Quatrième discours contre L. Catilina (trad. Burnouf)

La bibliothèque libre.


Quatrième discours contre L. Catilina (trad. Burnouf), Texte établi par NisardGarnier2 (p. 584-595).


QUATRIÈME DISCOURS
CONTRE L. CATILINA,
PRONONCÉ DANS LE SÉNAT.

DISCOURS VINGT-DEUXIÈME.


ARGUMENT.

Les principaux conjurés étaient sous la main de la justice ; mais ils avaient dans Rome de nombreux partisans. Déjà les affranchis de Lentulus cherchaient à soulever la populace et les esclaves. Déjà les émissaires de Céthégus, avec une foule d’hommes exercés à l’audace et au crime, se préparaient à l’arracher de la maison de Cornificius où il était gardé. Tout le monde n’était pas rassuré sur les intentions de César, et un témoin, dont on n’osa pas approfondir la déposition, vint dénoncer Crassus ; et pendant ce temps, Catilina était en Étrurie à la tête d’une armée. Ainsi, quoique découverte, la conjuration était encore puissante. Cicéron sentit combien il importait de se hâter ; et dès le 4 décembre, il convoqua le sénat pour prononcer sur le sort des conjurés.

Il faut se souvenir que la constitution de la république ne donnait pas à ce corps le pouvoir judiciaire. En outre, les lois Porcia et Sempronia défendaient qu’aucun citoyen fût condamné à mort, ou même à l’exil, si ce n’est par le peuple assemblé en centuries. Le jugement que le sénat se disposait à rendre était donc un véritable coup d’État, un acte arbitraire, et, s’il faut le dire, une usurpation ; mais le sénat était pressé entre deux inévitables nécessités : celle de violer les lois, et celle de périr avec l’État et les lois.

Le consul désigné, Silanus opina pour le dernier supplice. Son collègue Muréna en fit autant, ainsi qu’un grand nombre de consulaires et des principaux du sénat, jusqu’à Tibérius Néron, aïeul de l’empereur Tibère, qui voulait qu’on différât le jugement jusqu’après la défaite de Catilina. C’est alors que César, préteur désigné et grand pontife, prononça cet éloquent et artificieux Discours, dont Salluste nous a conservé, sinon le texte, au moins l’esprit et les principaux arguments. Il proposait la prison perpétuelle et la confiscation des biens ; mais son dessein était évidemment de sauver les coupables. La popularité de César, et l’adresse avec laquelle il fit valoir les lois protectrices de la vie des citoyens, avaient jeté dans les esprits beaucoup d’incertitude et d’hésitation. Les uns, partisans secrets de la conjuration, voyaient avec plaisir un homme de ce rang et de ce crédit se déclarer, en quelque sorte, pour les conjurés. La foule des hommes timides et sans opinion reculaient devant un acte de vigueur, ou étaient séduits par les sophismes de César : les plus zélés et les plus courageux craignaient que le sang des condamnés ne retombât un jour sur le consul. Silanus interprétait son vote, et disait que par le supplice, il avait, comme César, entendu la prison. La plupart, sans excepter même Quintus Cicéron, revenaient à cet avis : enfin, tous les yeux, tournés vers le consul, semblaient l’avertir de ses dangers, ou chercher à démêler ses secrets sentiments. Ce grand citoyen sentit que le moment était décisif. Il prit aussitôt la parole.

Tel est le sujet de la quatrième Catilinaire, dont, par une injuste réticence, Salluste n’a pas même fait mention. Catulus, sur lequel cet historien garde le même silence, se prononça pour le dernier supplice. Enfin, Caton entraîna les suffrages par cette admirable harangue que nous lisons dans le Catilina, et qui contenait contre César de courageuses invectives que Plutarque rapporte, et que Salluste a dissimulées.

« La sentence de mort (dit la Harpe, Cours de littér.) fut prononcée d’une voix presque unanime, et exécutée sur-le-champ. Cicéron, un moment après, trouva les partisans, les amis, les parents des conjurés encore attroupés dans la place publique. Ils ignoraient le sort des coupables, et ils n’avaient pas perdu toute espérance. Ils ont vécu, leur dit le consul en se tournant vers eux, et ce seul mot fut un coup de foudre qui les dissipa tous en un moment. Il était nuit ; Cicéron fut reconduit chez lui aux acclamations de tout le peuple, et suivi des principaux du sénat. On plaçait des flambeaux aux portes des maisons pour éclairer sa marche. Les femmes étaient aux fenêtres pour le voir passer, et le montraient à leurs enfants. Quelque temps après, Caton devant le peuple, et Catulus dans le sénat, lui décernèrent le nom de père de la patrie, titre si glorieux, que dans la suite la flatterie l’attacha à la dignité impériale, mais que Rome libre, dit heureusement Juvénal, n’a donné qu’au seul Cicéron :

Roma patrem patriæ Ciceronem libera dixit. »


I. Je vois, pères conscrits, que tous vos regards sont attachés sur moi. Je vois que mes dangers vous touchent au milieu même des dangers de la patrie, et qu’une fois la république sauvée, vous serez encore alarmés sur mon sort. Ce généreux intérêt adoucit tous mes maux, console toutes mes douleurs. Mais, au nom des dieux ? bannissez-le de vos cœurs, pères conscrits, et oubliez mon salut pour assurer le vôtre et celui de vos enfants. Je le déclare hautement : Si le consulat m’a été donné à ce prix, que je dusse épuiser toutes les amertumes, endurer tous les tourments, je les endurerai avec courage, j’ajoute même avec plaisir, pourvu que la gloire et la conservation du sénat et du peuple romain couronnent mes travaux. Vous voyez en moi un consul dont la vie ne fut jamais en sûreté, ni dans le forum, sanctuaire de la justice et des lois, ni dans le Champ de Mars, au milieu des comices consulaires, et lorsque les auspices en ont consacré l’enceinte, ni dans le sénat, refuge assuré de toutes les nations. Pour moi seul ma maison n’est point un asile inviolable, ni mon lit un lieu de repos. Même sur ce siége d’honneur, sur la chaise curule, je suis environné de périls et d’embûches. Silence, résignation, sacrifices, rien ne m’a coûté ; et j’ose le dire, j’ai souffert bien des maux pour vous épargner bien des craintes. Mon consulat sera jusqu’à la fin ce qu’il fut toujours. Si les dieux m’ont réservé la gloire d’arracher le peuple romain au plus horrible carnage ; vos femmes, vos enfants, les vierges sacrées de Vesta, aux outrages les plus cruels ; les temples, les autels, cette belle patrie, notre mère commune, au fléau de l’incendie ; l’Italie entière, à la guerre et à la dévastation : à ce prix, que la fortune ordonne de moi ce qu’elle voudra, je subirai ses arrêts. En effet, si Lentulus a pu croire, sur la foi des devins, que son nom était marqué par la destinée pour la ruine de l’État, n’ai-je pas lieu de me réjouir qu’une destinée contraire ait marqué mon consulat pour sa conservation ?

II. Ainsi, pères conscrits, songez à vous-mêmes, songez à la patrie ; sauvez vos personnes, vos femmes, vos enfants, vos biens ; défendez le nom et l’existence du peuple romain. C’est trop vous inquiéter de mes dangers personnels. Je dois espérer que tous les dieux protecteurs de cette ville ne laisseront pas sans récompense mon zèle et mes services. Mais s’il en est autrement, je saurai mourir sans regret et sans faiblesse. En effet, la mort ne peut être ni honteuse pour un homme courageux, ni prématurée pour un consulaire, ni malheureuse pour un sage. Je ne porte pas cependant un cœur de fer. Non, je ne puis être insensible à la douleur d’un frère que j’aime autant qu’il me chérit, ni aux larmes de tous ces illustres sénateurs dont je suis environné. Souvent, on peut m’en croire, rappelé par la pensée dans le sein de ma maison, j’y vois une épouse désolée, une fille tremblante et un fils au berceau, précieux otage qui me semble répondre à la république des actes de mon consulat ; je vois ici même un gendre qui attend avec anxiété l’issue de cette grande journée. Sans doute des têtes si chères m’inspirent un intérêt bien pressant ; mais c’est celui de les sauver avec vous, fût-ce même aux dépens de ma vie, plutôt que de laisser périr à la fois et ma famille, et le sénat, et la république entière.

Oubliez donc tout, pères conscrits, pour sauver l’État. Regardez autour de vous quels orages vous menacent, si vous ne les conjurez. Ce n’est point un Tibérius Gracchus, coupable de vouloir être une seconde fois tribun ; ce n’est point un Caïus, auteur d’une loi séditieuse ; ce n’est point un Saturninus, meurtrier de Memmius, qui, accusés devant vous, attendent l’arrêt que prononcera votre sévérité. Vous tenez en vos mains ceux qui restèrent dans Rome pour la livrer aux flammes, pour vous égorger tous, pour ouvrir les portes à Catilina. Vous avez leurs lettres, leurs cachets, leur écriture, l’aveu de chacun des coupables. On veut séduire les Allobroges ; on soulève les esclaves ; on appelle Catilina ; on forme l’horrible dessein d’un massacre, dont il ne doit pas échapper un citoyen pour gémir sur les ruines de la patrie, et déplorer la chute d’un si puissant empire.

III. D’irrécusables témoins vous ont révélé tous ces attentats ; leurs auteurs les ont confessés ; vous-mêmes en avez déjà plus d’une fois porté votre jugement : d’abord en m’adressant d’honorables remercîments, et en déclarant que j’ai, par mon courage et ma vigilance, découvert une conjuration impie et criminelle ; ensuite, en forçant Lentulus d’abdiquer la préture, et en prononçant sa détention et celle de ses complices ; enfin, en ordonnant en mon nom des actions de grâces aux dieux immortels, honneur réservé jusqu’à moi aux généraux victorieux. Hier encore vous avez décerné aux députés des Allobroges et à Titus Vulturcius de magnifiques récompenses. Tous ces actes ne sont-ils pas autant d’arrêts lancés contre ceux dont les noms sont compris dans l’ordre de détention ?

Cependant, pères conscrits, j’ai voulu, en soumettant l’affaire à une nouvelle délibération, que vous pussiez prononcer à la fois sur le crime et sur le châtiment. Avant de prendre vos suffrages, je vais vous parler comme doit le faire un consul. Je voyais depuis longtemps de coupables fureurs couver sourdement dans le sein de la république ; je voyais les factions s’agiter et nous préparer des malheurs inconnus. Mais que des citoyens eussent formé une si vaste et si effrayante conjuration, non, je ne l’ai jamais cru. Maintenant que ce fait n’est que trop certain, pour quelque parti que penchent vos opinions, il faut vous prononcer avant la nuit. Vous voyez quel horrible forfait vous est dénoncé. Si vous croyez que peu de complices y aient trempé, c’est une erreur, pères conscrits. Le mal est plus étendu qu’on ne pense. Il a infecté l’Italie ; que dis-je ? il a franchi les Alpes, et dans ses progrès insensibles, il a déjà envahi plus d’une province. L’étouffer à force de patience et de temps, est impossible ; quelque remède que votre justice y apporte, la promptitude seule en fera le succès.

IV. Jusqu’ici deux opinions partagent cette assemblée : celle de Silanus, qui juge dignes de mort les assassins de la patrie ; celle de César, qui, rejetant la peine de mort, ne trouve parmi les autres supplices rien qui soit trop rigoureux. L’un et l’autre ont tenu le langage qui convenait à leur rang, et fait voir une sévérité proportionnée à la grandeur du délit. Le premier ne pense pas que des hommes convaincus d’avoir voulu nous arracher la vie, exterminer le peuple romain, renverser l’empire, anéantir jusqu’au nom de Rome, doivent un instant jouir de la lumière, et respirer l’air dont ils voulurent nous priver ; il se rappelle en même temps que cette république a vu plus d’une fois des citoyens pervers punis du dernier supplice. L’autre est persuadé que les dieux n’ont point voulu faire de la mort un châtiment ; mais qu’elle est une loi de la nature, le terme des travaux et des misères. Aussi le sage ne la reçut jamais à regret, et l’homme courageux alla souvent au-devant d’elle. Mais les fers, et les fers pour toujours, furent inventés, on n’en saurait douter, pour être le châtiment spécial de quelque grand forfait. Il veut qu’on distribue les coupables dans des villes municipales. Imposer aux villes ce fardeau, paraît injuste ; obtenir qu’elles s’en chargent, peut être difficile. Ordonnez cependant, si vous le trouvez bon. Je prends sur moi de chercher, et j’espère trouver des cités qui se feront un honorable devoir de concourir avec vous au salut commun. Il appelle sur les habitants un châtiment terrible, si les fers d’un des coupables étaient jamais brisés. Il entoure ces criminels de tout ce qui peut rendre la prison effrayante. Par une précaution digne de cette épouvantable conjuration, il défend que jamais on puisse demander au sénat ou au peuple la grâce de ceux qu’il condamne. Il leur ôte jusqu’à l’espérance, seule consolation du malheureux. Il veut la confiscation de leurs biens ; il ne laisse à ces hommes exécrables que la vie seule, qu’il ne pourrait leur ôter sans les soustraire, par un instant de douleur, à toutes les douleurs de l’âme et du corps, à tous les châtiments qu’ont mérités leurs crimes. Aussi la sagesse des anciens, pour placer dans la vie une terreur capable d’arrêter le méchant, a-t-elle voulu qu’il y eût dans les enfers des supplices réservés aux impies : elle comprenait que, séparée de cette crainte salutaire, la mort même n’était plus redoutable.

V. Maintenant, pères conscrits, je vois de quel côté se trouve mon intérêt. Si vous adoptez l’opinion de César, comme il suivit toujours dans sa vie politique la route où le peuple aime à voir ses amis, peut-être un décret, appuyé de son nom et de son autorité, m’exposera-t-il à moins d’orages populaires ; si vous adoptez l’avis de Silanus, quelques dangers de plus menaceront ma tranquillité. Mais faut-il compter mes dangers, quand il s’agit de l’intérêt public" ? César, en émettant un vote digne de son noble caractère et de sa haute naissance, vient de nous donner un gage éternel de son attachement à la patrie. Nous savons à présent quelle distance sépare la vraie popularité de la fausse ; l’homme qui flatte le peuple, de celui qui veut le sauver. Je vois tel de ces hommes jaloux de passer pour populaires, qui s’abstient de paraître ici, sans doute afin de ne pas prononcer sur la vie de citoyens romains. Toutefois, avant-hier, ce même homme privait des citoyens romains de leur liberté, et ordonnait qu’une fête solennelle fût célébrée en mon nom. Hier, il décernait aux dénonciateurs de magnifiques récompenses. Or, celui qui a prononcé la détention de l’accusé, félicité le magistrat qui préside au jugement, récompensé le dénonciateur, n’a-t-il pas évidemment porté son jugement sur le fond même de la cause ?

Pour César, il comprend que la loi Sempronia fut établie en faveur des citoyens romains ; mais qu’un ennemi de la patrie ne peut être citoyen ; enfin que l’auteur même de cette loi expia, par l’ordre du peuple, ses attentats contre la république. Il ne pense pas que Lentulus, malgré ses largesses et ses prodigalités, ait droit au titre d’ami du peuple, lorsque dans sa rage impie il a voulu égorger ce même peuple, et faire de la ville un monceau de cendres. Aussi le plus doux et le plus clément des hommes ne balance pas à plonger Lentulus dans les ténèbres d’une éternelle prison. Hôte pour toujours à l’ambition les moyens de se faire valoir en implorant la grâce de ce coupable, et de se populariser en perdant le peuple romain. Il veut encore la confiscation de ses biens, afin que tous les tourments de l’âme et du corps soient aggravés par l’indigence et la misère.

VI. Si donc vous vous rangez à son avis, c’est un appui que vous me donnerez devant le peuple, et je monterai à la tribune environné de toute la faveur qui s’attache à son nom. Si vous préférez l’avis de Silanus, il sera facile de vous justifier, ainsi que moi, du reproche de cruauté, et l’on sera forcé de convenir que ce supplice était vraiment le plus doux.

Au reste, pères conscrits, que peut-il y avoir de cruel quand il s’agit de punir un forfait si horrible ? Pour moi, je dirai franchement ce que je ressens. Oui, pères conscrits, j’en jure par le plus ardent de mes vœux, le salut de la république, la sévérité que je montre ne vient point d’une âme dure et inflexible : quel caractère est plus doux que le mien ? c’est l’humanité qui m’inspire ; c’est à force de pitié que je suis sévère. Je crois voir en effet cette reine des cités, l’ornement de l’univers, l’asile commun des nations, abîmée tout à coup dans un vaste embrasement ; je me représente les cadavres des citoyens amoncelés sans sépulture sur les ruines de la patrie ; j’ai devant les yeux l’image effrayante de Céthégus se baignant, au gré de sa fureur, dans les flots de votre sang. Mais quand je me figure Lentulus en possession de la royauté, que lui avaient promise ses prétendus oracles ; Gabinius revêtu de la pourpre ; Catilina entrant dans Rome avec son armée : alors j’entends les cris lamentables des mères éplorées, je vois leurs enfants poursuivis par des ravisseurs, je vois les vestales sacrées essuyer de déplorables outrages : triste et douloureux spectacle, qui, en excitant ma pitié, arme mon bras d’une juste rigueur. En effet, pères conscrits, je vous le demande, si un père de famille voyait ses enfants assassinés par un esclave, son épouse égorgée, sa maison réduite en cendres, et qu’il ne tirât point de ce crime la plus terrible vengeance, serait-ce en lui clémence ou inhumanité, pitié ou barbarie ? Oui, je le dis, il porte un cœur de bronze et une âme dénaturée, s’il ne cherche point dans la douleur et les tourments du coupable un soulagement à sa propre douleur, un adoucissement à ses propres tourments. Et nous aussi, pères conscrits, des scélérats ont voulu massacrer nos femmes et nos enfants ; ils ont voulu renverser et les toits où nous habitons, et la ville entière, commune habitation de ce grand peuple. À leur voix, les barbares devaient accourir sur la cendre fumante de l’empire, et les Gaulois, s’asseoir sur les ruines de Rome. Ah ! c’est ici que, pour être humains, il faut être sévères. L’indulgence serait cruauté ; la faiblesse, insensibilité barbare aux maux de la patrie. A-t-il paru cruel, cet illustre et généreux citoyen, Lucius César, lorsque dans cette assemblée il a déclaré que Lentulus devait cesser de vivre ? et Lentulus est l’époux de sa sœur ; Lentulus était présent ; il entendait cet arrêt. A-t-il paru cruel, lorsqu’il a rappelé que son aïeul avait péri par ordre du consul, avec son fils, qui, tout jeune encore, et tout chargé qu’il était d’une mission pacifique, fut tué dans la prison ? Et cependant ils n’avaient pas, comme Lentulus, conjuré la ruine de l’État. C’était une simple lutte de parti, et des largesses espérées ou promises causèrent tous les troubles. Alors l’aïeul de Lentulus poursuivit le second des Gracques le fer à la main ; alarmé des moindres dangers de la république, son sang coula pour la défendre : aujourd’hui, c’est pour la renverser de fond en comble que le petit-fils de ce grand homme arme les Gaulois, soulève les esclaves, appelle Catilina, charge Cethégus d’égorger les sénateurs ; Gabinius, de passer les citoyens au fil de l’épée ; Cassius, de réduire la ville en cendres ; Catilina enfin, de livrer au pillage l’Italie tout entière. Juges de tels forfaits, vous craindriez de paraître sévères ! Craignez plutôt de paraître cruels envers la patrie, en épargnant ses mortels ennemis. Non, ce n’est point l’arrêt vengeur de tant de crimes qui sera jamais flétri du nom de cruauté.

VII. Toutefois, pères conscrits, j’entends autour de moi des paroles sur lesquelles je ne puis me taire. Du milieu de vous, des voix alarmantes parviennent à mes oreilles : on paraît craindre que je n’aie pas les moyens d’exécuter le décret que vous porterez aujourd’hui. Tout est prévu, pères conscrits, tout est ordonné, tout est préparé par mes soins et ma vigilance, et plus encore par le zèle du peuple romain, qui veut conserver son empire, ses biens et sa liberté. Autour de nous sont réunis les Romains de tous les ordres et de tous les âges ; le forum en est rempli ; tous les temples qui entourent le forum, toutes les avenues qui conduisent à cette enceinte, ne peuvent en contenir la foule. En effet, c’est la première fois, depuis que Rome existe, qu’une même cause ait réuni tous les sentiments ; si ce n’est ceux des hommes qui, sûrs de périr, ont voulu, pour ne pas tomber seuls, nous entraîner tous dans leur ruine. Je les excepte volontiers, et j’en fais une classe à part. Ce ne sont pas même de mauvais citoyens ; ce sont d’irréconciliables ennemis. Mais les autres, grands dieux ! quel concours, quel zèle, quel dévouement unanime pour la gloire et le salut de l’empire !

Que dirai-je ici des chevaliers romains ? s’ils ne viennent qu’après vous pour le rang et le conseil, ils se glorifient de marcher vos égaux en courage et en patriotisme. Réconciliés enfin et réunis à cet ordre après bien des années de dissensions, cette journée mémorable et cette cause sacrée resserrent les liens de votre union. Puisse cette union, affermie sous mon consulat, durer éternellement ! rassurée à jamais contre les ennemis domestiques, la république n’aura plus rien à redouter de leurs coupables efforts. Je vois enflammés du même zèle les tribuns du trésor ; et cette classe nombreuse et distinguée des secrétaires, qui, réunis par hasard ce jour même au trésor public, ont abandonné le soin de leurs intérêts, pour voler au secours de la patrie. Tous les hommes nés libres, même dans les rangs les plus obscurs, sont accourus en foule. Quel est, en effet, le Romain pour qui ces temples, l’aspect de cette ville, la possession de la liberté, cette lumière même qui nous éclaire, cette terre de la commune patrie, ne soient à la fois et les biens les plus chers, et la source des plus douces jouissances ?

VIII. N’oubliez pas, pères conscrits, dans cette revue de nos défenseurs, la classe des affranchis. Depuis qu’ils ont mérité par leurs travaux le beau nom de Romains, ils aiment comme leur véritable patrie cette ville, que des hommes nés dans son sein, et des hommes d’un si haut rang, ont traitée comme une ville ennemie. Mais que parlé-je des affranchis ? le soin de leur fortune, les droits civils dont ils jouissent, la liberté enfin, le premier des biens, tout les attache à la patrie et les intéresse à sa défense. J’arrive aux esclaves. Non, il n’est pas un esclave, pour peu que sa condition soit tolérable, qui n’abhorre les complots tramés par des citoyens, qui ne désire la conservation de la république, qui, à défaut de son bras, ne concoure au moins par ses vœux au salut commun. Ne vous alarmez donc pas d’un bruit qui a été répandu. Un agent de Lentulus parcourt, dit-on, les demeures du pauvre et les boutiques de l’artisan, dans l’espoir de séduire à prix d’argent des âmes simples et crédules. Oui, on a tenté de soulever les artisans ; mais il ne s’en est pas rencontré d’assez malheureux, ou d’assez égarés, pour ne pas vouloir conserver le modeste asile où un travail journalier fournit à leurs besoins, le lit où ils reposent, enfin le cours même de leurs paisibles habitudes. Je ne crains pas de le dire : cette classe industrieuse est, par sa position, amie du repos et de la tranquillité. Tous les profits de son travail, tous ses moyens d’existence ont besoin, pour se soutenir, d’une grande population. La paix seule alimente son industrie. Si ses bénéfices diminuent quand les ateliers sont fermés, que sera-ce donc lorsqu’ils seront consumés par les flammes ?

Ainsi, pères conscrits, tout prouve que les secours du peuple romain ne vous manquent point : c’est à vous de ne pas donner lieu de croire que vous manquez au peuple romain.

IX. Vous avez un consul aguerri contre les dangers et les complots ; s’il échappa tant de fois à la mort, ce n’est pas pour vivre lui-même, c’est pour vous sauver. Rivaux de courage et de zèle, tous les ordres de l’État n’ont qu’une âme, qu’une volonté, qu’une voix pour le salut de la république. Menacée du fer et de la flamme par des enfants parricides, la patrie tend vers vous ses mains suppliantes. Elle implore votre appui, elle vous recommande la vie des citoyens, la citadelle et le Capitole, les autels des dieux pénates, le feu éternel et sacré de Vesta, les temples et les sanctuaires de tous les immortels, les murailles même et les maisons de cette grande ville. Enfin c’est sur votre vie, sur celle de vos femmes et de vos enfants, sur la fortune et les biens de chaque citoyen, sur la conservation de vos foyers, que vous allez prononcer aujourd’hui, vous avez, ce qu’on voit trop rarement, un chef qui s’oublie lui-même pour ne penser qu’à vous ; vous avez, ce que nous voyons aujourd’hui pour la première fois dans une cause politique, tous les ordres, tous les individus, le peuple tout entier, parfaitement uni de vœux et de sentiments. Songez quels travaux il a fallu pour fonder cet empire ; quel courage pour affermir la liberté ; à quelle hauteur s’est élevé, par la protection des dieux, ce majestueux édifice de la grandeur romaine. Empire, liberté, grandeur, une seule nuit a failli tout détruire. Il faut empêcher aujourd’hui que jamais des citoyens pervers ne puissent consommer de pareils attentats, ne puissent même en concevoir la pensée. Et je ne tiens pas ce langage, pères conscrits, pour encourager votre zèle ; il a presque devancé le mien. Mais je suis consul, et à ce titre la république avait droit d’exiger que ma voix se fît entendre la première.

X. Maintenant, pères conscrits, avant de revenir à l’objet de la délibération, je vous parlerai un instant de moi-même. Autant la république renferme de conjurés, et vous voyez qu’elle en renferme un grand nombre, autant je me suis fait d’implacables ennemis. Mais leur faiblesse égale leur haine, et le mépris est tout ce que je dois à cette foule abjecte et déshonorée. Si pourtant, soulevée contre moi par l’audace et le crime, elle venait quelque jour à prévaloir contre l’auguste protection du sénat et des lois, jamais, pères conscrits, je ne me repentirai de mes actions ni de mes conseils. En effet, la mort, dont peut-être ils me menacent, est le destin commun des hommes ; mais la gloire dont vos décrets ont honoré ma vie n’échut encore en partage qu’à moi seul. Vous avez décerné à mille autres des félicitations publiques pour avoir bien servi la patrie ; je suis le premier qui en reçoive pour l’avoir sauvée.

Honneur au grand Scipion, dont le génie et la valeur forcèrent Annibal de retourner en Afrique et d’abandonner l’Italie ! Honneur au second Africain, destructeur des deux villes les plus ennemies de cet empire, Carthage et Numance ! Célébrons les faits héroïques de Paul Émile, qui vit Persée, un monarque jadis si puissant et si renommé, attaché en esclave à son char de triomphe. Proclamons la gloire éternelle de Marius, qui deux fois sauva l’Italie de l’invasion des barbares et du joug étranger. Au-dessus de ces grands noms, plaçons le grand nom de Pompée, dont les exploits et les vertus embrassent la même carrière que le soleil, et n’ont de limites que celles du monde. Au milieu de toutes ces gloires, ma gloire trouvera sans doute quelque place ; car s’il est beau de nous ouvrir, en conquérant des provinces, les routes de l’univers, il est beau aussi de conserver aux héros absents pour la victoire, une patrie ou ils puissent revenir triomphants. Heureux, au reste, le vainqueur de l’étranger ! moins heureux le vainqueur de ses concitoyens ! Subjugué ou reçu en grâce, l’ennemi du dehors est enchaîné par la force ou par la reconnaissance ; mais quand des citoyens, transportés d’un funeste délire, ont une fois déclaré la guerre à leur patrie, en vain vous aurez sauvé la patrie de leurs coups ; ni craintes ni bienfaits ne pourront les désarmer. J’aurai donc à soutenir contre les mauvais citoyens des combats éternels. Je les redoute peu : votre appui, celui de tous les gens de bien, le souvenir de nos dangers, souvenir qui ne périra jamais dans la mémoire des nations, et moins encore dans celle de ce grand peuple sauvé par mes soins, tout me sera, et pour moi et pour les miens, un rempart assuré. Non, jamais la force ne prévaudra contre l’union du sénat et des chevaliers romains ; jamais la ligue sacrée des hommes vertueux ne sera rompue par la violence des méchants.

XI. Ainsi, pères conscrits, pour me tenir lieu du commandement de l’armée et de la province, que je pouvais conserver, du triomphe et des autres distinctions, dont j’ai sacrifié l’espoir au besoin de garder la ville et de vous sauver tous ; pour me dédommager des liaisons de clientèle et d’hospitalité qu’un proconsul forme dans sa province, et que même dans Rome je cultive avec autant de zèle que j’en mets à les rechercher ; pour prix de tous ces sacrifices, en récompense de mon dévouement sans bornes, et de cette vigilance infatigable dont le salut public atteste aujourd’hui les efforts, je ne vous demande rien, sinon de conserver la mémoire de cette grande époque et de tout mon consulat : tant qu’elle restera gravée dans vos âmes, je me croirai entouré d’un invincible rempart. Si le crime triomphant venait un jour à tromper mon espoir, je vous recommande un fils au berceau : nuls dangers ne menaceront sa vie, ses honneurs même seront assurés, tant que vous n’oublierez pas qu’il doit le jour à un père qui se dévoua seul pour tout sauver. Oui, pères conscrits, c’est votre sort que vous allez décider aujourd’hui ; c’est le sort du peuple romain, de vos femmes et de vos enfants, de vos autels et de vos foyers, des temples sacrés, de la ville, de l’empire, de la liberté, de l’Italie, de la république entière. Prononcez donc avec cette fermeté qui a signalé vos premières délibérations. Vous avez un consul qui ne craindra pas d’exécuter vos arrêts, qui les défendra toute sa vie, et qui en accepte pour toujours la glorieuse responsabilité.


NOTES
SUR LES DISCOURS CONTRE L. CATILINA.

LIVRE PREMIER.

I. Quid proxima, quid superiore nocte. Le mot proxima désigne évidemment la nuit qui précède immédiatement la séance du sénat. Le mot superiore désigne donc celle d’auparavant. Or c’est dans celle-ci que se tint chez Léca l’assemblée où fut résolue la mort de Cicéron ; témoin ces expressions du chap. 4. Recognosce tandem noctem illam superioremDico te priori nocte venisse in M. Læcæ domum. Mais on voit au chap. 18 du plaidoyer pour Sylla que cette réunion des conjurés eut lieu la nuit du 6 au 7 novembre. C’est donc le 8 que le sénat fut assemblé au temple de Jupiter Stator. C’est ainsi que l’a entendu le président de Brosses, et c’est le seul moyen de concilier les différents passages de Cicéron. On peut supposer que la journée du 7 fut nécessaire au consul pour avertir les sénateurs, et peut être pour se procurer de nouveaux renseignements sur la conjuration.

P. Scipio, pontifex maximus. Scipion Nasica était petit-fils de celui qui fut déclaré le plus honnête homme de la république, et chargé de recevoir la Mère des dieux arrivant de Pessinonte, au temps de la seconde guerre Punique. Il est appelé ici privatus, parce que la dignité de grand pontife n’était point une magistrature. Pour ce qui concerne les Gracques, voyez leur vie par Plutarque. Voyez aussi Salluste, Jugurth., chap. 42 ; Velléius Paterc., II, 16 ; Florus, II, 14 et 15 ; Saint-Réal, Conjurat. des Gracques, etc. Mediocriter labefactantem statum reipublicæ. Cicéron atténue à dessein la faute de Tibérius Gracchus, afin que la rigueur avec laquelle il fût puni contraste plus fortement avec l’impunité de Catilina. Cette observation s’applique à tous les exemples qui suivent.

Sp. Melium. Spurius Mélius était un chevalier romain qui, dans un temps de disette, forma des magasins de grains et les distribua aux citoyens. Il devint leur idole. Le sénat l’accusa d’aspirer à la tyrannie ; et pour opposer à la faveur populaire une autorité redoutable au peuple, on nomma dictateur le célèbre Cincinnatus. Il cita Spurius à son tribunal, et envoya Servilius Ahala, qu’il avait choisi pour général de la cavalerie, sommer l’accusé d’y comparaître. Mélius refusa d’obéir ; Servilius le tua, et le dictateur approuva sa conduite.

II. Clarissimo patre, avo, majoribus. Les Gracques avaient pour père Sempronius Gracchus, censeur, deux fois consul, deux fois honoré du triomphe. Leur aïeul maternel était le premier Scipion l’Africain. — M. Fulvius Flaccus, ami et partisan de C. Gracchus, mais d’un esprit beaucoup plus turbulent et d’un caractère moins estimable, fut tué avec lui par le parti de la noblesse qui avait à sa tête le consul Opimius. Cet événement eut lieu l’an de Rome 633, douze ans après la mort du premier des Gracques.

II. C. Servilium prætorem. Voir l’argument du discours pro Rabirio, et le discours lui-même.

III. Ante diem XII kalendas novemb. Le douzième jour avant les calendes de novembre, c’est-à-dire, le 21 octobre, la veille du jour où Silanus et Muréna furent élus consuls. Sur toutes les dates, voyez l’Introduction.

IV. Inter falcarios. Quelques-uns veulent que ces mots signifient entouré de satellites armés : ce qui n’est pas probable ; car falcarius n’est pas synonyme de siedrius. Suivant Priscien, ils désignent le lieu où habitaient les marchands ou fabricants de faux. Comme en français le nom d’une rue ou d’un quartier n’a rien d’oratoire, nous avons omis dans la traduction ce détail indifférent pour nous. Cicéron l’ajoutait pour faire voir à Catilina qu’il était bien instruit.

V. Proximis comitiis consularibus. Voyez Cicéron, plaidoyer pour Muréna, chap. 24, 25 et 26.

VI. Proximis idibus. Les ides étaient le quinzième jour des mois de mars, mai, juillet et octobre, et le treizième des autres mois. C’est le jour des ides que les débiteurs payaient à leurs créanciers l’intérêt des sommes empruntées.

Sed fortunam reipublicæ obstitisse. Salluste, chap. 18, raconte en peu de mots cette première conjuration. Suétone (Jules César, chap. 9) rapporte, sur la foi d’auteurs contemporains, que César et Crassus y prirent part, et qu’elle manqua le dernier jour de décembre 687, parce que César, ne voyant point paraître Crassus au moment convenu, ne donna pas le signal. Suivant Salluste, elle manqua une seconde fois le 5 février, parce que Catilina se pressa trop de le donner.

In corpore defigere. Allusion à cette coupe pleine de sang humain que burent, dit-on, les conjurés. Salluste, chap. 22, rapporte le fait sans l’affirmer. Plutarque et Florus le donnent comme positif. L’allusion qu’y fait Cicéron prouve au moins que, dans ce temps, le bruit de cette atrocité s’était répandu. Ainsi se trouve réfuté ce que Salluste insinue, que ce meurtre d’un homme, dont les conjurés burent le sang, pourrait bien être une fiction imaginée après coup par les amis de Cicéron, pour diminuer l’odieux de sa sévérité.

VIII. Vitandæ suspicionis causa. Catilina, publiquement accusé par Cicéron des plus odieux complots, cité même devant les tribunaux par L. Paullus, voulut pousser la dissimulation jusqu’au bout. Il feignit de s’offrir volontairement à la justice et de se constituer prisonnier. Les accusés de quelque distinction n’étaient point enfermés dans une prison publique. Ils étaient confiés à la garde de quelque magistrat, qui les retenait dans sa maison sous sa responsabilité. C’est ce qu’on appelle in custodiam dare (Voyez Salluste, chap. 47 ; Tacite, Ann. vi, 3 ; Suétone, Vitellius, chap. 2 ; Tite Live, xxxix, 14). — Virum optimum. Quintilien, ix, 2, cite cette expression comme exemple d’ironie. Catilina, sans doute, avait bien prévu qu’aucun honnête homme ne voudrait le recevoir. En se mettant sous la garde de son ami Marcellus, il ne s’ôtait pas la liberté, et il se donnait les avantages de l’hypocrisie.

M. Marcello dixissem. Ce Marcellus, est celui dont le rappel inspira, dix-sept ans après, à Cicéron le beau discours intitulé pro Marcello. Il ne faut pas le confondre avec le Marcellus dont il est question dans la précédente note.

Usque ad portas prosequantur. Ironie tirée de l’usage où l’on était d’accompagner par honneur, jusqu’à une certaine distance, un grand ou un magistrat qui allait en voyage.

IX. Ad Forum Aurelium. On appelait forum une ville, bourg ou village où se tenaient les marchés et où l’on rendait la justice. Chacun de ces lieux portait le nom de celui qui y avait établi le marché. Le forum d’Aurélius était sur la voie Aurélia, conduisant de Rome en Étrurie.

Aquilam illam argenteam. Salluste, chap. 59, dit que cette aigle, à côté de laquelle Catilina se fit tuer à la bataille de Pistoie, avait servi à Marius dans la guerre contre les Cimbres.

XI. An leges quæ de civium deorum supplicio rogatœ sunt. Les lois Porcia et Sempronia.


    1. section2

LIVRE SECOND.

I. Vel ipsum egredientem. Aux yeux des uns le consul avait chassé Catilina (ejecimus.) Aux yeux des autres il l’avait invité à partir en lui ouvrant les portes (emisimus.) L’orateur ne dispute point sur les mots : quelque nom qu’on donne au départ de Catilina, il se félicite que ce monstre ne soit plus dans Rome. Il ajoute même une troisième supposition, et l’on voit que pour lui ce n’en est pas une : « Catilina partait de son propre mouvement, et nous lui avons fait nos adieux. »

II. Tongilium mihi eduxit. Ici le pronom mihi a exactement le même sens que moi dans le vers de Boileau :

Prends-moi le bon parti ; laisse là tous les livres.

On sent qu’il ne serait ni oratoire, ni harmonieux de dire ; il m’a emmené un Tongilius. — Ou le mot calumnia, qui se trouve dans cette même phrase, fait allusion à quelque fait connu alors, ou le texte est altéré. Nous n’avons pas essayé de le rendre. — Prætexta signifie la robe de l’enfance, que l’on quittait ordinairement à dix-sept ans.

III. In agro Piceno. Salluste, chap. 30, dit que Métellus Celer fut envoyé dans le Picénum (aujourd’hui la Marche d’Ancône), avec pouvoir de lever une armée. La Gaule dont il est question ici est la Gaule cisalpine, comprise entre les Alpes et le Rubicon.

Vadimonia deserere. Sur la signification de ces mots, voyez le plaidoyer pour Quintius, chap. 5, et les notes. — Si edictum prætoris ostendero. Un traducteur pense que Cicéron fait allusion à cette armée d’esclaves rebelles que les Scythes mirent en fuite en se présentant au combat avec des fouets, instrument qui sert à châtier les esclaves. Sur ce fait, vrai ou faux, voyez Justin, ii, 5.

IV. Superioris noctis. Il est évident que par les mots superioris noctis il faut entendre ici, non cette nuit, ni la nuit d’hier, mais la nuit d’avant-hier, celle du 6 au 7 novembre, date dont la certitude est démontrée dans la première note du discours précédent. Là, superior indique la seconde nuit en remontant ; ici, il désigne la troisième.

VIII. Tabulas novas. On appelle ainsi l’abolition totale ou partielle des dettes, parce qu’elle nécessitait un renouvellement de tous les registres qui servaient à constater les droits des créanciers. Sous le consulat de Valérius Flaccus, qui fut substitué à Marius, l’an de Rome 667, une loi autorisa une banqueroute de cette espèce. Les débiteurs furent libérés en payant vingt-cinq pour cent. Argentum ære solutum est, dit Salluste, chap. 30 ; on paya un as, qui était de cuivre, pour un sesterce, qui était d’argent, et valait quatre as. — Tabulæ auctionariæ. Ce sont les affiches par lesquelles on annonce les biens à vendre à l’encan. On voit que Cicéron joue sur le mot tabulæ.

X. Imberbes. Des jeunes gens qui n’ont pas encore de barbe, ou des hommes efféminés qui se la font arracher. Sénèque fait souvent allusion à cet étrange raffinement de la mollesse, et on lit dans Aulu-Gelle, VII, 12, que Scipion Émilien le reprochait déjà de son temps à Sulpicius Gallus. — Bene barbatos. Pline, VII, 59, rapporte que vers l’an 454 de Rome, un certain Ticinius Ména fit venir des barbiers de Sicile, et introduisit le premier à Rome l’usage de se raser. On faisait ordinairement sa barbe à vingt et un ans. Auguste ne commença qu’à vingt-cinq ans. (Dion, XLVIII, 34.) On voit dans Cicéron, pro Cælio, chap. 14, que certains jeunes gens qui avaient déjà de la barbe, et ne se faisaient pas encore raser, la peignaient et l’arrangeaient avec un soin recherché : « Aliquis mihi ab inferis excitandus est ex barbatis illis, non hac barbula, qua isti delectantur, sed illa horrida, quam in statuis antiquis et imaginibus videmus. » Et dans une lettre à Atticus, i, 14 : « Concursabant barbatuli juvenes, totus ille grex Catilinæ. » Ces mots, bene barbatos, ne signifient donc pas, comme l’a pensé Clément, rasés avec soin. — Manicatis et talaribus tunicis. La tunique était un vêtement de laine qui se mettait sous la toge. Aulu-Gelle, l. c., dit qu’il était honteux pour un homme de porter une tunique à manches, et qui descendît jusqu’aux pieds. — Velis amictos, non togis. L’orateur veut dire que les tissus dont sont faites leurs toges conviendraient mieux par leur finesse à faire des voiles pour les femmes.

X. Antelucanis cænis. Il y a dans ces mots une intention ironique. Antelucana industria signifie l’activité d’un homme qui, avant le jour, est déjà au travail. Et eux aussi, avant le lever de la lumière, ils veillent déjà ; mais c’est parce que leurs festins, ou plutôt leurs débauches, se sont prolongés toute la nuit.


LIVRE TROISIÈME.

Pontem Mulvium. « Le pont Milvius, aujourd’hui Ponte-Mole, fut bâti sur le Tibre, à un mille de Rome, du côté par où on y arrive de Toscane, par les soins de M. Émilius Scaurus. J’observai sur place que ce lieu était fort propre à dresser une embuscade, à cause des chemins creux par où ou y aborde. C’est au passage de ce pont que Constantin défit le tyran Maxence. » (Le président de Brosses, Histoire de la Républ. rom.) — L. Elaccus est celui pour qui Cicéron, quatre ans après, fit un plaidoyer que nous avons, et dans lequel il parle des services que Flaccus avait rendus en cette occasion. À l’égard de Pomtinius, que d’autres nomment Pontinius ou Pomtinus, c’est le même qui, dans la suite fut un des lieutenants de Cicéron en Cilicie. (D’Olivet.)

II. Ex præfectura Reatina. Réate, maintenant Riéti, à 15 lieues N. E. de Rome, sur les confins de l’Abruzze. On appelait préfectures les villes qui, chaque année, recevaient de Rome des préfets pour administrer la justice. Moins favorisées que les colonies et les villes municipales, leur état politique dépendait du sénat romain, et leurs droits civils des édits des préfets.

IV. Cinnam ante se et Sullam. Lentulus, ainsi que Cinna et Sylla, était de l’illustre maison Cornélia. Or, le prétendu livre sibyllin portait que CCC. régneraient successivement à Rome, et ces lettres initiales s’appliquaient fort naturellement à trois Cornélius.

Port virginum absolutionem. La vestale Fabia fut accusée d’avoir violé son vœu de chasteté. Le séducteur, disait-on, était Catilina. Elle fut absoute, parce qu’elle était sœur de Térentia, femme de Cicéron. (Asconius.) C’est le fameux Clodius qui l’avait appelée en justice. Il avait même impliqué plusieurs autres vestales dans son accusation. Pison fit pour elles un plaidoyer admirable. (Cic. Brut., 68) Caton lui-même, soit qu’il crût la vestale innocente, soit qu’il entrevît quelque mauvais dessein dans la conduite de l’accusateur, fit à Clodius si grande honte de son procédé, qu’il le contraignit à sortir de la ville. Puis, lorsque Cicéron vint l’en remercier, il lui repartit, que c’était à la république qu’il en fallait rendre grâce, puisqu’il n’avait qu’elle en vue dans toutes ses actions. (Le président de Brosses.)

IX. Capitolii autem incensionem. L’an de Rome 670, sous les consuls Scipion et Norbanus, le Capitole, bâti quatre cents ans auparavant par les rois, fut consumé par un incendie dont il fut impossible de découvrir la cause. (Appien, Guerres civ., I, 83.)

Linum incidimus. Quand la lettre était pliée, on passait de part en part un fil dont on arrêtait les deux bouts avec de la cire sur laquelle on imprimait son cachet. Il n’y a pas soixante ans, dit l’abbé d’Olivet, que c’était encore l’usage en France, surtout pour les personnes de la cour.

V. Imago avi tui. P. Lentulus, consulaire, prince du sénat, et qui, dans le mouvement où périt C. Gracchus, avait été blessé en combattant pour le parti de la noblesse.

VI. Qui hujus conjurationis participes fuissent. Il ne faut pas oublier que le consul C. Antonius était ami de Catilina, et que peut-être il serait entré dans la conjuration, si son collègue ne l’eût acheté à la bonne cause en lui cédant ses droits au gouvernement de la Macédoine : Collegam suum Antonium pactione provinciæ perpulerat, ne contra rempublicam sentiret. (Salluste, chap. 26.) Le président de Brosses compare les remercîments que le sénat lui adresse en cette occasion à ceux qu’il fit au consul Térentius Varron après la défaite de Cannes. C’est par un trait de la même sagesse qu’il remit des conjurés à la garde de César et de Crassus, soupçonnés l’un et l’autre de n’être pas étrangers, au moins par leurs vœux, à la conjuration.

VIII. Quum aruspices ex tota Etruria, etc. « On racontait qu’on avait vu des apparitions de spectres, des vols d’oiseaux inconnus ou de mauvais augure ; qu’on avait senti en divers lieux des tremblements de terre ; qu’il avait paru dans le ciel des feux épouvantables du côté de l’occident (des aurores boréales) ; que M. Hérennius, magistrat d’une ville de Campanie, avait été tué d’un coup de foudre sans qu’il y eût alors aucun nuage dans l’air. Il est certain que peu auparavant le tonnerre était tombé sur le Capitole, où il avait abattu une partie du bâtiment, renversé la statue de Jupiter, brisé celle de Pinarius Natta, fondu les tables d’airain, où les lois étaient gravées, et frappé un groupe de bronze représentant la louve qui allaite Rémus et Romulus. Ce groupe est encore au Capitole, où il fut placé, il y a vingt et un siècles, par les deux Ogulnius, édiles curules, l’an de Rome 457. Ils employèrent l’argent des amendes à faire jeter en bronze ce monument. On le voit aujourd’hui dans le même état où la foudre le mit alors. J’y ai remarqué, avec curiosité et satisfaction, le coup de tonnerre qui glisse le long des côtes, et a fondu une partie de la cuisse. » (Le président de Brosses.) Quelques antiquaires pensent que ce groupe n’est qu’une copie de l’ancien.

X. P. Sulpicium. Sulpicius, après avoir contribué à faire nommer Sylla consul en 665, se déclara contre lui, et voulut lui ôter le commandement de la guerre contre Mithridate. Sylla marche aussitôt contre Rome avec son armée, prend la ville, chasse Marius, le fait déclarer ennemi public, ainsi que Marius le fils, Sulpicius, et neuf autres sénateurs.

Ex urbe collegam sman expulit. Pendant que Sylla remportait des victoires sur Mithridate, la guerre s’était renouvelée entre son parti et celui de Marius qui avait pour chef Cinna, l’un des consuls de 666. Octavius, l’autre consul, chassa celui-ci de Rome dans une sédition, où, suivant Plutarque, Vie de Sertorius, il périt dix mille hommes, seulement du côté de Cinna.

X. M. Lepidus. Lépidus, père de celui qui fut triumvir avec Marc-Antoine et Octave, voulut, après la mort de Sylla, faire revivre le parti de Marius et abolir les lois du dictateur. Le sénat lui opposa Catulus, son collègue au consulat en 675. Après quelques légers combats, où Lépidus ne montra ni résolution ni talent militaire, cet homme, plus fait pour troubler l’État que pour être chef de parti, se retira en Sardaigne et y mourut. Voyez les Fragments de Salluste, liv. I, et Florus, III, 23.


LIVRE QUATRIÈME.

V. Qui se populares haberi volunt. Cicéron fait ici allusion à un ou plusieurs sénateurs qui, pour ne pas prendre sur eux la responsabilité d’un tel jugement, n’étaient pas venus à la séance. Il les punit de leur iàche faiM vse, en déclarant qu’ils ont participé aux décrets des (lux jours précédents, et que par conséquent eux-mêmes ont déjà condamné les coupables. Il leur ôte ainsi jusqu’au honteux mérite qu’ils voulaient se faire de leur absence.

Reipublicæ pænas dependisse. L’orateur parle de C. Gracchus, et pour l’intérêt de sa cause il dit que ce tribun fut tué par l’ordre du peuple. Il est vrai que le peuple ne s’opposa pas à sa mort. Caïus poursuivi par ses ennemis fuyait avec un seul esclave, et la multitude l’encourageait, lui criait de se hâter ; mais personne ne fit un mouvement pour le secourir. Il demandait avec instance un cheval ; personne ne lui en prêta. Près d’être atteint, il se fit donner la mort par son esclave, qui se tua ensuite sur le corps de son maître. Voyez Plutarque, Vie des Gracques.

VI. In carcere necatum esse dixit. L’aïeul maternel de Lucius César était Fulvius Flaccus, compagnon de C. Gracchus. Après le massacre de ses partisans, Fulvius fut trouvé dans une étuve abandonnée, avec le plus âgé de ses fils. Ils y furent tous deux mis à mort. Quant au jeune enfant dont il est ici question, envoyé avant le combat un caducée à la main, pour implorer la paix, il fut arrêté par ordre du consul Opimius, et tué sans pitié après la victoire. (Plutarque, Vie des Gracques.) Ces sanglantes exécutions n’avaient point été désapprouvées par le sénat. Le peuple même avait absous Opimius, accusé, au sortir du consulat, d’avoir tué sans jugement des citoyens romains. Cependant L. César n’a rappelé ces faits, et Cicéron n’en parle ici, que pour en conclure qu’on doit, à bien plus forte raison, sévir contre Lentulus et ses complices.

VII. Atque hæc causa conjungit. Caïus Gracchus avait attribué aux seuls chevaliers le droit de siéger dans les tribunaux. Sylla, vainqueur du parti populaire, l’avait rendu aux seuls sénateurs. De là une mésintelligence et des dissensions continuelles entre ces deux ordres. « Les guerres de Marius et de Sylla (dit Montesquieu, Gr. et Déc., chap. 15) ne se faisaient que pour savoir qui aurait le droit de rendre la justice, des sénateurs ou des chevaliers. » Aurélius Cotta, en 683, partagea ce droit entre les trois ordres, et cette transaction rétablit la concorde. Cicéron, né chevalier, s’attacha soigneusement à cultiver cette union, et à rapprocher de plus en plus les chevaliers du sénat.

VII. Scribas. Scribes, secrétaires, ou greffiers, qui transcrivaient les actes publics, les lois, les décisions des magistrats. Cette classe, quoique en général composée d’affranchis, jouissait cependant à Rome de quelque considération, puisque Cicéron, seconde Action contre Verrès III, 79, dit de ces greffiers, ordo est honestus. Voyez ce chapitre et le précédent.) Il paraît qu’ils étaient réunis ce jour-là au trésor public pour recevoir leurs honoraires (debitæ pecuniæ), et pour tirer au sort à quel magistrat chacun serait attaché l’année suivante exspectatione sortis.)

VIII. Cursum hunc otiosum vitæ suæ. Appien raconte que, pendant la séance même du sénat, les esclaves et les affranchis de Lentulus et de Céthégus, avec quelques artisans, s’attroupèrent autour des maisons où ces coupables étaient détenus, dans le dessein de les enlever. Cicéron, instruit du danger, y courut avec des troupes, pourvut à la sureté de ses prisonniers, et retourna au sénat pour presser leur jugement.

X. Quo victores revertantur. Pompée lui-même vainqueur de Mithridate et conquérant de l’Asie, rendit à Cicéron ce glorieux témoignage. Il dit publiquement qu’il aurait en vain mérité un troisième triomphe, si le consul en sauvant la république, ne lui eût conservé une patrie ou il pût triompher. Voir Cic., de Offic., i, 22.

XI. Pro provincia… repudiata. La province de Macédoine, pays riche et commerçant, était échue à Cicéron ; il la céda a son collègue Antonius, qui saisit avec empressement cette occasion de rétablir sa fortune délabrée. Certes, Cicéron n’aurait pas, comme Antonius, pillé la province ; mais il aurait eu une armée à commander, des barbares à combattre, et il aurait pu mériter le triomphe. Il eût formé en outre ces liaisons de clientèle et d’hospitalité, qui donnaient à un citoyen tant de lustre dans sa patrie, et tant de crédit chez les nations étrangères. Le gouvernement de la Gaule cisalpine lui appartenait en échange de la Macédoine. Il y renonça aussi, et le fit donner au préteur Métellus Celer.