Troisième discours contre L. Catilina (trad. Burnouf)

La bibliothèque libre.


Troisième discours contre L. Catilina (trad. Burnouf), Texte établi par NisardGarnier2 (p. 575-583).


TROISIÈME DISCOURS
CONTRE L. CATILINA,
PRONONCÉ DEVANT LE PEUPLE.

DISCOURS VINGT ET UNIÈME.


ARGUMENT.

Cicéron, dans la Harangue précédente, annonçait que Catilina était parti pour le camp d’Étrurie, et il s’y rendit en effet. Aussitôt que la nouvelle en fut parvenue à Rome, le sénat le déclara, ainsi que Mallius, ennemi public, et ordonna aux consuls de lever de nouvelles troupes. Cicéron resta pour veiller à la sûreté de la ville. Antonius se mit à la tête d’une armée pour aller en Toscane attaquer les rebelles, tandis que Métellus leur fermait le chemin de la Gaule.

Cependant Lentulus, Céthégus et les autres conjurés exécutaient dans Rome les instructions de leur chef, et se tenaient prêts à y porter le carnage et l’incendie au moment où lui-même s’avancerait avec des forces redoutables. Mais non contents d’armer contre la patrie tout ce qu’elle renfermait d’hommes pervers et corrompus, ils appelèrent l’étranger à leur aide, et ce dernier crime les perdit. Les Allobroges, nation gauloise, avaient envoyé à Rome des ambassadeurs pour implorer la justice du sénat contre l’avarice des gouverneurs romains. Ces députés sollicitaient avec peu de succès, lorsque Lentulus, entamant avec eux une criminelle négociation, les flatta des plus brillantes promesses, s’ils voulaient servir ses desseins. L’espérance de voir finir les maux de leur patrie leur fit d’abord prêter l’oreille à cette proposition. Mais bientôt ils pesèrent d’un côté les difficultés d’une entreprise si hasardeuse, de l’autre les ressources de la république, et les récompenses qu’ils pouvaient en attendre s’ils la sauvaient d’un si horrible complot. Enfin, ils révélèrent tout à Fabius Sanga, patron de leur cité ; et par leur moyen, les lettres que les conjurés adressaient, les unes à Catilina, les autres au sénat et au peuple des Allobroges, tombèrent entre les mains du consul. Cet événement eut lieu la nuit du 2 au 3 décembre. Ainsi furent déconcertés les plans des conspirateurs, dont l’exécution était fixée au 17 du même mois, premier jour des Saturnales.

Muni de ces pièces de conviction, Cicéron mande chez lui les conjurés, qui, ne se doutant pas qu’ils fussent découverts, y viennent avec sécurité. De là il les conduit au temple de la Concorde, où il avait convoqué le sénat, les confronte avec les Allobroges, leur représente leurs lettres, et les confond par leurs propres aveux. Le sénat prononce aussitôt la détention des coupables. Ensuite il décerne des récompenses aux dénonciateurs, vole des remercîments au consul, et ordonne des supplications dans tous les temples. On appelait ainsi les actions de grâces que le peuple romain rendait aux dieux après une grande victoire, et cette cérémonie religieuse était presque aussi honorable pour le vainqueur que le triomphe même. Cicéron était le premier magistrat au nom de qui on l’eût jamais décernée pour des fonctions civiles. Après la séance du sénat, le consul monte à la tribune aux harangues, et rend compte au peuple de tous ces événements.

Ce Discours fut prononcé le 3 décembre au soir, vingt-quatre jours après la seconde Catilinaire.


I. La république, citoyens, votre vie, vos biens, vos fortunes, vos femmes, vos enfants, cette capitale du plus glorieux empire, cette ville si belle et si florissante, viennent d’être sauvés du carnage et de l’incendie. L’éclatante protection des dieux immortels, mes travaux, ma vigilance, mon dévouement, ont fermé l’abîme ou tout allait s’engloutir, et la patrie vous est rendue. On peut dire, citoyens, que le jour où la vie nous fut conservée n’est pour nous ni moins heureux, ni moins solennel que le jour où nous la reçûmes ; car en naissant on ne sent pas le bienfait de la nature, et nul ne sait à quelles conditions l’existence nous est donnée ; mais l’homme sauvé de la mort jouit d’un bonheur qu’il connaît, et goûte tout le plaisir de sa conservation. À ce titre, puisque la reconnaissance de nos pères a placé parmi les dieux le fondateur de cette ville, l’immortel Romulus ; vous garderez sans doute aussi, et vous transmettrez à vos neveux le souvenir du magistrat qui, la trouvant fondée et agrandie, la sauva de sa ruine. Rome entière allait être embrasée ; déjà les feux s’allumaient autour de vos temples, de vos maisons et de vos murailles : j’ai su les éteindre ; j’ai brisé dans des mains parricides les glaives levés contre la république ; j’ai détourné de votre sein les poignards qui vous menaçaient. Comme ces horribles complots viennent d’être, par mes soins, révélés, prouvés, mis au grand jour dans l’assemblée du sénat, je vais, citoyens, vous les exposer en peu de mots. Vous ignorez encore la grandeur du péril, l’évidence de la conspiration, les moyens employés pour en suivre la trace et en saisir tous les fils. Je satisferai, en vous apprenant tout, votre juste impatience.

Catilina, vous le savez, en sortant brusquement de Rome, il y a peu de jours, y laissa ses plus audacieux complices, et les chefs les plus ardents de la guerre sacrilége qu’il fait à la patrie. Depuis ce temps, je veille sans relâche pour éclairer leurs ténébreuses machinations, et vous sauver de leurs coups.

II. Quand ma voix chassait Catilina de ces murs (car je ne crains plus de prononcer ce mot ; je dois craindre plutôt qu’on ne me fasse un crime de l’avoir laissé vivre) ; mais enfin quand je voulais que ce brigand disparût du milieu de nous, je pensais que les autres conjurés partiraient avec lui, ou que, restés sans lui, ils ne pourraient plus former que des vœux impuissants. Mais quand j’ai vu que ceux dont je redoutais le plus les audacieux transports et les fureurs criminelles, demeuraient dans Rome et bravaient nos regards, j’ai consacré tous les instants des jours et des nuits à suivre leurs intrigues et à pénétrer leurs desseins : desseins effroyables, attentat inouï, sur lequel vous n’auriez jamais pu en croire mes discours, si ma main n’en avait saisi des preuves irrécusables. Oui, j’ai voulu que vous vissiez le crime de vos propres yeux, afin que nul doute ne vous empêchât plus d’écouter les conseils de la prudence. J’entre en matière. Lentulus, pour soulever les Gaulois et allumer la guerre au delà des Alpes, avait entamé avec les députés des Allobroges une négociation criminelle. Déjà ceux-ci allaient partir pour la Gaule, munis de lettres et d’instructions, et devaient, en passant, se concerter avec Catilina. Avec eux partait Vulturcius, chargé d’une lettre pour ce chef de rebelles. Instruit de ces faits, je crus enfin avoir obtenu ce qui était le plus difficile, et ce que je demandais instamment aux dieux immortels. Je pouvais à la fois et surprendre moi-même, et livrer aux mains du sénat et du peuple tout le secret de la conjuration.

J’appelai donc hier chez moi les préteurs L. Flaccus et G. Pomtinius, dont le courage et le dévouement sont au-dessus de tout éloge. Je leur exposai tout ; je leur appris quel était mon dessein. Ces magistrats, animés pour la patrie du zèle le plus généreux et des plus nobles sentiments, se chargèrent sans balancer de l’exécution. Sur le soir, ils se rendirent dans le plus grand secret au pont Milvius, et se postèrent séparément dans deux fermes voisines, ayant entre eux le Tibre et le pont, ils s’étaient fait accompagner à l’insu de tout le monde d’un grand nombre d’hommes intrépides ; et moi-même j’avais envoyé au rendez-vous plusieurs jeunes gens de Réate, l’élite de leur pays, que j’emploie chaque jour pour assurer le repos public, et qui s’y trouvèrent bien armés. Vers la fin de la troisième veille paraissent acaccompagnés d’une suite nombreuse les députés des Allobroges, et avec eux Vulturcius. Ils sont assaillis en entrant sur le pont. Des deux côtés on met l’épée à la main. Les préteurs seuls étaient dans le secret ; les autres ignoraient tout.

III. Le combat s’engageait, quand Pomtinius et Flaccus surviennent et le font cesser. Toutes les lettres sans exception leur sont remises entières et bien cachetées. Les députés et ceux de leur suite sont arrêtés et conduits chez moi dès le point du jour. Je mande aussitôt l’artisan le plus effronté de ces manœuvres criminelles, Gabinius Cimber. Il ne soupçonnait encore rien. Je fais venir de même Statilius, et après lui Céthégus. Lentulus tarda plus que les autres. Sans doute les dépêches qu’il avait remises l’avaient forcé de veiller, contre son ordinaire, une partie de la nuit. À la nouvelle de ces événements, un grand nombre de citoyens distingués s’étaient rassemblés chez moi dès le matin. Ils voulaient que j’ouvrisse les lettres avant de les soumettre au sénat, afin que si elles ne contenaient rien d’important, on ne pût me faire le reproche d’avoir alarmé la république par de chimériques terreurs. Je protestai que cette affaire intéressant le salut public, je me garderais bien d’en dérober au conseil public la première connaissance. En effet, citoyens, quand même les lettres n’auraient point confirmé les avis que j’avais reçus, devais-je craindre, lorsque l’État pouvait périr, qu’on me blâmât d’un excès de prudence ? Alors, comme vous l’avez vu, j’ai réuni à la hâte une nombreuse assemblée du sénat ; en même temps, sur l’avis des Allobroges, j’ai envoyé un homme sûr, le préteur C. Sulpicius, dans la maison de Céthégus, pour enlever les armes qui s’y trouveraient. Il en a rapporté une grande quantité de poignards et d’épées.

IV. J’ai fait entrer Vulturcius sans les Gaulois. Je lui ai garanti l’impunité par ordre du sénat et au nom de la république ; je l’ai engagé à dire sans crainte tout ce qu’il savait. Revenu avec peine de son extrême frayeur, il a déclaré que Lentulus lui avait donné pour Catilina une lettre et des instructions, par lesquelles il l’exhortait à ne pas dédaigner le secours des esclaves et à s’approcher au plus tôt avec son armée. Il devait se trouver aux portes de Rome à l’instant même où les conjurés, d’après un plan arrêté et convenu, auraient mis le feu à tous les quartiers de la ville, et massacré un nombre incalculable de citoyens. Au milieu de ces horreurs, il eût arrêté quiconque aurait tenté de fuir ; ensuite il serait venu se joindre à ses amis du dedans.

Introduits à leur tour, les Gaulois ont déclaré qu’ils avaient reçu de Lentulus, de Céthégus et de Statilius, un serment et des lettres pour leur nation ; que ceux-ci, et Cassius avec eux, leur avaient recommandé d’envoyer promptement en Italie des troupes à cheval ; car des gens de pied, on n’en devait point manquer. Lentulus en outre leur avait assuré, sur la foi des aruspices et des livres sibyllins, qu’il était le troisième Cornélius auquel les destins avaient promis dans Rome un pouvoir absolu ; que deux Cornélius y avaient déjà régné, Cinna et Sylla. Cette année, disait-il encore (la dixième depuis l’absolution des vestales, et la vingtième depuis l’incendie du Capitole), était destinée, par une irrévocable fatalité, à voir la chute de Rome et de l’empire. Les Gaulois ont ajouté que Céthégus et les autres conjurés avaient différé d’opinion sur un point : Lentulus et les autres voulaient fixer aux Saturnales le massacre et l’incendie ; Céthégus trouvait ce terme trop éloigné.

V. Mais abrégeons ce récit. Je fais produire les lettres attribuées à chacun des accusés. Céthégus est le premier auquel je montre son cachet ; il le reconnaît. J’ouvre la lettre, et j’en fais lecture. Elle était écrite de sa main. Il y promettait au sénat et au peuple des Allobroges de tenir la parole qu’il avait donnée à leurs ambassadeurs. Il les priait de remplir de leur côté les engagements contractés par ceux-ci peu de moments auparavant. Céthégus, pour se justifier d’avoir eu chez lui un amas d’épées et de poignards, venait de répondre qu’il avait toujours été curieux de bonnes lames. Mais à la lecture de sa lettre, atterré, confondu, accablé par le témoignage de sa conscience, il reste muet.

Statilius est introduit ; il reconnaît son cachet et sa main. On lit la lettre ; elle était conçue dans le même esprit. Il avoue sans résistance. Je fais venir Lentulus, et lui montrant la sienne, je lui demande s’il en reconnaît le sceau. Sur son aveu : En effet, lui dis-je, cette empreinte est facile à reconnaître : c’est l’image de ton aïeul ; l’image d’un grand homme, dévoué à sa patrie et à ses concitoyens. Elle aurait dû, toute muette qu’elle est, te détourner d’un si noir attentat. Sa lettre au sénat et au peuple des Allobroges est lue comme les précédentes. Je lui permets de parler, s’il a quelque chose à répondre. Il commence par nier. On lui met sous les yeux toutes les pièces de conviction. Alors il se lève, et demande aux Gaulois quelle affaire il avait avec eux, et pour quel motif ils étaient venus chez lui. Il fait la même question à Vulturcius. Ceux-ci répondent en peu de mots et sans se troubler. Ils disent le nom de leur introducteur, le nombre de leurs visites ; ils demandent à Lentulus s’il ne leur a jamais parlé des livres sibyllins. À ce mot, le délire du crime égare sa raison, et révèle tout le pouvoir de la conscience. Il pouvait nier ce propos, et tout à coup, au grand étonnement de l’assemblée entière, il l’avoue. Effet irrésistible de l’évidence sur l’âme d’un coupable : il ne retrouve plus en ce moment critique ce talent oratoire qui le distingua toujours. Même cette impudence et cette effronterie, qui n’eurent jamais rien d’égal, l’ont abandonné. En cet instant, Vulturcius demande qu’on produise et qu’on ouvre la lettre que Lentulus lui avait remise pour Catilina. Malgré le trouble violent qui l’agite, Lentulus reconnaît son cachet et sa main. La lettre sans signature était ainsi conçue : « Celui que je t’envoie t’apprendra qui je suis. Sois homme ; songe quel pas tu as fait, et vois à quoi t’oblige désormais la nécessité. Aie soin de prendre partout des auxiliaires, même dans les rangs les plus bas. »

Gabinius, amené à son tour, nie d’abord avec impudence, et finit par convenir de tout ce que lui imputaient les Gaulois.

Voilà sans doute, citoyens, des preuves manifestes et des témoignages irrécusables du crime, les lettres, les cachets, l’écriture, l’aveu même de chacun des coupables. Mais j’en avais sous les yeux des indices encore plus certains, leur pâleur, leurs regards, l’altération de leur visage, leur morne silence. À voir leur consternation, leurs yeux baissés vers la terre, les regards furtifs qu’ils se lançaient mutuellement, ils semblaient moins des malheureux qu’on accuse, que des criminels qui se dénoncent eux-mêmes.

VI. Les pièces vérifiées et les déclarations entendues, j’ai consulté le sénat sur ce qu’il voulait ordonner pour le salut de la république. Les plus illustres sénateurs ont proposé des avis pleins de vigueur et de fermeté, auxquels l’ordre entier s’est rangé sans partage. Comme le sénatus-consulte n’est point encore rédigé par écrit, je vais, citoyens, vous en rapporter de mémoire les principales dispositions. D’abord, des remercîments me sont votés dans les termes les plus honorables, pour avoir, par mon courage, mes soins et ma prévoyance, sauvé l’État des plus grands périls. Ensuite les préteurs L. Flaccus et C. Pomtinus reçoivent de justes éloges pour le zèle et le dévouement avec lequel ils m’ont secondé. Mon collègue en reçoit également pour avoir su, dans sa conduite publique et privée, se dérober à l’influence des hommes qui ont formé cette conjuration. Le décret porte que Lentulus abdiquera d’abord la préture, puis sera détenu sous bonne garde ; il ordonne aussi la détention de Céthégus, celle de Statilius, de Gabinius, qui tous étaient présents ; de L. Cassius, qui avait sollicité l’odieuse commission d’incendier la ville ; de M. Céparius, chargé, suivant les dépositions, de soulever les pâtres dans les campagnes d’Apulie ; de P. Furius, un de ces colons que Sylla établit à Fésules ; de Q. Manlius, qui avait pris part à toutes les intrigues de Furius pour séduire les Allobroges ; enfin, celle de l’affranchi P. Unibrenus, évidemment coupable d’avoir le premier conduit les Gaulois chez Gabinius. Admirez, citoyens, l’extrême indulgence du sénat : sur la multitude innombrable d’ennemis domestiques qui ont trempé dans cette vaste conjuration, il a cru que le châtiment de neuf des plus scélérats pourrait, en sauvant la république, ramener les autres de leur criminel égarement. Les dieux immortels ne sont point oubliés dans ce décret. En reconnaissance de leur haute protection, des actions de grâces leur sont décernées ; et je suis le premier des Romains qui, sans avoir revêtu l’habit de guerre, voie proclamer en mon nom cette glorieuse solennité. Les motifs sont : « que j’ai préservé la ville de l’incendie ; les citoyens du massacre ; l’Italie des horreurs de la guerre. » Ainsi, quoique beaucoup aient reçu un pareil honneur pour avoir bien servi la république, moi seul, par une éclatante distinction, je le reçois pour l’avoir sauvée. Le décret rendu, une chose a été faite, qui devait passer avant tout. Sans doute Lentulus, convaincu par tant de témoignages et par ses propres aveux, avait perdu aux yeux du sénat sa qualité de citoyen, et à plus forte raison celle de préteur ; cependant il a formellement abdiqué ; et le scrupule qui n’empêcha pas le grand Marius de punir de mort, dans Caïus Glaucia, un préteur qu’aucun arrêt n’avait personnellement condamné, ce scrupule n’alarmera pas non plus nos consciences, quand il faudra punir Lentulus : il n’est plus magistrat.

VII. Maintenant, citoyens, que vous tenez prisonniers les chefs impies de cette guerre sacrilége et pernicieuse, vous pouvez considérer Catilina comme entièrement vaincu. Oui, en sauvant la ville, nous avons anéanti ses forces et ruiné ses espérances. Lorsque je chassais de nos murs cet ennemi public, je calculais qu’une fois Catilina loin de nous, j’aurais peu sujet de redouter l’assoupissement d’un Lentulus, la lourde épaisseur d’un Cassius, la fougueuse témérité d’un Céthégus. Catilina seul était redoutable, mais il ne l’était que dans Rome. Il connaissait tout, avait accès partout ; fallait-il aborder quelqu’un, le sonder, le solliciter ? il le pouvait, Il l’osait. Il avait le génie du crime, et le crime une fois conçu, son bras savait le commettre, sa bouche, le persuader. Des ministres dévoués, et dont chacun avait son rôle et son office, attendaient ses volontés. Mais pour avoir donné des ordres, il ne les croyait pas accomplis. Il n’y avait rien qu’il ne voulût voir par lui-même, présent partout, veillant à tout, capable de tout supporter, les fatigues, le froid, la faim, la soif. Non, citoyens, si je n’avais éloigné cet homme si actif, si entreprenant, si audacieux, si rusé, si infatigable pour le crime, si habile à porter l’ordre et le conseil jusque dans le désordre ; si je ne l’avais contraint de se jeter dans un camp, et de changer en brigandage public la guerre cachée qu’il nous faisait dans Rome : je le dirai sans feinte, je n’aurais pas facilement conjuré l’orage qui grondait sur vos têtes. Il ne vous aurait pas, comme eux, ajournés aux Saturnales ; il n’aurait pas si longtemps d’avance déclaré à la république le jour fatal où elle devait périr. Il ne se serait pas exposé à voir son cachet, et ses lettres, tombées en vos mains, devenir contre lui des témoins irrécusables. Nous devons à son absence que jamais voleur ne fut pris en flagrant délit, dans une maison particulière, avec autant d’évidence que vient d’être surprise et saisie au sein de la république cette effrayante conspiration. Sans doute, tant que Catilina est demeuré dans Rome, j’ai toujours prévenu ou réprimé ses complots. Mais s’il était resté jusqu’aujourd’hui, il aurait fallu, pour ne rien dire de plus sinistre, soutenir une lutte contre ce furieux ; et jamais, avec un tel ennemi dans nos murs, nous n’aurions pu, sans bruit, sans tumulte, sans troubler un instant votre repos, sauver l’État de si horribles dangers.

VIII. Au reste, citoyens, dans ces conjonctures difficiles, je ne fus sans doute que le ministre des dieux immortels, et leur sagesse a tout prévu, tout ordonné ; il suffirait, pour s’en convaincre, de songer combien la conduite de ces grands événements paraît au-dessus de la prudence humaine. Mais leur protection s’est manifestée, dans ces derniers temps, par des signes si visibles, qu’ils ont dû frapper tous les yeux. Sans rappeler ces lueurs menaçantes vues dans l’ombre des nuits, et l’occident paraissant tout en feu, et la foudre tombant coup sur coup, et la terre tremblant sous nos pas, et mille autres prodiges apparus cette année même, par lesquels la voix prophétique du ciel semblait se faire entendre ; les faits dont je vais parler, citoyens, sont dignes d’être ouïs, et je ne peux les passer sous silence. Vous n’avez pas oublié que, sous les consuls Torquatus et Cotta, le Capitole fut atteint de la foudre en plusieurs endroits, alors que les images des dieux immortels furent déplacées, les statues des antiques héros renversées de leurs bases, et l’airain dépositaire des lois réduit en fusion : il fut frappé lui-même, le fondateur de cette ville, le divin Romulus, qu’un groupe doré, que vous avez tous vu dans le Capitole, représentait sous la figure d’un enfant nouveau-né, ouvrant la bouche pour saisir les mamelles d’une louve. Alors les aruspices, appelés de tous les cantons de l’Étrurie, annoncèrent que les temps approchaient où l’on verrait des massacres, des incendies, la subversion des lois, la guerre civile et domestique, la chute de Rome et de l’empire, si les dieux, apaisés à tout prix, ne faisaient fléchir sous leur puissance la puissance même des destins. D’après leurs réponses, on célébra pendant dix jours des jeux solennels, et l’on n’oublia rien de ce qui pouvait rendre les dieux favorables. Les mêmes aruspices ordonnèrent qu’on érigeât au maître de l’Olympe une statue plus grande que la première, et qu’on la plaçât sur une base élevée, la face tournée en sens contraire, c’est-à-dire, vers l’orient. Ils espéraient que quand cette image auguste, que vous voyez maintenant, regarderait tout à la fois l’aurore et les lieux où s’assemblent le peuple et le sénat, alors seraient mis au grand jour, et dévoilés au sénat et au peuple, les complots tramés dans l’ombre pour la perte de Rome et de l’empire. Aussitôt les consuls passèrent marché pour l’érection de la nouvelle statue ; mais l’ouvrage avança si lentement qu’elle ne fut point achevée sous nos prédécesseurs ; nous-mêmes nous n’avons pu la faire placer qu’aujourd’hui.

IX. Maintenant, citoyens, est-il un homme assez ennemi de la vérité, assez enfoncé dans l’erreur, assez aveugle pour ne pas reconnaître que tout ce vaste univers, et cette ville plus que le reste, est gouvernée par la puissance et la volonté souveraine des dieux immortels ? En effet, leurs interprètes vous ont annoncé que des citoyens pervers méditaient le massacre, l’incendie, l’anéantissement de la république ; et ces forfaits, que plusieurs refusaient de croire à cause de leur énormité, des citoyens pervers, vous le voyez aujourd’hui, les ont non-seulement conçus, mais presque consommés. Mais comment ne pas reconnaître la main du grand Jupiter dans ce qui s’est passé ce matin même sous vos yeux ? C’est à l’instant où, par mon ordre, les conjurés et leurs dénonciateurs étaient conduits à travers le forum au temple de la Concorde, c’est en ce même instant qu’on plaçait la statue sur sa base. À peine y a-t-elle reposé, que les regards du dieu, planant sur vous et sur le sénat, vous ont éclairés d’une divine lumière, et vous ont révélé d’horribles attentats. Motif puissant pour en haïr de plus en plus les auteurs, et tirer vengeance de ces hommes sacriléges qui avaient juré d’abîmer dans un vaste incendie et les demeures des mortels, et les temples des dieux ! Ce n’est pas moi, non, ce n’est pas moi qui ai rompu leur ligue criminelle. Jupiter, Jupiter lui-même s’est armé contre eux. C’est lui qui a défendu ce Capitole, ces temples, cette ville ; c’est lui qui vous a tous sauvés. C’est l’inspiration des dieux immortels qui, dirigeant mes conseils, soutenant mon courage, m’a conduit à ces grandes découvertes. Et ces tentatives pour séduire les Allobroges, et ce secret si follement confié par Lentulus et ses complices à des inconnus et à des barbares, et ces lettres remises en leurs mains ; tout ne prouve-t-il pas que les dieux ont aveuglé leur audace et répandu sur eux un esprit de vertige ? Mais ce n’est pas tout. Des Gaulois, les représentants d’une nation encore mal soumise, la seule au monde à qui ne manquent ni les moyens, ni peut-être la volonté de nous faire la guerre, ont renoncé d’eux-mêmes aux plus magnifiques espérances, refusé l’empire que des patriciens venaient mettre à leurs pieds, et préféré le salut du peuple romain à l’agrandissement de leur patrie ; et ces hommes, pour nous vaincre, n’avaient pas besoin de combattre ; il leur suffisait de se taire. Je vous le demande, citoyens, n’est-ce pas là encore un nouveau prodige ?

X. Ainsi, puisqu’il est ordonné que de solennelles actions de grâces auront lieu dans tous les temples, célébrez avec vos femmes et vos enfants cette fête de la reconnaissance. Jamais honneurs plus justes et mieux mérités ne furent rendus aux dieux immortels. Vous venez d’échapper à la plus déplorable catastrophe, et pas une goutte de sang n’a coulé. Vainqueurs sans armes, sans combats, vous n’avez eu que moi pour général, et nous triomphons tous sans avoir quitté cette toge, compagne de la paix. Rappelez-vous, citoyens, toutes nos dissensions intestines, et celles dont vous avez entendu le récit, et celles dont vous fûtes vous-mêmes les témoins. Sylla fit périr Sulpicius ; il chassa de Rome C. Marius, le sauveur de cette ville ; il bannit de leur patrie, ou massacra sans pitié une foule d’hommes distingués. Le consul Octavius mit à main armée son collègue hors des murs : le lieu où nous sommes fut jonché de cadavres, et le sang romain y coula par torrents. Marius et Cinna triomphèrent à leur tour ; et la mort, éteignant le flambeau des plus glorieuses vies, priva Rome de tout ce qu’elle avait de plus grand. Sylla, dans la suite, tira vengeance de ces cruautés, et vous ne savez que trop combien de citoyens coûtèrent à la république ces terribles représailles. Des divisions éclatèrent entre Lépidus et Catulus : Lépidus périt ; mais combien la république regretta ceux qui périrent avec lui !

Toutefois ces dissensions n’allaient pas à renverser l’État, mais seulement à en changer la forme. Les factieux ne voulaient pas que la république cessât d’être ; ils voulaient une république dont ils fussent les chefs. Ils ne demandaient pas que Rome pérît dans les flammes, mais que Rome leur prodiguât des honneurs. Et cependant toutes ces dissensions, dont aucune ne tendait au renversement de l’État, dégénérèrent en guerres irréconciliables, et des flots de sang purent seuls en éteindre la fureur. Mais dans cette nouvelle guerre, la plus cruelle et la plus redoutable dont les hommes aient gardé la mémoire, guerre telle que jamais n’en firent à une nation barbare ses féroces enfants ; guerre où Lentulus, Catilina, Céthégus, Cassius s’étaient imposé la loi de traiter en ennemis tous ceux dont le salut pouvait se concilier avec le salut de Rome : dans cette guerre, citoyens, j’ai tellement conduit les affaires, que vous êtes tous sauvés. Vos ennemis voyaient déjà le nombre des Romains réduit à ce qu’aurait épargné le fer, et Rome elle-même, à ce que les flammes n’auraient pu dévorer : vain espoir ! j’ai tout préservé de leur rage, et Rome et les Romains.

XI. Pour prix de si grands services, je ne vous demande aucune récompense, aucune distinction, aucun monument de gloire. Gardez seulement de cette grande journée un souvenir impérissable. C’est dans vos cœurs que je veux triompher ; c’est là que je veux placer tous mes titres d’honneur, tous les trophées de ma victoire. Je n’attache aucun prix à ces monuments vulgaires, signes muets d’une reconnaissance qu’on n’a pas toujours méritée. Mes services vivront dans votre mémoire : ils croîtront dans vos entretiens, et vos annales leur assureront une immortelle existence. Ce jour, oui, ce jour à jamais mémorable, a lui sur la république, et pour la sauver, et pour éterniser le souvenir de mon consulat. L’avenir saura que, dans un seul et même temps, deux hommes se rencontrèrent, dont l’un reculait par delà des bornes connues de la terre les limites de l’empire, tandis que l’autre sauvait la capitale de cet empire, et le siége de sa vaste puissance.

XII. Cependant la fortune a mis à mes succès et à ceux du général victorieux au dehors, un prix bien différent. Mon sort est de vivre au milieu des hommes que j’ai vaincus, tandis que le général laisse les ennemis qu’il combattit, ou morts, ou subjugués. Ainsi, quand il recueille le prix de ses services, faites, citoyens, que je ne sois pas un jour puni des miens. Je vous ai garantis des complots sacriléges des hommes les plus audacieux ; c’est à vous de me mettre moi-même à l’abri de leur vengeance. Au reste, il leur est désormais impossible de me nuire. J’ai pour sauvegarde l’appui des gens de bien, qui m’est assuré pour jamais ; la majesté de la république, qui me couvrira toujours d’une invisible égide ; la voix de la conscience, que nul de mes ennemis ne pourra braver sans se dénoncer lui-même. Mais je trouve encore dans mon courage une autre garantie. Ose le crime ce qu’il voudra, je lui résisterai ; je ferai plus : j’oserai moi-même l’attaquer en face. Que si nos ennemis domestiques, pour me punir de vous avoir sauvés de leur rage, la tournent tout entière contre moi seul, ce sera à vous, citoyens, de montrer à quel sort doivent s’attendre désormais ceux qui se seront dévoués, pour votre salut, aux haines et aux dangers.

Pour ce qui me touche personnellement, est-il quelque chose au monde qui puisse ajouter pour moi un nouveau prix à l’existence, quand je ne vois ni dans la carrière des honneurs, ni dans celle de la gloire rien de plus haut où je puisse arriver ? Toute mon ambition est de soutenir et d’honorer, dans la condition privée où je rentrerai bientôt, la renommée de mon consulat. Ainsi tourneront à ma gloire et à la confusion de mes ennemis, les haines que j’ai pu m’attirer en sauvant la patrie ; ainsi la république me trouvera toujours digne de ce que j’ai fait pour la servir ; et ma vie entière prouvera que mes actions furent l’ouvrage de la vertu et non celui du hasard. Pour vous, citoyens, puisque le jour finit, adressez vos hommages au grand Jupiter, le gardien de cette ville et le vôtre ; retirez-vous ensuite dans vos maisons ; et, quoique le danger soit passé, ne laissez pas de veiller à leur sûreté comme la nuit précédente. Bientôt je vous délivrerai de ce soin, et j’assurerai pour jamais votre tranquillité.