Je viens de vous lire les dépêches de Prieur de la Marne. Je viens de vous communiquer les renseignements donnés par ce Gélambre. Danton, écoutez, la guerre étrangère n’est rien, la guerre civile est tout. La guerre étrangère, c’est une écorchure qu’on a au coude ; la guerre civile, c’est l’ulcère qui vous mange le foie. De tout ce que je viens de vous lire, il résulte ceci : la Vendée, jusqu’à ce jour éparse entre plusieurs chefs, est au moment de se concentrer. Elle va désormais avoir un capitaine unique…

— Un brigand central, murmura Danton.

— C’est, poursuivit Robespierre, l’homme débarqué près de Pontorson le 2 juin. Vous avez vu ce qu’il est. Remarquez que ce débarquement coïncide avec l’arrestation des représentants en mission, Prieur de la Côte-d’Or et Romme, à Bayeux, par ce district traître du Calvados, le 2 juin, le même jour.

— Et leur translation au château de Caen, dit Danton.

Robespierre reprit :

— Je continue de résumer les dépêches. La guerre de forêt s’organise sur une vaste échelle. En même temps une descente anglaise se prépare ; vendéens et anglais, c’est Bretagne avec Bretagne. Les hurons du Finistère parlent la même langue que les topinambours de Cornouailles. J’ai mis sous vos yeux une lettre interceptée de Puisaye où il est dit que « vingt mille habits rouges distribués aux insurgés en feront lever cent mille ». Quand l’insurrection paysanne sera complète, la descente anglaise se fera. Voici le plan. Suivez-le sur la carte.

Robespierre posa le doigt sur la carte, et poursuivit :

— Les anglais ont le choix du point de descente, de Cancale à Paimpol. Craig préférerait la baie de Saint-Brieuc, Cornwallis la baie de Saint-Cast. C’est un détail. La rive gauche de la Loire est gardée par l’armée vendéenne rebelle, et quant aux vingt-huit lieues à découvert entre Ancenis et Pontorson, quarante paroisses normandes ont promis leur concours. La descente se fera sur trois points, Plérin, Iffiniac et Pléneuf ; de Plérin on ira à Saint-Brieuc, et de Pléneuf à Lamballe ; le deuxième jour on gagnera Dinan où il y a neuf cents prisonniers anglais, et l’on occupera en même temps Saint-Jouan et Saint-Méen ; on y laissera de la cavalerie ; le troisième jour, deux colonnes se dirigeront l’une de Jouan sur Bédée, l’autre de Dinan sur Becherel qui est une forteresse naturelle, et où l’on établira deux batteries ; le quatrième jour, on est à Rennes. Rennes, c’est la clef de la Bretagne. Qui a Rennes a tout. Rennes prise, Châteauneuf et Saint-Malo tombent. Il y a à Rennes un million de cartouches et cinquante pièces d’artillerie de campagne…

— Qu’ils rafleraient, murmura Danton.

Robespierre continua :

— Je termine. De Rennes trois colonnes se jetteront l’une sur Fougères, l’autre sur Vitré, l’autre sur Redon. Comme les ponts sont coupés, les ennemis se muniront, vous avez vu ce fait précisé, de pontons et de madriers, et ils auront des guides pour les points guéables à la cavalerie. De Fougères on rayonnera sur Avranches, de Redon sur Ancenis, de Vitré sur Laval. Nantes se rendra, Brest se rendra. Redon donne tout le cours de la Vilaine, Fougères donne la route de Normandie, Vitré donne la route de Paris. Dans quinze jours on aura une armée de brigands de trois cent mille hommes, et toute la Bretagne sera au roi de France.

— C’est-à-dire au roi d’Angleterre, dit Danton.

— Non, au roi de France.

Et Robespierre ajouta :

— Le roi de France est pire. Il faut quinze jours pour chasser l’étranger, et dix-huit cents ans pour éliminer la monarchie.

Danton, qui s’était rassis, mit ses coudes sur la table et la tête dans ses mains, rêveur.

— Vous voyez le péril, dit Robespierre. Vitré donne la route de Paris aux anglais.

Danton redressa le front et abattit ses deux grosses mains crispées sur la carte, comme sur une enclume.

— Robespierre, est-ce que Verdun ne donnait pas la route de Paris aux prussiens ?

— Eh bien ?

— Eh bien, on chassera les anglais comme on a chassé les prussiens.

Et Danton se leva de nouveau.

Robespierre posa sa main froide sur le poing fiévreux de Danton.

— Danton, la Champagne n’était pas pour les prussiens, et la Bretagne est pour les anglais. Reprendre Verdun, c’est de la guerre étrangère ; reprendre Vitré, c’est de la guerre civile.

Et Robespierre murmura avec un accent froid et profond :

— Sérieuse différence.

Il reprit :

— Rasseyez-vous, Danton, et regardez la carte au lieu de lui donner des coups de poing.

Mais Danton était tout à sa pensée.

— Voilà qui est fort ! s’écria-t-il, de voir la catastrophe à l’ouest quand elle est à l’est. Robespierre, je vous accorde que l’Angleterre se dresse sur l’Océan ; mais l’Espagne se dresse aux Pyrénées, mais l’Italie se dresse aux Alpes, mais l’Allemagne se dresse sur le Rhin. Et le grand ours russe est au fond. Robespierre, le danger est un cercle et nous sommes dedans. À l’extérieur la coalition, à l’intérieur la trahison. Au midi Servant entre-bâille la porte de la France au roi d’Espagne. Au nord Dumouriez passe à l’ennemi. Au reste il avait toujours moins menacé la Hollande que Paris. Nerwinde efface Jemmapes et Valmy. Le philosophe Rabaut Saint-Étienne, traître comme un protestant qu’il est, correspond avec le courtisan Montesquiou. L’armée est décimée. Pas un bataillon qui ait maintenant plus de quatre cents hommes ; le vaillant régiment de Deux-Ponts est réduit à cent cinquante hommes ; le camp de Pamars est livré ; il ne reste plus à Givet que cinq cents sacs de farine ; nous rétrogradons sur Landau ; Wurmser presse Kléber ; Mayence succombe vaillamment, Condé lâchement. Valenciennes aussi. Ce qui n’empêche pas Chancel qui défend Valenciennes et le vieux Féraud qui défend Condé d’être deux héros, aussi bien que Meunier qui défendait Mayence. Mais tous les autres trahissent. Dharville trahit à Aix-la-Chapelle, Mouton trahit à Bruxelles, Valence trahit à Bréda, Neuilly trahit à Limbourg, Miranda trahit à Maëstricht ; Stengel, traître, Lanoue, traître, Ligonnier, traître, Menou, traître, Dillon, traître ; monnaie hideuse de Dumouriez. Il faut des exemples. Les contre-marches de Custine me sont suspectes ; je soupçonne Custine de préférer la prise lucrative de Francfort à la prise utile de Coblentz. Francfort peut payer quatre millions de contributions de guerre, soit. Qu’est-ce que cela à côté du nid des émigrés écrasé ? Trahison, dis-je. Meunier est mort le 13 juin. Voilà Kléber seul. En attendant, Brunswick grossit et avance. Il arbore le drapeau allemand sur toutes les places françaises qu’il prend. Le margrave de Brandebourg est aujourd’hui l’arbitre de l’Europe ; il empoche nos provinces ; il s’adjugera la Belgique, vous verrez ; on dirait que c’est pour Berlin que nous travaillons ; si cela continue, et si nous n’y mettons ordre, la révolution française se sera faite au profit de Potsdam, elle aura eu pour unique résultat d’agrandir le petit état de Frédéric II, et nous aurons tué le roi de France pour le roi de Prusse.

Et Danton, terrible, éclata de rire.

Le rire de Danton fit sourire Marat.

— Vous avez chacun votre dada ; vous, Danton, la Prusse ; vous, Robespierre, la Vendée. Je vais préciser, moi aussi. Vous ne voyez pas le vrai péril ; le voici : les cafés et les tripots. Le café de Choiseul est jacobin, le café Patin est royaliste, le café du Rendez-vous attaque la garde nationale, le café de la Porte-Saint-Martin la défend, le café de la Régence est contre Brissot, le café Corazza est pour, le café Procope jure par Diderot, le café du Théâtre-Français jure par Voltaire, à la Rotonde on déchire les assignats, les cafés Saint-Marceau sont en fureur, le café Manouri agite la question des farines, au café de Foy tapages et gourmades, au Perron bourdonnement des frelons de finances. Voilà ce qui est sérieux.

Danton ne riait plus. Marat souriait toujours. Sourire de nain pire qu’un rire de colosse.

— Vous moquez-vous, Marat ? gronda Danton.

Marat eut ce mouvement de hanche convulsif, qui était célèbre. Son sourire s’était effacé.

— Ah ! je vous retrouve, citoyen Danton. C’est bien vous qui en pleine Convention m’avez appelé « l’individu Marat ». Écoutez. Je vous pardonne. Nous traversons un moment imbécile. Ah ! je me moque ? En effet, quel homme suis-je ? J’ai dénoncé Chazot, j’ai dénoncé Pétion, j’ai dénoncé Kersaint, j’ai dénoncé Moreton, j’ai dénoncé Dufriche-Valazé, j’ai dénoncé Ligonnier, j’ai dénoncé Menou, j’ai dénoncé Banneville, j’ai dénoncé Gensonné, j’ai dénoncé Biron, j’ai dénoncé Lidon et Chambon ; ai-je eu tort ? je flaire la trahison dans le traître, et je trouve utile de dénoncer le criminel avant le crime. J’ai l’habitude de dire la veille ce que vous autres vous dites le lendemain. Je suis l’homme qui a proposé à l’Assemblée un plan complet de législation criminelle. Qu’ai-je fait jusqu’à présent ? J’ai demandé qu’on instruise les sections afin de les discipliner à la révolution, j’ai fait lever les scellés des trente-deux cartons, j’ai réclamé les diamants déposés dans les mains de Roland, j’ai prouvé que les brissotins avaient donné au comité de sûreté générale des mandats d’arrêt en blanc, j’ai signalé les omissions du rapport de Lindet sur les crimes de Capet, j’ai voté le supplice du tyran dans les vingt-quatre heures, j’ai défendu les bataillons le Mauconseil et le Républicain, j’ai empêché la lecture de la lettre de Narbonne et de Malouet, j’ai fait une motion pour les soldats blessés, j’ai fait supprimer la commission des six, j’ai pressenti dans l’affaire de Mons la trahison de Dumouriez, j’ai demandé qu’on prît cent mille parents d’émigrés comme otages pour les commissaires livrés à l’ennemi, j’ai proposé de déclarer traître tout représentant qui passerait les barrières, j’ai démasqué la faction rolandine dans les troubles de Marseille, j’ai insisté pour qu’on mît à prix la tête d’Égalité fils, j’ai défendu Bouchotte, j’ai voulu l’appel nominal pour chasser Isnard du fauteuil, j’ai fait déclarer que les parisiens ont bien mérité de la patrie ; c’est pourquoi je suis traité de pantin par Louvet, le Finistère demande qu’on m’expulse, la ville de Loudun souhaite qu’on m’exile, la ville d’Amiens désire qu’on me mette une muselière, Cobourg veut qu’on m’arrête, et Lecointe-Puyraveau propose à la Convention de me décréter fou. Ah çà ! citoyen Danton, pourquoi m’avez-vous fait venir à votre conciliabule, si ce n’est pour avoir mon avis ? Est-ce que je vous demandais d’en être ? loin de là. Je n’ai aucun goût pour les tête-à-tête avec des contre-révolutionnaires tels que Robespierre et vous. Du reste, je devais m’y attendre, vous ne m’avez pas compris ; pas plus vous que Robespierre, pas plus Robespierre que vous. Il n’y a donc pas d’homme d’état ici ? Il faut donc vous faire épeler la politique, il faut donc vous mettre les points sur les i. Ce que je vous ai dit voulait dire ceci : Vous vous trompez tous les deux. Le danger n’est ni à Londres, comme le croit Robespierre, ni à Berlin, comme le croit Danton ; il est à Paris. Il est dans l’absence d’unité, dans le droit qu’a chacun de tirer de son côté, à commencer par vous deux, dans la mise en poussière des esprits, dans l’anarchie des volontés…

— L’anarchie ! interrompit Danton, qui la fait, si ce n’est vous ?

Marat ne s’arrêta pas.

— Robespierre, Danton, le danger est dans ce tas de cafés, dans ce tas de brelans, dans ce tas de clubs, club des Noirs, club des Fédérés, club des Dames, club des Impartiaux, qui date de Clermont-Tonnerre et qui a été le club monarchique de 1790, cercle social imaginé par le prêtre Claude Fauchet, club des Bonnets de laine fondé par le gazetier Prudhomme, et cætera ; sans compter votre club des Jacobins, Robespierre, et votre club des Cordeliers, Danton. Le danger est dans la famine, qui fait que le porte-sacs Blin a accroché à la lanterne de l’Hôtel-de-ville le boulanger du marché Palu, François Denis, et dans la justice, qui a pendu le porte-sacs Blin pour avoir pendu le boulanger Denis. Le danger est dans le papier-monnaie qu’on déprécie. Rue du Temple, un assignat de cent francs est tombé à terre, et un passant, un homme du peuple, a dit : Il ne vaut pas la peine d’être ramassé. Les agioteurs et les accapareurs, voilà le danger. Arborer le drapeau noir à l’Hôtel-de-ville, la belle avance ! Vous arrêtez le baron de Trenck, cela ne suffit pas. Tordez-moi le cou à ce vieil intrigant de prison. Vous croyez-vous tirés d’affaire parce que le président de la Convention pose une couronne civique sur la tête de Labertèche, qui a reçu quarante et un coups de sabre à Jemmapes, et dont Chénier se fait le cornac ? Comédies et batelages. Ah ! vous ne regardez pas Paris ! Ah ! vous cherchez le danger loin, quand il est près ! À quoi vous sert votre police, Robespierre ? Car vous avez vos espions, Payan à la Commune, Coffinhal au tribunal révolutionnaire, David au comité de sûreté générale, Couthon au comité de salut public. Vous voyez que je suis bien informé. Eh bien, sachez ceci : le danger est sur vos têtes, le danger est sous vos pieds ; on conspire, on conspire, on conspire ; les passants dans les rues s’entre-lisent les journaux et se font des signes de tête ; six mille hommes, sans cartes de civisme, émigrés rentrés, muscadins et mathevons, sont cachés dans les caves et dans les greniers et dans les galeries de bois du Palais-Royal ; on fait queue chez les boulangers ; les bonnes femmes, sur le pas des portes, joignent les mains et disent : Quand aura-t-on la paix ? Vous avez beau aller vous enfermer, pour être entre vous, dans la salle du conseil exécutif, on sait tout ce que vous y dites ; et la preuve, Robespierre, c’est que voici les paroles que vous avez dites hier soir à Saint-Just : « Barbaroux commence à prendre du ventre, cela va le gêner dans sa fuite. » Oui, le danger est partout, et surtout au centre, à Paris. Les ci-devant complotent, les patriotes vont pieds nus, les aristocrates arrêtés le 9 mars sont déjà relâchés, les chevaux de luxe qui devraient être attelés aux canons sur la frontière nous éclaboussent dans les rues, le pain de quatre livres vaut trois francs douze sous, les théâtres jouent des pièces impures, et Robespierre fera guillotiner Danton.

— Ouiche ! dit Danton.

Robespierre regardait attentivement la carte.

— Ce qu’il faut, cria brusquement Marat, c’est un dictateur. Robespierre, vous savez que je veux un dictateur.

Robespierre releva la tête.

— Je sais, Marat, vous ou moi.

— Moi ou vous, dit Marat.

Danton grommela entre ses dents :

— La dictature, touchez-y !

Marat vit le froncement de sourcil de Danton.

— Tenez, reprit-il. Un dernier effort. Mettons-nous d’accord. La situation en vaut la peine. Ne nous sommes-nous déjà pas mis d’accord pour la journée du 31 mai ? La question d’ensemble est plus grave encore que le girondinisme qui est une question de détail. Il y a du vrai dans ce que vous dites ; mais le vrai, tout le vrai, le vrai vrai, c’est ce que je dis. Au midi, le fédéralisme ; à l’ouest, le royalisme ; à Paris, le duel de la Convention et de la Commune ; aux frontières, la reculade de Custine et la trahison de Dumouriez. Qu’est-ce que tout cela ? Le démembrement. Que nous faut-il ? L’unité. Là est le salut. Mais hâtons-nous. Il faut que Paris prenne le gouvernement de la révolution. Si nous perdons une heure, demain les vendéens peuvent être à Orléans, et les prussiens à Paris. Je vous accorde ceci, Danton, je vous concède cela, Robespierre. Soit. Eh bien, la conclusion, c’est la dictature. Prenons la dictature. À nous trois nous représentons la révolution. Nous sommes les trois têtes de Cerbère. De ces trois têtes, l’une parle, c’est vous, Robespierre ; l’autre rugit, c’est vous, Danton…

— L’autre mord, dit Danton, c’est vous, Marat.

— Toutes trois mordent, dit Robespierre.

Il y eut un silence. Puis le dialogue, plein de secousses sombres, recommença.

— Écoutez, Marat, avant de s’épouser, il faut se connaître. Comment avez-vous su le mot que j’ai dit hier à Saint-Just ?

— Ceci me regarde, Robespierre.

— Marat !

— C’est mon devoir de m’éclairer, et c’est mon affaire de me renseigner.

— Marat !

— J’aime à savoir.

— Marat !

— Robespierre, je sais ce que vous dites à Saint-Just, comme je sais ce que Danton dit à Lacroix ; comme je sais ce qui se passe quai des Théatins, à l’hôtel de Labriffe, repaire où se rendent les nymphes de l’émigration ; comme je sais ce qui se passe dans la maison des Thilles, près Gonesse, qui est à Valmerange, l’ancien administrateur des postes, où allaient jadis Maury et Cazalès, où sont allés depuis Sieyès et Vergniaud, et où, maintenant, on va une fois par semaine.

En prononçant cet on, Marat regarda Danton.

Danton s’écria :

— Si j’avais deux liards de pouvoir, ce serait terrible.

Marat poursuivit :

— Je sais ce que vous dites, Robespierre, comme je sais ce qui se passait à la tour du Temple quand on y engraissait Louis XVI, si bien que, seulement dans le mois de septembre, le loup, la louve et les louveteaux ont mangé quatrevingt-six paniers de pêches. Pendant ce temps-là le peuple est affamé. Je sais cela, comme je sais que Roland a été caché dans un logis donnant sur une arrière-cour, rue de la Harpe ; comme je sais que six cents des piques du 14 juillet avaient été fabriquées par Faure, serrurier du duc d’Orléans ; comme je sais ce qu’on fait chez la Saint-Hilaire, maîtresse de Sillery ; les jours de bal, c’est le vieux Sillery qui frotte lui-même, avec de la craie, les parquets du salon jaune de la rue Neuve-des-Mathurins ; Buzot et Kersaint y dînaient. Saladin y a dîné le 27, et avec qui, Robespierre ? Avec votre ami La Source.

— Verbiage, murmura Robespierre. La Source n’est pas mon ami.

Et il ajouta, pensif :

— En attendant il y a à Londres dix-huit fabriques de faux assignats.

Marat continua d’une voix tranquille, mais avec un léger tremblement, qui était effrayant :

— Vous êtes la faction des importants. Oui, je sais tout, malgré ce que Saint-Just appelle le silence d’état

Marat souligna ce mot par l’accent, regarda Robespierre, et poursuivit :

— Je sais ce qu’on dit à votre table les jours où Lebas invite David à venir manger la cuisine faite par sa promise, Élisabeth Duplay, votre future belle-sœur, Robespierre. Je suis l’œil énorme du peuple, et, du fond de ma cave, je regarde. Oui, je vois, oui, j’entends, oui, je sais. Les petites choses vous suffisent. Vous vous admirez. Robespierre se fait contempler par sa madame de Chalabre, la fille de ce marquis de Chalabre qui fit le whist avec Louis XV le soir de l’exécution de Damiens. Oui, on porte haut la tête. Saint-Just habite une cravate. Legendre est correct ; lévite neuve et gilet blanc, et un jabot, pour faire oublier son tablier. Robespierre s’imagine que l’histoire voudra savoir qu’il avait une redingote olive à la Constituante et un habit bleu-ciel à la Convention. Il a son portrait sur tous les murs de sa chambre…

Robespierre interrompit d’une voix plus calme encore que celle de Marat :

— Et vous, Marat, vous avez le vôtre dans tous les égouts.

Ils continuèrent sur un ton de causerie dont la lenteur accentuait la violence des répliques et des ripostes, et ajoutait on ne sait quelle ironie à la menace.

— Robespierre, vous avez qualifié ceux qui veulent le renversement des trônes les Don Quichottes du genre humain.

— Et vous, Marat, après le 4 août, dans votre numéro 559 de l’Ami du Peuple, ah ! j’ai retenu le chiffre, c’est utile, vous avez demandé qu’on rendît aux nobles leurs titres. Vous avez dit : Un duc est toujours un duc.

— Robespierre, dans la séance du 7 décembre, vous avez défendu la femme Roland contre Viard.

— De même que mon frère vous a défendu, Marat, quand on vous a attaqué aux Jacobins. Qu’est-ce que cela prouve ? rien.

— Robespierre, on connaît le cabinet des Tuileries où vous avez dit à Garat : Je suis las de la révolution.

— Marat, c’est ici, dans ce cabaret, que, le 29 octobre, vous avez embrassé Barbaroux.

— Robespierre, vous avez dit à Buzot : La république, qu’est-ce que cela ?

— Marat, c’est dans ce cabaret que vous avez invité à déjeuner trois marseillais par compagnie.

— Robespierre, vous vous faites escorter d’un fort de la halle armé d’un bâton.

— Et vous, Marat, la veille du 10 août, vous avez demandé à Buzot de vous aider à fuir à Marseille, déguisé en jockey.

— Pendant les justices de septembre, vous vous êtes caché, Robespierre.

— Et vous, Marat, vous vous êtes montré.

— Robespierre, vous avez jeté à terre le bonnet rouge.

— Oui, quand un traître l’arborait. Ce qui pare Dumouriez souille Robespierre.

— Robespierre, vous avez refusé, pendant le passage des soldats de Chateauvieux, de couvrir d’un voile la tête de Louis XVI.

— J’ai fait mieux que lui voiler la tête, je la lui ai coupée.

Danton intervint, mais comme l’huile intervient dans le feu.

— Robespierre, Marat, dit-il, calmez-vous.

Marat n’aimait pas à être nommé le second. Il se retourna.

— De quoi se mêle Danton ? dit-il.

Danton bondit.

— De quoi je me mêle ? de ceci. Qu’il ne faut pas de fratricide ; qu’il ne faut pas de lutte entre deux hommes qui servent le peuple ; que c’est assez de la guerre étrangère, que c’est assez de la guerre civile, et que ce serait trop de la guerre domestique ; que c’est moi qui ai fait la révolution, et que je ne veux pas qu’on la défasse. Voilà de quoi je me mêle.

Marat répondit sans élever la voix.

— Mêlez-vous de rendre vos comptes.

— Mes comptes ! cria Danton. Allez les demander aux défilés de l’Argonne, à la Champagne délivrée, à la Belgique conquise, aux armées où j’ai été quatre fois déjà offrir ma poitrine à la mitraille ! allez les demander à la place de la Révolution, à l’échafaud du 21 janvier, au trône jeté à terre, à la guillotine, cette veuve…

Marat interrompit Danton.

— La guillotine est une vierge ; on se couche sur elle, on ne la féconde pas.

— Qu’en savez-vous ? répliqua Danton, je la féconderais, moi !

— Nous verrons, dit Marat.

Et il sourit.

Danton vit ce sourire.

— Marat, cria-t-il, vous êtes l’homme caché, moi je suis l’homme du grand air et du grand jour. Je hais la vie reptile. Être cloporte ne me va pas. Vous habitez une cave ; moi j’habite la rue. Vous ne communiquez avec personne ; moi, quiconque passe peut me voir et me parler.

— Joli garçon, voulez-vous monter chez moi ? grommela Marat.

Et, cessant de sourire, il reprit d’un accent péremptoire :

— Danton, rendez compte des trente-trois mille écus, argent sonnant, que Montmorin vous a payés au nom du roi, sous prétexte de vous indemniser de votre charge de procureur au Châtelet.

— J’étais du 14 juillet, dit Danton avec hauteur.

— Et le garde-meuble ? et les diamants de la couronne ?

— J’étais du 6 octobre.

— Et les vols de votre alter ego Lacroix en Belgique ?

— J’étais du 20 juin.

— Et les prêts faits à la Montansier ?

— Je poussais le peuple au retour de Varennes.

— Et la salle de l’Opéra qu’on bâtit avec de l’argent fourni par vous ?

— J’ai armé les sections de Paris.

— Et les cent mille livres de fonds secrets du ministère de la justice ?

— J’ai fait le 10 août.

— Et les deux millions de dépenses secrètes de l’Assemblée, dont vous avez pris le quart ?

— J’ai arrêté l’ennemi en marche et j’ai barré le passage aux rois coalisés.

— Prostitué ! dit Marat.

Danton se dressa, effrayant.

— Oui, cria-t-il, je suis une fille publique, j’ai vendu mon ventre, mais j’ai sauvé le monde.

Robespierre s’était remis à se ronger les ongles. Il ne pouvait, lui, ni rire, ni sourire. Le rire, éclair de Danton, et le sourire, piqûre de Marat, lui manquaient.

Danton reprit :

— Je suis comme l’océan ; j’ai mon flux et mon reflux ; à mer basse on voit mes bas-fonds, à mer haute on voit mes flots.

— Votre écume, dit Marat.

— Ma tempête, dit Danton.

En même temps que Danton, Marat s’était levé. Lui aussi éclata. La couleuvre devint subitement dragon.

— Ah ! cria-t-il, ah ! Robespierre ! ah ! Danton ! vous ne voulez pas m’écouter ! Eh bien, je vous le dis, vous êtes perdus. Votre politique aboutit à des impossibilités d’aller plus loin ; vous n’avez plus d’issue ; et vous faites des choses qui ferment devant vous toutes les portes, excepté celle du tombeau.

— C’est notre grandeur, dit Danton.

Et il haussa les épaules.

Marat continua :

— Danton, prends garde. Vergniaud aussi a la bouche large et les lèvres épaisses et les sourcils en colère. Vergniaud aussi est grêlé comme Mirabeau et comme toi, cela n’a pas empêché le 31 mai. Ah ! tu hausses les épaules. Quelquefois hausser les épaules fait tomber la tête. Danton, je te le dis, ta grosse voix, ta cravate lâche, tes bottes molles, tes petits soupers, tes grandes poches, cela regarde Louisette.

Louisette était le nom d’amitié que Marat donnait à la guillotine.

Il poursuivit :

— Et quant à toi, Robespierre, tu es un modéré, mais cela ne te servira de rien. Va, poudre-toi, coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, aie du linge, sois pincé, frisé, calamistré, tu n’en iras pas moins en place de Grève, lis la déclaration de Brunswick, tu n’en seras pas moins traité comme le régicide Damiens, et tu es tiré à quatre épingles en attendant que tu sois tiré à quatre chevaux.

— Écho de Coblentz ! dit Robespierre entre ses dents.

— Robespierre, je ne suis l’écho de rien, je suis le cri de tout. Ah ! vous êtes jeunes, vous. Quel âge as-tu, Danton ? trente-quatre ans. Quel âge as-tu, Robespierre ? trente-trois ans. Eh bien, moi, j’ai toujours vécu, je suis la vieille souffrance humaine, j’ai six mille ans.

— C’est vrai, répliqua Danton, depuis six mille ans, Caïn s’est conservé dans la haine comme le crapaud dans la pierre, le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’est Marat.

— Danton ! cria Marat. Et une lueur livide apparut dans ses yeux.

— Eh bien quoi ? dit Danton.

Ainsi parlaient ces trois hommes formidables. Querelle de tonnerres.

III

TRESSAILLEMENT DES FIBRES PROFONDES.

Le dialogue eut un répit ; ces titans rentrèrent un moment chacun dans sa pensée.

Les lions s’inquiètent des hydres. Robespierre était devenu très pâle et Danton très rouge. Tous deux avaient un frémissement. La prunelle fauve de Marat s’était éteinte ; le calme, un calme impérieux, s’était refait sur la face de cet homme, redouté des redoutables.

Danton se sentait vaincu, mais ne voulait pas se rendre. Il reprit :

— Marat parle très haut de dictature et d’unité, mais il n’a qu’une puissance, dissoudre.

Robespierre, desserrant ses lèvres étroites, ajouta :

— Moi, je suis de l’avis d’Anacharsis Cloots ; je dis : Ni Roland, ni Marat.

— Et moi, répondit Marat, je dis : Ni Danton, ni Robespierre.

Il les regarda tous deux fixement et ajouta :

— Laissez-moi vous donner un conseil, Danton. Vous êtes amoureux, vous songez à vous remarier, ne vous mêlez plus de politique, soyez sage.

Et, reculant d’un pas vers la porte pour sortir, il leur fit ce salut sinistre :

— Adieu, messieurs.

Danton et Robespierre eurent un frisson.

En ce moment une voix s’éleva au fond de la salle, et dit :

— Tu as tort, Marat.

Tous se retournèrent. Pendant l’explosion de Marat, et sans qu’ils s’en fussent aperçus, quelqu’un était entré par la porte du fond.

— C’est toi, citoyen Cimourdain ? dit Marat. Bonjour.

C’était Cimourdain en effet.

— Je dis que tu as tort, Marat, reprit-il.

Marat verdit, ce qui était sa façon de pâlir.

Cimourdain ajouta :

— Tu es utile, mais Robespierre et Danton sont nécessaires. Pourquoi les menacer ? Union, union, citoyens ! le peuple veut qu’on soit uni.

Cette entrée fit un effet d’eau froide, et, comme l’arrivée d’un étranger dans une querelle de ménage, apaisa, sinon le fond, du moins la surface.

Cimourdain s’avança vers la table.

Danton et Robespierre le connaissaient. Ils avaient souvent remarqué dans les tribunes publiques de la Convention ce puissant homme obscur que le peuple saluait. Robespierre pourtant, formaliste, demanda :

— Citoyen, comment êtes-vous entré ?

— Il est de l’Évêché, répondit Marat d’une voix où l’on sentait on ne sait quelle soumission.

Marat bravait la Convention, menait la Commune et craignait l’Évêché.

Ceci est une loi.

Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête.

Savoir distinguer le mouvement qui vient des convoitises du mouvement qui vient des principes, combattre l’un et seconder l’autre, c’est là le génie et la vertu des grands révolutionnaires.

Danton vit plier Marat.

— Oh ! le citoyen Cimourdain n’est pas de trop, dit-il.

Et il tendit la main à Cimourdain.

Puis :

— Parbleu, dit-il, expliquons la situation au citoyen Cimourdain. Il vient à propos. Je représente la Montagne, Robespierre représente le comité de salut public, Marat représente la Commune, Cimourdain représente l’Évêché. Il va nous départager.

— Soit, dit Cimourdain, grave et simple. De quoi s’agit-il ?

— De la Vendée, répondit Robespierre.

— La Vendée ! dit Cimourdain.

Et il reprit :

— C’est la grande menace. Si la révolution meurt, elle mourra par la Vendée. Une Vendée est plus redoutable que dix Allemagnes. Pour que la France vive, il faut tuer la Vendée.

Ces quelques mots lui gagnèrent Robespierre.

Robespierre pourtant fit cette question :

— N’êtes-vous pas un ancien prêtre ?

L’air prêtre n’échappait pas à Robespierre. Il reconnaissait hors de lui ce qu’il avait au dedans de lui.

Cimourdain répondit :

— Oui, citoyen.

— Qu’est-ce que cela fait ? s’écria Danton. Quand les prêtres sont bons, ils valent mieux que les autres. En temps de révolution, les prêtres se fondent en citoyens comme les cloches en sous et en canons. Danjou est prêtre, Daunou est prêtre. Thomas Lindet est évêque d’Évreux. Robespierre, vous vous asseyez à la Convention coude à coude avec Massieu, évêque de Beauvais. Le grand-vicaire Vaugeois était du comité d’insurrection du 10 août. Chabot est capucin. C’est dom Gerle qui a fait le serment du Jeu de paume ; c’est l’abbé Audran qui a fait déclarer l’Assemblée nationale supérieure au roi ; c’est l’abbé Goutte qui a demandé à la Législative qu’on ôtât le dais du fauteuil de Louis XVI ; c’est l’abbé Grégoire qui a provoqué l’abolition de la royauté.

— Appuyé, ricana Marat, par l’histrion Collot-d’Herbois. À eux deux, ils ont fait la besogne ; le prêtre a renversé le trône, le comédien a jeté bas le roi.

— Revenons à la Vendée, dit Robespierre.

— Eh bien, demanda Cimourdain, qu’y a-t-il ? qu’est-ce qu’elle fait, cette Vendée ?

Robespierre répondit :

— Ceci : elle a un chef. Elle va devenir épouvantable.

— Qui est ce chef, citoyen Robespierre ?

— C’est un ci-devant marquis de Lantenac, qui s’intitule prince breton.

Cimourdain fit un mouvement.

— Je le connais, dit-il. J’ai été prêtre chez lui.

Il songea un moment, et reprit :

— C’était un homme à femmes avant d’être un homme de guerre.

— Comme Biron qui a été Lauzun, dit Danton.

Et Cimourdain, pensif, ajouta :

— Oui, c’est un ancien homme de plaisir. Il doit être terrible.

— Affreux, dit Robespierre. Il brûle les villages, achève les blessés, massacre les prisonniers, fusille les femmes.

— Les femmes ?

— Oui. Il a fait fusiller entre autres une mère de trois enfants. On ne sait ce que les enfants sont devenus. En outre, c’est un capitaine. Il sait la guerre.

— En effet, répondit Cimourdain. Il a fait la guerre de Hanovre, et les soldats disaient : Richelieu en dessus, Lantenac en dessous ; c’est Lantenac qui a été le vrai général. Parlez-en à Dussaulx, votre collègue.

Robespierre resta un moment pensif, puis le dialogue reprit entre lui et Cimourdain.

— Eh bien, citoyen Cimourdain, cet homme-là est en Vendée.

— Depuis quand ?

— Depuis trois semaines.

— Il faut le mettre hors la loi.

— C’est fait.

— Il faut mettre sa tête à prix.

— C’est fait.

— Il faut offrir, à qui le prendra, beaucoup d’argent.

— C’est fait.

— Pas en assignats.

— C’est fait.

— En or.

— C’est fait.

— Et il faut le guillotiner.

— Ce sera fait.

— Par qui ?

— Par vous.

— Par moi ?

— Oui, vous serez délégué du comité de salut public, avec pleins pouvoirs.

— J’accepte, dit Cimourdain.

Robespierre était rapide dans ses choix ; qualité d’homme d’état. Il prit dans le dossier qui était devant lui une feuille de papier blanc sur laquelle on lisait cet en-tête imprimé : République française, une et indivisible. Comité de salut public.

Cimourdain continua :

— Oui, j’accepte. Terrible contre terrible. Lantenac est féroce, je le serai. Guerre à mort avec cet homme. J’en délivrerai la république, s’il plaît à Dieu.

Il s’arrêta, puis reprit :

— Je suis prêtre ; c’est égal, je crois en Dieu.

— Dieu a vieilli, dit Danton.

— Je crois en Dieu, dit Cimourdain impassible.

D’un signe de tête, Robespierre, sinistre, approuva.

Cimourdain reprit :

— Près de qui serai-je délégué ?

Robespierre répondit :

— Près du commandant de la colonne expéditionnaire envoyée contre Lantenac. Seulement, je vous en préviens, c’est un noble.

Danton s’écria :

— Voilà encore de quoi je me moque. Un noble ? Eh bien, après ? Il en est du noble comme du prêtre. Quand il est bon, il est excellent. La noblesse est un préjugé ; mais il ne faut pas plus l’avoir dans un sens que dans l’autre, pas plus contre que pour. Robespierre, est-ce que Saint-Just n’est pas un noble ? Florelle de Saint-Just, parbleu ! Anacharsis Cloots est baron. Notre ami Charles Hesse, qui ne manque pas une séance des Cordeliers, est prince, et frère du landgrave régnant de Hesse-Rothenbourg. Montaut, l’intime de Marat, est marquis de Montaut. Il y a dans le tribunal révolutionnaire un juré qui est prêtre, Vilate, et un juré qui est noble, Leroy, marquis de Montflabert. Tous deux sont sûrs.

— Et vous oubliez, ajouta Robespierre, le chef du jury révolutionnaire…

— Antonelle ?

— Qui est le marquis Antonelle, dit Robespierre.

Danton reprit :

— C’est un noble, Dampierre, qui vient de se faire tuer devant Condé pour la république, et c’est un noble, Beaurepaire, qui s’est brûlé la cervelle plutôt que d’ouvrir les portes de Verdun aux prussiens.

— Ce qui n’empêche pas, grommela Marat, que le jour où Condorcet a dit : Les Gracques étaient des nobles, Danton n’ait crié à Condorcet : Tous les nobles sont des traîtres, à commencer par Mirabeau et à finir par toi.

La voix grave de Cimourdain s’éleva.

— Citoyen Danton, citoyen Robespierre, vous avez raison peut-être de vous confier, mais le peuple se défie, et il n’a pas tort de se défier. Quand c’est un prêtre qui est chargé de surveiller un noble, la responsabilité est double, et il faut que le prêtre soit inflexible.

— Certes, dit Robespierre.

Cimourdain ajouta :

— Et inexorable.

Robespierre reprit :

— C’est bien dit, citoyen Cimourdain. Vous aurez affaire à un jeune homme. Vous aurez de l’ascendant sur lui, ayant le double de son âge. Il faut le diriger, mais le ménager. Il paraît qu’il a des talents militaires, tous les rapports sont unanimes là-dessus. Il fait partie d’un corps qu’on a détaché de l’armée du Rhin pour aller en Vendée. Il arrive de la frontière, où il a été admirable d’intelligence et de bravoure. Il mène supérieurement la colonne expéditionnaire. Depuis quinze jours, il tient en échec ce vieux marquis de Lantenac. Il le réprime et le chasse devant lui. Il finira par l’acculer à la mer et par l’y culbuter. Lantenac a la ruse d’un vieux général et lui a l’audace d’un jeune capitaine. Ce jeune homme a déjà des ennemis et des envieux. L’adjudant général Léchelle est jaloux de lui…

— Ce Léchelle, interrompit Danton, il veut être général en chef ! il n’a pour lui qu’un calembour : Il faut Léchelle pour monter sur Charette. En attendant, Charette le bat.

— Et il ne veut pas, poursuivit Robespierre, qu’un autre que lui batte Lantenac. Le malheur de la guerre de Vendée est dans ces rivalités-là. Des héros mal commandés, voilà nos soldats. Un simple capitaine de hussards, Chambon, entre dans Saumur avec un trompette en sonnant Ça ira ; il prend Saumur ; il pourrait continuer et prendre Cholet, mais il n’a pas d’ordres, et il s’arrête. Il faut remanier tous les commandements de la Vendée. On éparpille les corps de garde, on disperse les forces ; une armée éparse est une armée paralysée ; c’est un bloc dont on fait de la poussière. Au camp de Paramé il n’y a plus que des tentes. Il y a entre Tréguier et Dinan cent petits postes inutiles avec lesquels on pourrait faire une division et couvrir tout le littoral. Léchelle, appuyé par Parrein, dégarnit la côte nord sous prétexte de protéger la côte sud, et ouvre ainsi la France aux anglais. Un demi-million de paysans soulevés, et une descente de l’Angleterre en France, tel est le plan de Lantenac. Le jeune commandant de la colonne expéditionnaire met l’épée aux reins à ce Lantenac et le presse et le bat, sans la permission de Léchelle ; or Léchelle est son chef ; aussi Léchelle le dénonce. Les avis sont partagés sur ce jeune homme. Léchelle veut le faire fusiller. Prieur de la Marne veut le faire adjudant-général.

— Ce jeune homme, dit Cimourdain, me semble avoir de grandes qualités.

— Mais il a un défaut !

L’interruption était de Marat.

— Lequel ? demanda Cimourdain.

— La clémence, dit Marat.

Et Marat poursuivit :

— C’est ferme au combat, et mou après. Ça donne dans l’indulgence, ça pardonne, ça fait grâce, ça protège les religieuses et les nonnes, ça sauve les femmes et les filles des aristocrates, ça relâche les prisonniers, ça met en liberté les prêtres.

— Grave faute, murmura Cimourdain.

— Crime, dit Marat.

— Quelquefois, dit Danton.

— Souvent, dit Robespierre.

— Presque toujours, reprit Marat.

— Quand on a affaire aux ennemis de la patrie, toujours, dit Cimourdain.

Marat se tourna vers Cimourdain.

— Et que ferais-tu donc d’un chef républicain qui mettrait en liberté un chef royaliste ?

— Je serais de l’avis de Léchelle, je le ferais fusiller.

— Ou guillotiner, dit Marat.

— Au choix, dit Cimourdain.

Danton se mit à rire.

— J’aime autant l’un que l’autre.

— Tu es sûr d’avoir l’un ou l’autre, grommela Marat.

Et son regard, quittant Danton, revint sur Cimourdain.

— Ainsi, citoyen Cimourdain, si un chef républicain bronchait, tu lui ferais couper la tête ?

— Dans les vingt-quatre heures.

— Eh bien, repartit Marat, je suis de l’avis de Robespierre, il faut envoyer le citoyen Cimourdain comme commissaire délégué du comité de salut public près du commandant de la colonne expéditionnaire de l’armée des côtes. Comment s’appelle-t-il déjà, ce commandant ?

Robespierre répondit :

— C’est un ci-devant, un noble.

Et il se mit à feuilleter le dossier.

— Donnons au prêtre le noble à garder, dit Danton. Je me défie d’un prêtre qui est seul ; je me défie d’un noble qui est seul ; quand ils sont ensemble, je ne les crains pas ; l’un surveille l’autre, et ils vont.

L’indignation propre au sourcil de Cimourdain s’accentua ; mais trouvant sans doute l’observation juste au fond, il ne se tourna point vers Danton, et il éleva sa voix sévère.

— Si le commandant républicain qui m’est confié fait un faux pas, peine de mort.

Robespierre, les yeux sur le dossier, dit :

— Voici le nom. Citoyen Cimourdain, le commandant sur qui vous aurez pleins pouvoirs est un ci-devant vicomte, il s’appelle Gauvain.

Cimourdain pâlit.

— Gauvain ! s’écria-t-il.

Marat vit la pâleur de Cimourdain.

— Le vicomte Gauvain ! répéta Cimourdain.

— Oui, dit Robespierre.

— Eh bien ? dit Marat, l’œil fixé sur Cimourdain.

Il y eut un temps d’arrêt. Marat reprit :

— Citoyen Cimourdain, aux conditions indiquées par vous-même, acceptez-vous la mission de commissaire délégué près le commandant Gauvain ? Est-ce dit ?

— C’est dit, répondit Cimourdain.

Il était de plus en plus pâle.

Robespierre prit la plume qui était près de lui, écrivit de son écriture lente et correcte quatre lignes sur la feuille de papier portant en tête : Comité de salut public, signa, et passa la feuille et la plume à Danton ; Danton signa, et Marat, qui ne quittait pas des yeux la face livide de Cimourdain, signa après Danton.

Robespierre, reprenant la feuille, la data et la remit à Cimourdain qui lut :

an ii de la république.

« Pleins pouvoirs sont donnés au citoyen Cimourdain, commissaire délégué du comité de salut public près le citoyen Gauvain, commandant la colonne expéditionnaire de l’armée des côtes.

« Robespierre. — Danton. — Marat. »

Et au-dessous des signatures :

« 28 juin 1793. »

Le calendrier révolutionnaire, dit calendrier civil, n’existait pas encore légalement à cette époque, et ne devait être adopté par la Convention, sur la proposition de Romme, que le 5 octobre 1793.

Pendant que Cimourdain lisait, Marat le regardait.

Marat dit à demi-voix, comme se parlant à lui-même :

— Il faudra faire préciser tout cela par un décret de la Convention ou par un arrêté spécial du comité de salut public. Il reste quelque chose à faire.

— Citoyen Cimourdain, demanda Robespierre, où demeurez-vous ?

— Cour du Commerce.

— Tiens, moi aussi, dit Danton, vous êtes mon voisin.

Robespierre reprit :

— Il n’y a pas un moment à perdre. Demain vous recevrez votre commission en règle, signée de tous les membres du Comité de salut public. Ceci est une confirmation de la commission, qui vous accréditera spécialement près des représentants en mission, Philippeaux, Prieur de la Marne, Lecointre, Alquier et les autres. Nous savons qui vous êtes. Vos pouvoirs sont illimités. Vous pouvez faire Gauvain général ou l’envoyer à l’échafaud. Vous aurez votre commission demain à trois heures. Quand partirez-vous ?

— À quatre heures, dit Cimourdain.

Et ils se séparèrent.

En rentrant chez lui, Marat prévint Simonne Évrard qu’il irait le lendemain à la Convention.