Quatrevingt-treize/II, 3

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 129-152).
DEUXIÈME PARTIE

LIVRE TROISIÈME.

LA CONVENTION.



I

LA CONVENTION.

i

Nous approchons de la grande cime.

Voici la Convention.

Le regard devient fixe en présence de ce sommet.

Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes.

Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.

La Convention est peut-être le point culminant de l’histoire.

Du vivant de la Convention, car cela vit, une assemblée, on ne se rendait pas compte de ce qu’elle était. Ce qui échappait aux contemporains, c’était précisément sa grandeur ; on était trop effrayé pour être ébloui. Tout ce qui est grand a une horreur sacrée. Admirer les médiocres et les collines, c’est aisé ; mais ce qui est trop haut, un génie aussi bien qu’une montagne, une assemblée aussi bien qu’un chef-d’œuvre, vus de trop près, épouvantent. Toute cime semble une exagération. Gravir fatigue. On s’essouffle aux escarpements, on glisse sur les pentes, on se blesse à des aspérités qui sont des beautés ; les torrents, en écumant, dénoncent les précipices, les nuages cachent les sommets ; l’ascension terrifie autant que la chute. De là plus d’effroi que d’admiration. On éprouve ce sentiment bizarre, l’aversion du grand. On voit les abîmes, on ne voit pas les sublimités ; on voit le monstre, on ne voit pas le prodige. Ainsi fut d’abord jugée la Convention. La Convention fut toisée par les myopes, elle, faite pour être contemplée par les aigles.

Aujourd’hui elle est en perspective, et elle dessine sur le ciel profond, dans un lointain serein et tragique, l’immense profil de la révolution française.

ii

Le 14 juillet avait délivré.

Le 10 août avait foudroyé.

Le 21 septembre fonda.

Le 21 septembre, l’équinoxe, l’équilibre. Libra. La balance. Ce fut, suivant la remarque de Romme, sous ce signe de l’Égalité et de la Justice que la république fut proclamée. Une constellation fit l’annonce.

La Convention est le premier avatar du peuple. C’est par la Convention que s’ouvrit la grande page nouvelle et que l’avenir d’aujourd’hui commença.

À toute idée il faut une enveloppe visible, à tout principe il faut une habitation ; une église, c’est Dieu entre quatre murs ; à tout dogme, il faut un temple. Quand la Convention fut, il y eut un premier problème à résoudre, loger la Convention.

On prit d’abord le Manège, puis les Tuileries. On y dressa un châssis, un décor, une grande grisaille peinte par David, des bancs symétriques, une tribune carrée, des pilastres parallèles, des socles pareils à des billots, de longues étraves rectilignes, des alvéoles rectangulaires où se pressait la multitude et qu’on appelait les tribunes publiques, un velarium romain, des draperies grecques, et dans ces angles droits et dans ces lignes droites on installa la Convention ; dans cette géométrie on mit la tempête. Sur la tribune le bonnet rouge était peint en gris. Les royalistes commencèrent par rire de ce bonnet rouge gris, de cette salle postiche, de ce monument de carton, de ce sanctuaire de papier mâché, de ce panthéon de boue et de crachat. Comme cela devait disparaître vite ! Les colonnes étaient en douves de tonneau, les voûtes étaient en volige, les bas-reliefs étaient en mastic, les entablements étaient en sapin, les statues étaient en plâtre, les marbres étaient en peinture, les murailles étaient en toile ; et dans ce provisoire la France a fait de l’éternel.

Les murailles de la salle du Manège, quand la Convention vint y tenir séance, étaient toutes couvertes des affiches qui avaient pullulé dans Paris à l’époque du retour de Varennes. On lisait sur l’une : ― Le roi rentre. Bâtonner qui l’applaudira, pendre qui l’insultera. ― Sur une autre : ― Paix là. Chapeaux sur la tête. Il va parler devant ses juges. ― Sur une autre : ― Le roi a couché la nation en joue. Il a fait long feu. À la nation de tirer maintenant. ― Sur une autre : ― La Loi ! la Loi ! Ce fut entre ces murs-là que la Convention jugea Louis XVI.

Aux Tuileries, où la Convention vint siéger le 10 mai 1793, et qui s’appelèrent le Palais-National, la salle des séances occupait tout l’intervalle entre le pavillon de l’Horloge appelé pavillon-Unité et le pavillon Marsan appelé pavillon-Liberté. Le pavillon de Flore s’appelait pavillon-Égalité. C’est par le grand escalier de Jean Bullant qu’on montait à la salle des séances. Sous le premier étage occupé par l’assemblée, tout le rez-de-chaussée du palais était une sorte de longue salle des gardes encombrée des faisceaux et des lits de camp des troupes de toutes armes qui veillaient autour de la Convention. L’assemblée avait une garde d’honneur qu’on appelait « les grenadiers de la Convention ».

Un ruban tricolore séparait le château où était l’assemblée du jardin où le peuple allait et venait.

iii

Ce qu’était la salle des séances, achevons de le dire. Tout intéresse de ce lieu terrible.

Ce qui, en entrant, frappait d’abord le regard, c’était, entre deux larges fenêtres, une haute statue de la Liberté.

Quarante-deux mètres de longueur, dix mètres de largeur, onze mètres de hauteur, telles étaient les dimensions de ce qui avait été le théâtre du roi et de ce qui devint le théâtre de la révolution. L’élégante et magnifique salle bâtie par Vigarani pour les courtisans disparut sous la sauvage charpente qui en 93 dut subir le poids du peuple. Cette charpente, sur laquelle s’échafaudaient les tribunes publiques, avait, détail qui vaut la peine d’être noté, pour point d’appui unique un poteau. Ce poteau était d’un seul morceau, et avait dix mètres de portée. Peu de cariatides ont travaillé comme ce poteau ; il a soutenu pendant des années la rude poussée de la révolution. Il a porté l’acclamation, l’enthousiasme, l’injure, le bruit, le tumulte, l’immense chaos des colères, l’émeute. Il n’a pas fléchi. Après la Convention, il a vu le conseil des Anciens. Le 18 brumaire l’a relayé.

Percier alors remplaça le pilier de bois par des colonnes de marbre, qui ont moins duré.

L’idéal des architectes est parfois singulier ; l’architecte de la rue de Rivoli a eu pour idéal la trajectoire d’un boulet de canon, l’architecte de Carlsruhe a eu pour idéal un éventail ; un gigantesque tiroir de commode, tel semble avoir été l’idéal de l’architecte qui construisit la salle où la Convention vint siéger le 10 mai 1793 ; c’était long, haut et plat. À l’un des grands côtés du parallélogramme était adossé un vaste demi-cirque, c’était l’amphithéâtre des bancs des représentants, sans tables ni pupitres ; Garan-Coulon, qui écrivait beaucoup, écrivait sur son genou ; en face des bancs, la tribune ; devant la tribune, le buste de Lepelletier-Saint-Fargeau ; derrière la tribune, le fauteuil du président.

La tête du buste dépassait un peu le rebord de la tribune ; ce qui fit que, plus tard, on l’ôta de là.

L’amphithéâtre se composait de dix-neuf bancs demi-circulaires, étagés les uns derrière les autres ; des tronçons de bancs prolongeaient cet amphithéâtre dans les deux encoignures.

En bas, dans le fer à cheval au pied de la tribune, se tenaient les huissiers.

D’un côté de la tribune, dans un cadre de bois noir, était appliquée au mur une pancarte de neuf pieds de haut, portant, sur deux pages séparées par une sorte de sceptre, la déclaration des droits de l’homme ; de l’autre côté il y avait une place vide qui plus tard fut occupée par un cadre pareil contenant la Constitution de l’an ii, dont les deux pages étaient séparées par un glaive. Au-dessus de la tribune, au-dessus de la tête de l’orateur, frissonnaient, sortant d’une profonde loge à deux compartiments pleine de peuple, trois immenses drapeaux tricolores, presque horizontaux, appuyés à un autel sur lequel on lisait ce mot : la loi. Derrière cet autel se dressait, comme la sentinelle de la parole libre, un énorme faisceau romain, haut comme une colonne. Des statues colossales, droites contre le mur, faisaient face aux représentants. Le président avait à sa droite Lycurgue et à sa gauche Solon ; au-dessus de la Montagne il y avait Platon.

Ces statues avaient pour piédestaux de simples dés, posés sur une longue corniche saillante qui faisait le tour de la salle et séparait le peuple de l’assemblée. Les spectateurs s’accoudaient à cette corniche.

Le cadre de bois noir du placard des Droits de l’Homme montait jusqu’à la corniche et entamait le dessin de l’entablement, effraction de la ligne droite qui faisait murmurer Chabot. ― C’est laid, disait-il à Vadier.

Sur les têtes des statues, alternaient des couronnes de chêne et de laurier.

Une draperie verte, où étaient peintes en vert plus foncé les mêmes couronnes, descendait à gros plis droits de la corniche de pourtour et tapissait tout le rez-de-chaussée de la salle occupée par l’assemblée. Au-dessus de cette draperie la muraille était blanche et froide. Dans cette muraille se creusaient, coupés comme à l’emporte-pièce, sans moulure ni rinceau, deux étages de tribunes publiques, les carrées en bas, les rondes en haut ; selon la règle, car Vitruve n’était pas détrôné, les archivoltes étaient superposées aux architraves. Il y avait dix tribunes sur chacun des grands côtés de la salle, et à chacune des deux extrémités deux loges démesurées ; en tout vingt-quatre. Là s’entassaient les foules.

Les spectateurs des tribunes inférieures débordaient sur tous les plats-bords et se groupaient sur tous les reliefs de l’architecture. Une longue barre de fer, solidement scellée à hauteur d’appui, servait de garde-fou aux tribunes hautes, et garantissait les spectateurs contre la pression des cohues montant les escaliers. Une fois pourtant, un homme fut précipité dans l’assemblée, il tomba un peu sur Massieu, évêque de Beauvais, ne se tua pas, et dit : Tiens ! c’est donc bon à quelque chose, un évêque !

La salle de la Convention pouvait contenir deux mille personnes, et, les jours d’insurrection, trois mille.

La Convention avait deux séances, une du jour, une du soir.

Le dossier du président était rond, à clous dorés. Sa table était contrebutée par quatre monstres ailés à un seul pied, qu’on eût dit sortis de l’apocalypse pour assister à la révolution. Ils semblaient avoir été dételés du char d’Ézéchiel pour venir traîner le tombereau de Sanson.

Sur la table du président il y avait une grosse sonnette, presque une cloche, un large encrier de cuivre, et un in-folio relié en parchemin qui était le livre des procès-verbaux.

Des têtes coupées, portées au bout d’une pique, se sont égouttées sur cette table.

On montait à la tribune par un degré de neuf marches. Ces marches étaient hautes, roides, et assez difficiles ; elles firent un jour trébucher Gensonné qui les gravissait. C’est un escalier d’échafaud ! dit-il. ― Fais ton apprentissage, lui cria Carrier.

Là où le mur avait paru trop nu, dans les angles de la salle, l’architecte avait appliqué pour ornements des faisceaux, la hache en dehors.

À droite et à gauche de la tribune, des socles portaient deux candélabres de douze pieds de haut, ayant à leur sommet quatre paires de quinquets. Il y avait dans chaque loge publique un candélabre pareil. Sur les socles de ces candélabres étaient sculptés des ronds que le peuple appelait « colliers de guillotine ».

Les bancs de l’Assemblée montaient presque jusqu’à la corniche des tribunes ; les représentants et le peuple pouvaient dialoguer.

Les vomitoires des tribunes se dégorgeaient dans un labyrinthe de corridors, plein parfois d’un bruit farouche.

La Convention encombrait le palais et refluait jusque dans les hôtels voisins, l’hôtel de Longueville, l’hôtel de Coigny. C’est à l’hôtel de Coigny qu’après le 10 août, si l’on en croit une lettre de lord Bradford, on transporta le mobilier royal. Il fallut deux mois pour vider les Tuileries.

Les comités étaient logés aux environs de la salle ; au pavillon-Égalité, la législation, l’agriculture et le commerce ; au pavillon-Liberté, la marine, les colonies, les finances, les assignats, le salut public ; au pavillon-Unité, la guerre.

Le comité de sûreté générale communiquait directement avec le comité de salut public par un couloir obscur, éclairé nuit et jour d’un réverbère, où allaient et venaient les espions de tous les partis. On y parlait bas.

La barre de la Convention a été plusieurs fois déplacée. Habituellement elle était à la droite du président.

Aux deux extrémités de la salle, les deux cloisons verticales qui fermaient du côté droit et du côté gauche les demi-cercles concentriques de l’amphithéâtre laissaient entre elles et le mur deux couloirs étroits et profonds sur lesquels s’ouvraient deux sombres portes carrées. On entrait et on sortait par là.

Les représentants entraient directement dans la salle par une porte donnant sur la terrasse des Feuillants.

Cette salle, peu éclairée le jour par de pâles fenêtres, mal éclairée quand venait le crépuscule par des flambeaux livides, avait on ne sait quoi de nocturne. Ce demi-éclairage s’ajoutait aux ténèbres du soir ; les séances aux lampes étaient lugubres. On ne se voyait pas ; d’un bout de la salle à l’autre, de la droite à la gauche, des groupes de faces vagues s’insultaient. On se rencontrait sans se reconnaître. Un jour Laignelot, courant à la tribune, se heurte, dans le couloir de descente, à quelqu’un. ― Pardon, Robespierre, dit-il. ― Pour qui me prends-tu ? répond une voix rauque. ― Pardon, Marat, dit Laignelot.

En bas, à droite et à gauche du président, deux tribunes étaient réservées ; car, chose étrange, il y avait à la Convention des spectateurs privilégiés. Ces tribunes étaient les seules qui eussent une draperie. Au milieu de l’architrave, deux glands d’or relevaient cette draperie. Les tribunes du peuple étaient nues.

Tout cet ensemble était violent, sauvage, régulier. Le correct dans le farouche ; c’est un peu toute la révolution. La salle de la Convention offrait le plus complet spécimen de ce que les artistes ont appelé depuis « l’architecture messidor ». C’était massif et grêle. Les bâtisseurs de ce temps-là prenaient le symétrique pour le beau. Le dernier mot de la Renaissance avait été dit sous Louis XV, et une réaction s’était faite. On avait poussé le noble jusqu’au fade, et la pureté jusqu’à l’ennui. La pruderie existe en architecture. Après les éblouissantes orgies de forme et de couleur du xviiie siècle, l’art s’était mis à la diète, et ne se permettait plus que la ligne droite. Ce genre de progrès aboutit à la laideur. L’art réduit au squelette, tel est le phénomène. C’est l’inconvénient de ces sortes de sagesses et d’abstinences ; le style est si sobre qu’il devient maigre.

En dehors de toute émotion politique, et à ne voir que l’architecture, un certain frisson se dégageait de cette salle. On se rappelait confusément l’ancien théâtre, les loges enguirlandées, le plafond d’azur et de pourpre, le lustre à facettes, les girandoles à reflets de diamants, les tentures gorge de pigeon, la profusion d’amours et de nymphes sur le rideau et sur les draperies, toute l’idylle royale et galante, peinte, sculptée et dorée, qui avait empli de son sourire ce lieu sévère, et l’on regardait partout autour de soi ces durs angles rectilignes, froids et tranchants comme l’acier ; c’était quelque chose comme Boucher guillotiné par David.

iv

Qui voyait l’Assemblée ne songeait plus à la salle. Qui voyait le drame ne pensait plus au théâtre. Rien de plus difforme et de plus sublime. Un tas de héros, un troupeau de lâches. Des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais. Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient, luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd’hui des fantômes.

Dénombrement titanique.

À droite, la Gironde, légion de penseurs ; à gauche, la Montagne, groupe d’athlètes. D’un côté, Brissot, qui avait reçu les clefs de la Bastille ; Barbaroux, auquel obéissaient les marseillais ; Kervélégan, qui avait sous la main le bataillon de Brest caserné au faubourg Saint-Marceau ; Gensonné, qui avait établi la suprématie des représentants sur les généraux ; le fatal Guadet, auquel une nuit, aux Tuileries, la reine avait montré le dauphin endormi ; Guadet baisa le front de l’enfant et fit tomber la tête du père ; Salles, le dénonciateur chimérique des intimités de la Montagne avec l’Autriche ; Sillery, le boiteux de la droite, comme Couthon était le cul-de-jatte de la gauche ; Lause-Duperret, qui, traité de scélérat par un journaliste, l’invita à dîner en lui disant : « Je sais que « scélérat » veut simplement dire l’homme qui ne pense pas comme nous » ; Rabaut-Saint-Étienne, qui avait commencé son almanach de 1790 par ce mot : La révolution est finie ; Quinette, un de ceux qui précipitèrent Louis XVI ; le janséniste Camus, qui rédigeait la constitution civile du clergé, croyait aux miracles du diacre Pâris, et se prosternait toutes les nuits devant un Christ de sept pieds de haut cloué au mur de sa chambre ; Fauchet, un prêtre qui, avec Camille Desmoulins, avait fait le 14 juillet ; Isnard, qui commit le crime de dire : Paris sera détruit, au moment même où Brunswick disait : Paris sera brûlé ; Jacob Dupont, le premier qui cria : Je suis athée, et à qui Robespierre répondit : L’athéisme est aristocratique ; Lanjuinais, dure, sagace et vaillante tête bretonne ; Ducos, l’Euryale de Boyer-Fonfrède ; Rebecqui, le Pylade de Barbaroux ; Rebecqui donnait sa démission parce qu’on n’avait pas encore guillotiné Robespierre ; Richaud, qui combattait la permanence des sections ; La Source, qui avait émis cet apophtegme meurtrier : Malheur aux nations reconnaissantes ! et qui, au pied de l’échafaud, devait se contredire par cette fière parole jetée aux montagnards : Nous mourons parce que le peuple dort, et vous mourrez parce que le peuple se réveillera ; Biroteau, qui fit décréter l’abolition de l’inviolabilité, fut ainsi, sans le savoir, le forgeron du couperet, et dressa l’échafaud pour lui-même ; Charles Villette, qui abrita sa conscience sous cette protestation : Je ne veux pas voter sous les couteaux ; Louvet, l’auteur de Faublas, qui devait finir libraire au Palais-Royal avec Lodoïska au comptoir ; Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, qui s’écriait : Tous les rois ont senti sur leurs nuques le 21 janvier ; Marec, qui avait pour souci « la faction des anciennes limites » ; le journaliste Carra qui, au pied de l’échafaud, dit au bourreau : Ça m’ennuie de mourir. J’aurais voulu voir la suite ; Vigée, qui s’intitulait grenadier dans le deuxième bataillon de Mayenne-et-Loire, et qui, menacé par les tribunes publiques, s’écriait : Je demande qu’au premier murmure des tribunes, nous nous retirions tous, et marchions à Versailles, le sabre à la main ! Buzot, réservé à la mort de faim ; Valazé, promis à son propre poignard ; Condorcet, qui devait mourir à Bourg-la-Reine devenu Bourg-Égalité, dénoncé par l’Horace qu’il avait dans sa poche ; Pétion, dont la destinée était d’être adoré par la foule en 1792 et dévoré par les loups en 1794 ; vingt autres encore, Pontécoulant, Marboz, Lidon, Saint-Martin, Dussaulx, traducteur de Juvénal, qui avait fait la campagne de Hanovre ; Boilleau, Bertrand, Lesterp-Beauvais, Lesage, Gomaire, Gardien, Minvielle, Duplantier, Lacaze, Antiboul, et en tête un Barnave qu’on appelait Vergniaud.

De l’autre côté, Antoine-Louis-Léon Florelle de Saint-Just, pâle, front bas, profil correct, œil mystérieux, tristesse profonde, vingt-trois ans ; Merlin de Thionville, que les allemands appelaient Feuer-Teufel, « le diable de feu » ; Merlin de Douai, le coupable auteur de la loi des suspects ; Soubrany, que le peuple de Paris, au premier prairial, demanda pour général ; l’ancien curé Lebon, tenant un sabre de la main qui avait jeté de l’eau bénite ; Billaud-Varennes, qui entrevoyait la magistrature de l’avenir : pas de juges, des arbitres ; Fabre d’Églantine, qui eut une trouvaille charmante, le calendrier républicain, comme Rouget de Lisle eut une inspiration sublime, la Marseillaise, mais l’un et l’autre sans récidive ; Manuel, le procureur de la Commune, qui avait dit : Un roi mort n’est pas un homme de moins ; Goujon, qui était entré dans Tripstadt, dans Newstadt et dans Spire, et avait vu fuir l’armée prussienne ; Lacroix, avocat changé en général, fait chevalier de Saint-Louis six jours avant le 10 août ; Fréron-Thersite, fils de Fréron-Zoïle ; Ruhl, l’inexorable fouilleur de l’armoire de fer, prédestiné au grand suicide républicain, devant se tuer le jour où mourrait la république ; Fouché, âme de démon, face de cadavre ; Camboulas, l’ami du père Duchesne, lequel disait à Guillotin : Tu es du club des Feuillants, mais ta fille est du club des Jacobins ; Jagot, qui à ceux qui plaignaient la nudité des prisonniers répondait : Une prison est un habit de pierre ; Javogues, l’effrayant déterreur des tombeaux de Saint-Denis ; Osselin, proscripteur qui cachait chez lui une proscrite, madame Charry ; Bentabolle, qui, lorsqu’il présidait, faisait signe aux tribunes d’applaudir ou de huer ; le journaliste Robert, mari de Mlle de Kéralio, laquelle écrivait : Ni Robespierre, ni Marat ne viennent chez moi ; Robespierre y viendra quand il voudra, Marat, jamais ; Garan-Coulon, qui avait fièrement demandé, quand l’Espagne était intervenue dans le procès de Louis XVI, que l’assemblée ne daignât pas lire la lettre d’un roi pour un roi ; Grégoire, évêque, digne d’abord de la primitive Église, mais qui plus tard sous l’empire effaça le républicain Grégoire par le comte Grégoire ; Amar qui disait : Toute la terre condamne Louis XVI. À qui donc appeler du jugement ? Aux planètes ; Rouyer, qui s’était opposé, le 21 janvier, à ce qu’on tirât le canon du Pont-Neuf, disant : Une tête de roi ne doit par faire en tombant plus de bruit que la tête d’un autre homme ; Chénier, frère d’André ; Vadier, un de ceux qui posaient un pistolet sur la tribune ; Panis, qui disait à Momoro : Je veux que Marat et Robespierre s’embrassent à ma table chez moi. — Où demeures-tu ? — À Charenton. — Ailleurs m’eût étonné, disait Momoro ; Legendre, qui fut le boucher de la révolution de France comme Pride avait été le boucher de la révolution d’Angleterre ; — Viens, que je t’assomme !, criait-il à Lanjuinais. Et Lanjuinais répondait : Fais d’abord décréter que je suis un bœuf ; Collot d’Herbois, ce lugubre comédien, ayant sur la face l’antique masque aux deux bouches qui disent Oui et Non, approuvant par l’une ce qu’il blâmait par l’autre, flétrissant Carrier à Nantes et déifiant Châlier à Lyon, envoyant Robespierre à l’échafaud et Marat au Panthéon ; Génissieux, qui demandait la peine de mort contre quiconque aurait sur lui la médaille Louis XVI martyrisé ; Léonard Bourdon, le maître d’école qui avait offert sa maison au vieillard du Mont-Jura ; Topsent, marin, Goupilleau, avocat, Laurent Lecointre, marchand, Duhem, médecin, Sergent, statuaire, David, peintre, Joseph Égalité, prince. D’autres encore : Lecointe-Puiraveau, qui demandait que Marat fût déclaré par décret « en état de démence » ; Robert Lindet, l’inquiétant créateur de cette pieuvre dont la tête était le Comité de sûreté générale et qui couvrait la France de vingt et un mille bras qu’on appelait les comités révolutionnaires ; Lebœuf, sur qui Girey-Dupré, dans son Noël des faux patriotes, avait fait ce vers :

Lebœuf vit Legendre et beugla.

Thomas Paine, américain, et clément ; Anacharsis Cloots, allemand, baron, millionnaire, athée, hébertiste, candide ; l’intègre Lebas, l’ami des Duplay ; Rovère, un des rares hommes qui sont méchants pour la méchanceté, car l’art pour l’art existe plus qu’on ne croit ; Charlier, qui voulait qu’on dît vous aux aristocrates ; Tallien, élégiaque et féroce, qui fera le 9 thermidor par amour ; Cambacérès, procureur qui sera prince ; Carrier, procureur qui sera tigre ; Laplanche, qui s’écria un jour : Je demande la priorité pour le canon d’alarme ; Thuriot qui voulait le vote à haute voix des jurés du tribunal révolutionnaire ; Bourdon de l’Oise, qui provoquait en duel Chambon, dénonçait Paine, et était dénoncé par Hébert ; Fayau, qui proposait « l’envoi d’une armée incendiaire » dans la Vendée ; Tavaux, qui le 13 avril fut presque un médiateur entre la Gironde et la Montagne ; Vernier, qui demandait que les chefs girondins et les chefs montagnards allassent servir comme simples soldats ; Rewbell, qui s’enferma dans Mayence ; Bourbotte, qui eut son cheval tué sous lui à la prise de Saumur ; Guimberteau, qui dirigea l’armée des Côtes de Cherbourg ; Jard-Panvilliers, qui dirigea l’armée des Côtes de la Rochelle, Le Carpentier, qui dirigea l’escadre de Cancale ; Roberjot, qu’attendait le guet-apens de Rastadt ; Prieur de la Marne, qui portait dans les camps sa vieille contre-épaulette de chef d’escadron ; Levasseur de la Sarthe, qui, d’un mot, décidait Serrent, commandant du bataillon de Saint-Amand, à se faire tuer ; Reverchon, Maure, Bernard de Saintes, Charles Richard, Lequinio, et au sommet de ce groupe un Mirabeau qu’on appelait Danton.

En dehors de ces deux camps, et les tenant tous deux en respect, se dressait un homme, Robespierre.

v

Au-dessous se courbaient l’épouvante, qui peut être noble, et la peur, qui est basse. Sous les passions, sous les héroïsmes, sous les dévouements, sous les rages, la morne cohue des anonymes. Les bas-fonds de l’Assemblée s’appelaient la Plaine. Il y avait là tout ce qui flotte ; les hommes qui doutent, qui hésitent, qui reculent, qui ajournent, qui épient, chacun craignant quelqu’un. La Montagne, c’était une élite ; la Gironde, c’était une élite ; la Plaine, c’était la foule. La Plaine se résumait et se condensait en Sieyès.

Sieyès, homme profond qui était devenu creux. Il s’était arrêté au tiers-état, et n’avait pu monter jusqu’au peuple. De certains esprits sont faits pour rester à mi-côte. Sieyès appelait tigre Robespierre qui l’appelait taupe. Ce métaphysicien avait abouti, non à la sagesse, mais à la prudence. Il était courtisan et non serviteur de la révolution. Il prenait une pelle et allait, avec le peuple, travailler au Champ de Mars, attelé à la même charrette qu’Alexandre de Beauharnais. Il conseillait l’énergie dont il n’usait point. Il disait aux Girondins : Mettez le canon de votre parti. Il y a les penseurs qui sont les lutteurs ; ceux-là étaient, comme Condorcet, avec Vergniaud, ou, comme Camille Desmoulins, avec Danton. Il y a les penseurs qui veulent vivre, ceux-ci étaient avec Sieyès.

Les cuves les plus généreuses ont leur lie. Au-dessous même de la Plaine, il y avait le Marais. Stagnation hideuse laissant voir les transparences de l’égoïsme. Là grelottait l’attente muette des trembleurs. Rien de plus misérable. Tous les opprobres, et aucune honte ; la colère latente ; la révolte sous la servitude. Ils étaient cyniquement effrayés ; ils avaient tous les courages de la lâcheté ; ils préféraient la Gironde et choisissaient la Montagne ; le dénouement dépendait d’eux ; ils versaient du côté qui réussissait ; ils livraient Louis XVI à Vergniaud, Vergniaud à Danton, Danton à Robespierre, Robespierre à Tallien. Ils piloriaient Marat vivant et divinisaient Marat mort. Ils soutenaient tout jusqu’au jour où ils renversaient tout. Ils avaient l’instinct de la poussée décisive à donner à tout ce qui chancelle. À leurs yeux, comme ils s’étaient mis en service à la condition qu’on fût solide, chanceler, c’était les trahir. Ils étaient le nombre, ils étaient la force, ils étaient la peur. De là l’audace des turpitudes.

De là le 31 mai, le 11 germinal, le 9 thermidor ; tragédies nouées par les géants et dénouées par les nains.

vi

À ces hommes pleins de passions étaient mêlés les hommes pleins de songes. L’utopie était là sous toutes ses formes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l’échafaud, et sous sa forme innocente qui abolissait la peine de mort ; spectre du côté des trônes, ange du côté des peuples. En regard des esprits qui combattaient, il y avait les esprits qui couvaient. Les uns avaient dans la tête la guerre, les autres la paix ; un cerveau, Carnot, enfantait quatorze armées ; un autre cerveau, Jean Debry, méditait une fédération démocratique universelle. Parmi ces éloquences furieuses, parmi ces voix hurlantes et grondantes, il y avait des silences féconds. Lakanal se taisait, et combinait dans sa pensée l’éducation publique nationale ; Lanthenas se taisait, et créait les écoles primaires ; La Révellière-Lépeaux se taisait, et rêvait l’élévation de la philosophie à la dignité de religion. D’autres s’occupaient de questions de détail, plus petites et plus pratiques. Guyton de Morveau étudiait l’assainissement des hôpitaux, Maire l’abolition des servitudes réelles, Jean-Bon-Saint-André la suppression de la prison pour dettes et de la contrainte par corps, Romme la proposition de Chappe, Duboë la mise en ordre des archives, Coren-Fustier la création du cabinet d’anatomie et du muséum d’histoire naturelle, Guyomard la navigation fluviale et le barrage de l’Escaut. L’art avait ses fanatiques et même ses monomanes ; le 21 janvier, pendant que la tête de la monarchie tombait sur la place de la Révolution, Bézard, représentant de l’Oise, allait voir un tableau de Rubens trouvé dans un galetas de la rue Saint-Lazare. Artistes, orateurs, prophètes, hommes-colosses comme Danton, hommes-enfants comme Cloots, gladiateurs et philosophes, tous allaient au même but, le progrès. Rien ne les déconcertait. La grandeur de la Convention fut de chercher la quantité de réel qui est dans ce que les hommes appellent l’impossible. À l’une de ses extrémités, Robespierre avait l’œil fixé sur le droit ; à l’autre extrémité, Condorcet avait l’œil fixé sur le devoir.

Condorcet était un homme de rêverie et de clarté ; Robespierre était un homme d’exécution ; et quelquefois, dans les crises finales des sociétés vieillies, exécution signifie extermination. Les révolutions ont deux versants, montée et descente, et portent étagées sur ces versants toutes les saisons, depuis la glace jusqu’aux fleurs. Chaque zone de ces versants produit les hommes qui conviennent à son climat, depuis ceux qui vivent dans le soleil jusqu’à ceux qui vivent dans la foudre.

vii

On se montrait le repli du couloir de gauche où Robespierre avait dit bas à l’oreille de Garat, l’ami de Clavière, ce mot redoutable : Clavière a conspiré partout où il a respiré. Dans ce même recoin, commode aux apartés et aux colères à demi-voix, Fabre d’Églantine avait querellé Romme, et lui avait reproché de défigurer son calendrier par le changement de Fervidor en Thermidor. On se montrait l’angle où siégeaient, se touchant le coude, les sept représentants de la Haute-Garonne qui, appelés les premiers à prononcer leur verdict sur Louis XVI, avaient ainsi répondu l’un après l’autre : Mailhe : la mort. — Delmas : la mort. — Projean : la mort. — Calès : la mort. — Ayral : la mort. — Julien : la mort. — De Sacy : la mort. Éternelle répercussion qui emplit toute l’histoire, et qui, depuis que la justice humaine existe, a toujours mis l’écho du sépulcre sur le mur du tribunal. On désignait du doigt, dans la tumultueuse mêlée des visages, tous ces hommes d’où était sorti le brouhaha des votes tragiques ; Paganel, qui avait dit : La mort. Un roi n’est utile que par sa mort ; Millaud, qui avait dit : Aujourd’hui, si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer ; le vieux Raffron-Dutrouillet, qui avait dit : La mort vite ! Goupilleau, qui avait crié : L’échafaud tout de suite. La lenteur aggrave la mort ; Sieyès, qui avait eu cette concision funèbre : La mort ; Thuriot, qui avait rejeté l’appel au peuple proposé par Buzot : Quoi ! les assemblées primaires ! quoi ! quarante-quatre mille tribunaux ! Procès sans terme. La tête de Louis XVI aurait le temps de blanchir avant de tomber ; Augustin-Bon Robespierre, qui, après son frère, s’était écrié : Je ne connais point l’humanité qui égorge les peuples, et qui pardonne aux despotes. La mort ! demander un sursis c’est substituer à l’appel au peuple un appel aux tyrans ; Foussedoire, le remplaçant de Bernardin de Saint-Pierre, qui avait dit : J’ai en horreur l’effusion du sang humain, mais le sang d’un roi n’est pas le sang d’un homme. La mort ; Jean-Bon-Saint-André, qui avait dit : Pas de peuple libre sans le tyran mort ; La Vicomterie, qui avait proclamé cette formule : Tant que le tyran respire, la liberté étouffe. La mort ; Chateauneuf-Randon, qui avait jeté ce cri : La mort de Louis le Dernier ! Guyardin, qui avait émis ce vœu : Qu’on l’exécute Barrière-Renversée ! la Barrière-Renversée c’était la barrière du Trône ; Tellier, qui avait dit : Qu’on forge, pour tirer contre l’ennemi, un canon du calibre de la tête de Louis XVI. Et les indulgents : Gentil, qui avait dit : Je vote la réclusion. Faire un Charles Ier, c’est faire un Cromwell ; Bancal, qui avait dit : L’exil. Je veux voir le premier roi de l’univers condamné à faire un métier pour gagner sa vie ; Albouys, qui avait dit : Le bannissement. Que ce spectre vivant aille errer autour des trônes ; Zangiacomi, qui avait dit : La détention. Gardons Capet vivant comme épouvantail ; Chaillon, qui avait dit : Qu’il vive. Je ne veux pas faire un mort dont Rome fera un saint. Pendant que ces sentences tombaient de ces lèvres sévères et, l’une après l’autre, se dispersaient dans l’histoire, dans les tribunes des femmes décolletées et parées comptaient les voix, une liste à la main, et piquaient des épingles sous chaque vote.

Où est entrée la tragédie, l’horreur et la pitié restent.

Voir la Convention, à quelque époque de son règne que ce fût, c’était revoir le jugement du dernier Capet ; la légende du 21 janvier semblait mêlée à tous ses actes ; la redoutable assemblée était pleine de ces haleines fatales qui avaient passé sur le vieux flambeau monarchique allumé depuis dix-huit siècles, et l’avaient éteint ; le décisif procès de tous les rois dans un roi était comme le point de départ de la grande guerre qu’elle faisait au passé ; quelle que fût la séance de la Convention à laquelle on assistât, on voyait s’y projeter l’ombre portée de l’échafaud de Louis XVI ; les spectateurs se racontaient les uns aux autres la démission de Kersaint, la démission de Roland, Duchastel le député des Deux-Sèvres, qui se fit apporter malade sur son lit, et, mourant, vota la vie, ce qui fit rire Marat ; et l’on cherchait des yeux le représentant, oublié par l’histoire aujourd’hui, qui, après cette séance de trente-sept heures, tombé de lassitude et de sommeil sur son banc, et réveillé par l’huissier quand ce fut son tour de voter, entr’ouvrit les yeux, dit : La mort ! et se rendormit.

Au moment où ils condamnèrent à mort Louis XVI, Robespierre avait encore dix-huit mois à vivre, Danton quinze mois, Vergniaud neuf mois, Marat cinq mois et trois semaines, Lepelletier-Saint-Fargeau un jour. Court et terrible souffle des bouches humaines !

viii

Le peuple avait sur la Convention une fenêtre ouverte, les tribunes publiques, et, quand la fenêtre ne suffisait pas, il ouvrait la porte, et la rue entrait dans l’assemblée. Ces invasions de la foule dans ce sénat sont une des plus surprenantes visions de l’histoire. Habituellement, ces irruptions étaient cordiales. Le carrefour fraternisait avec la chaise curule. Mais c’est une cordialité redoutable que celle d’un peuple qui, un jour, en trois heures, avait pris les canons des Invalides et quarante mille fusils. À chaque instant, un défilé interrompait la séance ; c’étaient des députations admises à la barre, des pétitions, des hommages, des offrandes. La pique d’honneur du faubourg Saint-Antoine entrait, portée par des femmes. Des anglais offraient vingt mille souliers aux pieds nus de nos soldats. « Le citoyen Arnoux, disait le Moniteur, curé d’Aubignan, commandant du bataillon de la Drôme, demande à marcher aux frontières, et que sa cure lui soit conservée. » Les délégués des sections arrivaient apportant sur des brancards des plats, des patènes, des calices, des ostensoirs, des monceaux d’or, d’argent et de vermeil, offerts à la patrie par cette multitude en haillons, et demandaient pour récompense la permission de danser la carmagnole devant la Convention. Chenard, Narbonne et Vallière venaient chanter des couplets en l’honneur de la Montagne. La section du Mont-Blanc apportait le buste de Lepelletier, et une femme posait un bonnet rouge sur la tête du président qui l’embrassait ; « les citoyennes de la section du Mail » jetaient des fleurs « aux législateurs » ; les « élèves de la patrie » venaient, musique en tête, remercier la Convention d’avoir « préparé la prospérité du siècle » ; les femmes de la section des Gardes-Françaises offraient des roses ; les femmes de la section des Champs-Élysées offraient une couronne de chêne ; les femmes de la section du Temple venaient à la barre jurer de ne s’unir qu’à de vrais républicains ; la section de Molière présentait une médaille de Franklin qu’on suspendait, par décret, à la couronne de la statue de la Liberté ; les enfants-trouvés, déclarés enfants de la république, défilaient, revêtus de l’uniforme national ; les jeunes filles de la section de Quatrevingt-douze arrivaient en longues robes blanches, et le lendemain le Moniteur contenait cette ligne : « Le président reçoit un bouquet des mains innocentes d’une jeune beauté. » Les orateurs saluaient les foules ; parfois ils les flattaient ; ils disaient à la multitude : — Tu es infaillible, tu es irréprochable, tu es sublime ; — le peuple a un côté enfant ; il aime ces sucreries. Quelquefois l’émeute traversait l’assemblée, y entrait furieuse et sortait apaisée, comme le Rhône qui traverse le lac Léman, et qui est de fange en y entrant, et d’azur en en sortant.

Parfois c’était moins pacifique, et Henriot faisait apporter devant la porte des Tuileries des grils à rougir les boulets.

ix

En même temps qu’elle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome : La liberté du citoyen finit où la liberté d’un autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elle déclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muet devenus pupilles de l’état, la maternité sacrée dans la fille-mère qu’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelin qu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dans l’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traite des noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait la solidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elle organisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris, l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune. Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétait l’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité de calcul par le système décimal. Elle fondait les finances de la France, et à la longue banqueroute monarchique elle faisait succéder le crédit public. Elle donnait à la circulation le télégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie les hôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à la science le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. En même temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze mille deux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclarait la morale universelle base de la société et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.

x

Lieu immense. Tous les types humains, inhumains et surhumains étaient là. Amas épique d’antagonismes. Guillotin évitant David, Bazire insultant Chabot, Guadet raillant Saint-Just, Vergniaud dédaignant Danton, Louvet attaquant Robespierre, Buzot dénonçant Égalité, Chambon flétrissant Pache, tous exécrant Marat. Et que de noms encore il faudrait enregistrer ! Armonville, dit Bonnet-Rouge, parce qu’il ne siégeait qu’en bonnet phrygien, ami de Robespierre, et voulant, « après Louis XVI, guillotiner Robespierre » par goût de l’équilibre ; Massieu, collègue et ménechme de ce bon Lamourette, évêque fait pour laisser son nom à un baiser ; Lehardy du Morbihan stigmatisant les prêtres de Bretagne ; Barère, l’homme des majorités, qui présidait quand Louis XVI parut à la barre, et qui était à Paméla ce que Louvet était à Lodoïska ; l’oratorien Daunou qui disait : Gagnons du temps ; Dubois de Crancé à l’oreille de qui se penchait Marat ; le marquis de Chateauneuf, Laclos, Hérault de Séchelles qui reculait devant Henriot criant : Canonniers, à vos pièces ! Julien, qui comparait la Montagne aux Thermopyles ; Gamon, qui voulait une tribune publique réservée uniquement aux femmes ; Laloy, qui décerna les honneurs de la séance à l’évêque Gobel venant à la Convention déposer la mitre et coiffer le bonnet rouge ; Lecomte, qui s’écriait : C’est donc à qui se déprêtrisera ! Féraud, dont Boissy-d’Anglas saluera la tête, laissant à l’histoire cette question : — Boissy-d’Anglas a-t-il salué la tête, c’est-à-dire la victime, ou la pique, c’est-à-dire les assassins ? — Les deux frères Duprat, l’un montagnard, l’autre girondin, qui se haïssaient comme les deux frères Chénier.

Il s’est dit à cette tribune de ces vertigineuses paroles qui ont, quelquefois, à l’insu même de celui qui les prononce, l’accent fatidique des révolutions, et à la suite desquelles les faits matériels paraissent avoir brusquement on ne sait quoi de mécontent et de passionné, comme s’ils avaient mal pris les choses qu’on vient d’entendre ; ce qui se passe semble courroucé de ce qui se dit ; les catastrophes surviennent furieuses et comme exaspérées par les paroles des hommes. Ainsi une voix dans la montagne suffit pour détacher l’avalanche. Un mot de trop peut être suivi d’un écroulement. Si l’on n’avait pas parlé, cela ne serait pas arrivé. On dirait parfois que les événements sont irascibles.

C’est de cette façon, c’est par le hasard d’un mot d’orateur mal compris qu’est tombée la tête de Mme Élisabeth.

À la Convention l’intempérance de langage était de droit.

Les menaces volaient et se croisaient dans la discussion comme les flammèches dans l’incendie. Pétion : Robespierre, venez au fait. — Robespierre : Le fait, c’est vous, Pétion, j’y viendrai, et vous le verrez. — Une voix : Mort à Marat ! — Marat : Le jour où Marat mourra, il n’y aura plus de Paris, et le jour où Paris périra, il n’y aura plus de république. — Billaud-Varenne se lève et dit : Nous voulons… — Barère l’interrompt : Tu parles comme un roi. — Un autre jour, Philippeaux : Un membre a tiré l’épée contre moi. — Audouin : Président, rappelez à l’ordre l’assassin. — Le Président : Attendez. — Panis : Président, je vous rappelle à l’ordre, moi. — On riait aussi, rudement. — Le Cointre : Le curé du Chant-de-Bout se plaint de Fauchet, son évêque, qui lui défend de se marier. — Une voix : Je ne vois pas pourquoi Fauchet, qui a des maîtresses, veut empêcher les autres d’avoir des épouses. — Une autre voix : Prêtre, prends femme ! — Les tribunes se mêlaient à la conversation. Elles tutoyaient l’assemblée. Un jour le représentant Ruamps monte à la tribune. Il avait une « hanche » beaucoup plus grosse que l’autre. Un des spectateurs lui cria : — Tourne ça du côté de la droite, puisque tu as une « joue » à la David ! — Telles étaient les libertés que le peuple prenait avec la Convention. Une fois pourtant, dans le tumulte du 11 avril 1793, le président fit arrêter un interrupteur des tribunes.

Un jour, cette séance a eu pour témoin le vieux Buonarotti, Robespierre prend la parole et parle deux heures, regardant Danton, tantôt fixement, ce qui était grave, tantôt obliquement, ce qui était pire. Il foudroie à bout portant. Il termine par une explosion indignée, pleine de mots funèbres : — On connaît les intrigants, on connaît les corrupteurs et les corrompus, on connaît les traîtres ; ils sont dans cette assemblée. Ils nous entendent ; nous les voyons et nous ne les quittons pas des yeux. Qu’ils regardent au-dessus de leur tête, et ils y verront le glaive de la loi ; qu’ils regardent dans leur conscience, et ils y verront leur infamie. Qu’ils prennent garde à eux ! — Et quand Robespierre a fini, Danton, la face au plafond, les yeux à demi fermés, un bras pendant par-dessus le dossier de son banc, se renverse en arrière, et on l’entend fredonner :

Cadet Roussel fait des discours
Qui ne sont pas longs quand ils sont courts.

Les imprécations se donnaient la réplique. — Conspirateur ! — Assassin ! — Scélérat ! — Factieux ! — Modéré ! — On se dénonçait au buste de Brutus qui était là. Apostrophes, injures, défis. Regards furieux d’un côté à l’autre, poings montrés, pistolets entrevus, poignards à demi tirés. Énorme flamboiement de la tribune. Quelques-uns parlaient comme s’ils étaient adossés à la guillotine. Les têtes ondulaient, épouvantées et terribles. Montagnards, girondins, feuillants, modérantistes, terroristes, jacobins, cordeliers ; dix-huit prêtres régicides.

Tous ces hommes ! tas de fumées poussées dans tous les sens.

xi

Esprits en proie au vent.

Mais ce vent était un vent de prodige.

Être un membre de la Convention, c’était être une vague de l’océan. Et ceci était vrai des plus grands. La force d’impulsion venait d’en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n’était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable et démesurée qui soufflait dans l’ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution. Quand cette idée passait, elle abattait l’un et soulevait l’autre ; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-là aux écueils. Cette idée savait où elle allait, et poussait le gouffre devant elle. Imputer la révolution aux hommes, c’est imputer la marée aux flots.

La révolution est une action de l’Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a faite. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Les événements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes !

La révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.

Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l’histoire.

Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout.

En présence de ces catastrophes climatériques qui dévastent et vivifient la civilisation, on hésite à juger le détail. Blâmer ou louer les hommes à cause du résultat, c’est presque comme si on louait ou blâmait les chiffres à cause du total. Ce qui doit passer passe, ce qui doit souffler souffle. La sérénité éternelle ne souffre pas de ces aquilons. Au-dessus des révolutions la vérité et la justice demeurent comme le ciel étoilé au-dessus des tempêtes.

xii

Telle était cette Convention démesurée ; camp retranché du genre humain attaqué par toutes les ténèbres à la fois, feux nocturnes d’une armée d’idées assiégées, immense bivouac d’esprits sur un versant d’abîme. Rien dans l’histoire n’est comparable à ce groupe, à la fois sénat et populace, conclave et carrefour, aréopage et place publique, tribunal et accusé.

La Convention a toujours ployé au vent ; mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle de Dieu.

Et aujourd’hui, après quatrevingts ans écoulés, chaque fois que devant la pensée d’un homme, quel qu’il soit, historien ou philosophe, la Convention apparaît, cet homme s’arrête et médite. Impossible de ne pas être attentif à ce grand passage d’ombres.

II

MARAT DANS LA COULISSE.

Comme il l’avait annoncé à Simonne Évrard, Marat, le lendemain de la rencontre de la rue du Paon, alla à la Convention.

Il y avait à la Convention un marquis maratiste, Louis de Montaut, celui qui plus tard offrit à la Convention une pendule décimale surmontée du buste de Marat.

Au moment où Marat entrait, Chabot venait de s’approcher de Montaut.

— Ci-devant…, dit-il.

Montaut leva les yeux.

— Pourquoi m’appelles-tu ci-devant ?

— Parce que tu l’es.

— Moi ?

— Puisque tu étais marquis.

— Jamais.

— Bah !

— Mon père était soldat, mon grand-père était tisserand.

— Qu’est-ce que tu nous chantes là, Montaut ?

— Je ne m’appelle pas Montaut.

— Comment donc t’appelles-tu ?

— Je m’appelle Maribon.

— Au fait, dit Chabot, cela m’est égal.

Et il ajouta entre ses dents :

— C’est à qui ne sera pas marquis.

Marat s’était arrêté dans le couloir de gauche et regardait Montaut et Chabot.

Toutes les fois que Marat entrait, il y avait une rumeur ; mais loin de lui. Autour de lui on se taisait. Marat n’y prenait pas garde. Il dédaignait le « coassement du marais ».

Dans la pénombre des bancs obscurs d’en bas, Coupé de l’Oise, Prunelle, Villars, évêque, qui plus tard fut membre de l’Académie française, Boutrole, Petit, Plaichard, Bonet, Thibaudeau, Valdruche, se le montraient du doigt.

— Tiens, Marat !

— Il n’est donc pas malade ?

— Si, puisqu’il est en robe de chambre.

— En robe de chambre ?

— Pardieu oui !

— Il se permet tout !

— Il ose venir ainsi à la Convention !

— Puisqu’un jour il y est venu coiffé de lauriers, il peut bien y venir en robe de chambre !

— Face de cuivre et dents de vert-de-gris.

— Sa robe de chambre paraît neuve.

— En quoi est-elle ?

— En reps.

— Rayé.

— Regardez donc les revers.

— Ils sont en peau.

— De tigre.

— Non, d’hermine.

— Fausse.

— Et il a des bas !

— C’est étrange.

— Et des souliers à boucles.

— D’argent !

— Voilà ce que les sabots de Camboulas ne lui pardonneront pas.

Sur d’autres bancs on affectait de ne pas voir Marat. On causait d’autre chose. Santhonax abordait Dussaulx.

— Vous savez, Dussaulx ?

— Quoi ?

— Le ci-devant comte de Brienne ?

— Qui était à la Force avec le ci-devant duc de Villeroy ?

— Oui.

— Je les ai connus tous les deux. Eh bien ?

— Ils avaient si grand’peur qu’ils saluaient tous les bonnets rouges de tous les guichetiers, et qu’un jour ils ont refusé de jouer une partie de piquet parce qu’on leur présentait un jeu de cartes à rois et à reines.

— Eh bien ?

— On les a guillotinés hier.

— Tous les deux ?

— Tous les deux.

— En somme, comment avaient-ils été dans la prison ?

— Lâches.

— Et comment ont-ils été sur l’échafaud ?

— Intrépides.

Et Dussaulx jetait cette exclamation :

— Mourir est plus facile que vivre.

Barère était en train de lire un rapport : il s’agissait de la Vendée. Neuf cents hommes du Morbihan étaient partis avec du canon pour secourir Nantes. Redon était menacé par les paysans. Paimbœuf était attaqué. Une station navale croisait à Maindrin pour empêcher les descentes. Depuis Ingrande jusqu’à Maure, toute la rive gauche de la Loire était hérissée de batteries royalistes. Trois mille paysans étaient maîtres de Pornic. Ils criaient Vivent les anglais. Une lettre de Santerre à la Convention, que Barère lisait, se terminait ainsi : « Sept mille paysans ont attaqué Vannes. Nous les avons repoussés, et ils ont laissé dans nos mains quatre canons… »

— Et combien de prisonniers ? interrompit une voix.

Barère continua… — Post-scriptum de la lettre : « Nous n’avons pas de prisonniers, parce que nous n’en faisons plus[1]. »

Marat toujours immobile n’écoutait pas, il était comme absorbé par une préoccupation sévère.

Il tenait dans sa main et froissait entre ses doigts un papier sur lequel quelqu’un qui l’eût déplié eût pu lire ces lignes, qui étaient de l’écriture de Momoro et qui étaient probablement une réponse à une question posée par Marat :

« — Il n’y a rien à faire contre l’omnipotence des commissaires délégués, surtout contre les délégués du comité de salut public. Génissieux a eu beau dire dans la séance du 6 mai : « Chaque commissaire est plus qu’un roi », cela n’y fait rien. Ils ont pouvoir de vie et de mort. Massade à Angers, Trullard à Saint-Amand, Nyon près du général Marcé, Parein à l’armée des Sables, Millières à l’armée de Niort, sont tout-puissants. Le club des Jacobins a été jusqu’à nommer Parein général de brigade. Les circonstances absolvent tout. Un délégué du comité de salut public tient en échec un général en chef. »

Marat acheva de froisser le papier, le mit dans sa poche et s’avança lentement vers Montaut et Chabot qui continuaient à causer et ne l’avaient pas vu entrer.

Chabot disait :

— Maribon ou Montaut, écoute ceci : je sors du comité de salut public.

— Et qu’y fait-on ?

— On y donne un noble à garder à un prêtre.

— Ah !

— Un noble comme toi…

— Je ne suis pas noble, dit Montaut.

— À un prêtre…

— Comme toi.

— Je ne suis pas prêtre, dit Chabot.

Tous deux se mirent à rire.

— Précise l’anecdote, repartit Montaut.

— Voici ce que c’est. Un prêtre appelé Cimourdain est délégué avec pleins pouvoirs près d’un vicomte nommé Gauvain ; ce vicomte commande la colonne expéditionnaire de l’armée des Côtes. Il s’agit d’empêcher le noble de tricher et le prêtre de trahir.

— C’est bien simple, répondit Montaut. Il n’y a qu’à mettre la mort dans l’aventure.

— Je viens pour cela, dit Marat.

Ils levèrent la tête.

— Bonjour, Marat, dit Chabot, tu assistes rarement à nos séances.

— Mon médecin me commande les bains, répondit Marat.

— Il faut se défier des bains, reprit Chabot ; Sénèque est mort dans un bain.

Marat sourit :

— Chabot, il n’y a pas ici de Néron.

— Il y a toi, dit une voix rude.

C’était Danton qui passait et qui montait à son banc.

Marat ne se retourna pas.

Il pencha sa tête entre les deux visages de Montaut et de Chabot.

— Écoutez, je viens pour une chose sérieuse, il faut qu’un de nous trois propose aujourd’hui un projet de décret à la Convention.

— Pas moi, dit Montaut, on ne m’écoute pas, je suis marquis.

— Moi, dit Chabot, on ne m’écoute pas, je suis capucin.

— Et moi, dit Marat, on ne m’écoute pas, je suis Marat.

Il y eut entre eux un silence.

Marat préoccupé n’était pas aisé à interroger. Montaut pourtant hasarda une question.

— Marat, quel est le décret que tu désires ?

— Un décret qui punisse de mort tout chef militaire qui fait évader un rebelle prisonnier.

Chabot intervint.

— Ce décret existe, on a voté cela fin avril.

— Alors c’est comme s’il n’existait pas, dit Marat. Partout dans toute la Vendée, c’est à qui fera évader les prisonniers, et l’asile est impuni.

— Marat, c’est que le décret est en désuétude.

— Chabot, il faut le remettre en vigueur.

— Sans doute.

— Et pour cela parler à la Convention.

— Marat, la Convention n’est pas nécessaire ; le comité de salut public suffit.

— Le but est atteint, ajouta Montaut, si le comité de salut public fait placarder le décret dans toutes les communes de la Vendée, et fait deux ou trois bons exemples.

— Sur les grandes têtes, reprit Chabot. Sur les généraux.

Marat grommela : — En effet, cela suffira.

— Marat, repartit Chabot, va toi-même dire cela au comité de salut public.

Marat le regarda entre les deux yeux, ce qui n’était pas agréable, même pour Chabot.

— Chabot, dit-il, le comité de salut public, c’est chez Robespierre ; je ne vais pas chez Robespierre.

— J’irai, moi, dit Montaut.

— Bien, dit Marat.

Le lendemain était expédié dans toutes les directions un ordre du comité de salut public enjoignant d’afficher dans les villes et villages de Vendée et de faire exécuter strictement le décret portant peine de mort contre toute connivence dans les évasions de brigands et d’insurgés prisonniers.

Ce décret n’était qu’un premier pas ; la Convention devait aller plus loin encore. Quelques mois après, le 11 brumaire an ii (novembre 1793), à propos de Laval qui avait ouvert ses portes aux vendéens fugitifs, elle décréta que toute ville qui donnerait asile aux rebelles serait démolie et détruite.

De leur côté, les princes de l’Europe, dans le manifeste du duc de Brunswick, inspiré par les émigrés et rédigé par le marquis de Linnon, intendant du duc d’Orléans, avaient déclaré que tout français pris les armes à la main serait fusillé, et que, si un cheveu tombait de la tête du roi, Paris serait rasé.

Sauvagerie contre barbarie.

  1. Moniteur, t. xix, p. 81.