Aller au contenu

Que devons-nous faire ?/01

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 1-8).
II  ►

QUE DEVONS-NOUS FAIRE ?
(1884-1885)




Alors le peuple lui demanda : Que ferons-nous donc ?
Il leur répondit : Que celui qui a deux habits en donne à celui qui n’en a point ; et que celui qui a de quoi manger fasse de même. (Luc, iii, 10-11.)
Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, ou les vers et la rouille gâtent tout, et où les larrons percent et dérobent ;
Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où les vers ni la rouille ne gâtent rien et où les larrons ne percent ni ne dérobent point ;
Car où est votre trésor, là sera aussi votre cœur.
L’œil est la lumière des corps : si donc ton œil est sain, tout ton corps sera éclairé ;
Mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi n’est que ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres !
Nul ne peut servir deux maîtres ; car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre : vous ne pouvez servir Dieu et Mammon.
C’est pourquoi je vous dis : Ne soyez point en souci, pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez : ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ?


Ne soyez donc point en souci, disant : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? Ou de quoi serons-nous vêtus ?
Car ce sont les païens qui recherchent toutes ces choses ; et votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses-là.
Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par-dessus.
Ne soyez donc point en souci pour le lendemain ; car le lendemain aura soin de ce qui le regarde. À chaque jour suffit sa peine. (Mathieu, vi, 19-25, 31-34.)
Et je vous dis encore : Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume de Dieu. (Mathieu, xix, 24 : Luc, xviii, 25 : Marc, x, 25.)


I

J’avais passé toute ma vie hors de la ville. Quand, en 1881, je m’installai à Moscou, je fus frappé de la pauvreté de la ville.

Je connaissais la pauvreté de la campagne, mais celle de la ville m’était nouvelle, incompréhensible.

À Moscou, on ne peut traverser la rue sans rencontrer des mendiants, et des mendiants particuliers qui ne ressemblent pas à ceux de la campagne. Ces mendiants ne portent pas la besace et ne viennent pas au nom du Christ, comme disent les mendiants de la campagne ; ce sont des mendiants sans besace et sans le nom du Christ. Les mendiants de Moscou ne portent pas de besace et ne demandent pas l’aumône. En général quand ils vous rencontrent ou se croisent avec vous, ils tâchent seulement de frapper votre vue, et, selon votre regard, ils demandent ou non. Je connais un mendiant, d’origine noble ; le vieux marche lentement, en fléchissant les deux jambes. Quand il vous rencontre, il se penche sur une jambe et semble vous faire un salut. Si vous vous arrêtez, il soulève son bonnet à cocarde, salue et demande. Si vous ne vous arrêtez pas, il feint que telle est son allure et s’éloigne en s’inclinant de la même façon sur l’autre jambe. C’est un vrai mendiant de Moscou, un malin.

Au commencement je ne savais pas pourquoi les mendiants de Moscou ne demandaient pas l’aumône tout carrément, ensuite je l’ai compris. Néanmoins je ne voyais pas bien leur situation.

Une fois, en passant dans la ruelle Afanassievsky, j’aperçus que les gardiens poussaient dans une voiture un paysan, hydropique et déguenillé. Je demandai : Pourquoi ? Le gardien me répondit : Parce qu’il a demandé l’aumône. — « Est-ce défendu ? » — « Oui, c’est défendu, » répondit le gardien.

Le malade hydropique fut emmené en voiture. Je pris un fiacre et le suivis. Je voulais savoir si vraiment il était défendu de demander l’aumône et comment.

Je ne pouvais nullement comprendre comment on pouvait défendre à un homme de demander quelque chose à un autre, de plus je ne croyais pas à cette défense de mendier, alors que Moscou regorge de mendiants.

Je les suivis jusqu’au poste où on amenait le mendiant. Là, un homme, avec un sabre et un pistolet, était assis devant une table. Je demandai pourquoi l’on avait arrêté ce paysan. L’homme qui avait le sabre et le pistolet me regarda sévèrement et dit : « Qu’est-ce que ça vous fait ? » Cependant, sentant le besoin de me donner quelque explication, il ajouta : « Les chefs ordonnent de les arrêter, alors il faut le faire. » Je m’éloignai.

Le gardien, celui qui avait amené le mendiant, assis dans le vestibule, sur le rebord de la fenêtre, regardait tristement dans un carnet quelconque. Je lui demandai : « Est-ce vrai qu’on défend aux pauvres de mendier au nom du Christ ? » Le gardien se redressa, me regarda et d’un air ennuyé, à demi endormi, il s’assit sur le bord de la fenêtre et dit : « Le chef ordonne, alors il le faut ainsi, » et de nouveau il regarda son carnet. J’allai sur le perron, près du cocher.

— Eh quoi ? on l’a pincé ? demanda le cocher.

Évidemment l’affaire l’intéressait aussi.

— On l’a pincé, — répondis-je.

Le cocher hocha la tête.

— Alors chez vous, à Moscou, il est défendu de demander au nom du Christ ? dis-je.

— Dieu le sait, — répondit le cocher.

— Mais comment,… un mendiant du Christ…, et on l’emmène au poste ? dis-je.

— Maintenant on s’en moque et l’on défend de mendier.

Après cela je vis plusieurs fois des gardiens emmener des mendiants au poste et plus tard dans la maison de travail d’Ussoupoff. Une fois, rue Miasnitzkaïa, j’ai rencontré une foule de ces mendiants, une trentaine ; devant et derrière marchaient les gardiens ; j’ai demandé le motif de cette arrestation en masse. Cause : la mendicité.

Ainsi, selon la loi, à tous ces mendiants qu’on rencontre à Moscou, plusieurs dans chaque rue, et qui se tiennent près des églises pendant les offices et surtout aux funérailles, il est défendu de demander l’aumône.

Mais pourquoi arrête-t-on et enferme-t-on les uns et laisse-t-on les autres libres ? Je n’ai jamais pu le comprendre. Y a-t-il des mendiants légaux et des mendiants illégaux, ou y en a-t-il tant qu’on ne peut les arrêter tous, et qu’il en apparaît d’autres quand on en prend quelques-uns ?

À Moscou il y a beaucoup de mendiants de toutes sortes. Il y en a qui ne vivent que de mendicité. Il y a de vrais mendiants, qui sont venus à Moscou pour une cause quelconque et sont en effet dans la misère.

Parmi ceux-ci il y a souvent de simples paysans et des femmes en habits de paysannes. J’en ai rencontré souvent de pareils.

Quelques-uns sont tombés malades ici ; ils sont sortis de l’hôpital mais ne peuvent ni se nourrir, ni partir de Moscou. En outre, il y en avait parmi eux qui s’enivraient (c’était sans doute le cas de cet hydropique) ; quelques-uns n’étaient pas malades mais avaient été victimes de l’incendie, ou ils étaient vieux ; ou c’étaient des femmes avec des enfants ; quelques-uns étaient tout à fait forts, capables de travailler. Les paysans robustes qui demandaient l’aumône m’ont particulièrement intéressé. Ces paysans, vigoureux, capables de travailler et qui mendiaient, m’intéressaient encore parce que, depuis mon arrivée à Moscou, j’avais pris l’habitude, pour faire quelque exercice, d’aller travailler aux Montagnes-des-Moineaux, avec deux paysans qui sciaient du bois là-bas. Ces deux paysans étaient tout à fait semblables aux mendiants que je rencontrais dans les rues. L’un, Pierre, était soldat de Kalouga, l’autre, Siméon, de Vladimir. Ils ne possédaient rien, sauf l’habit qu’ils avaient sur le corps et leurs deux bras, et avec leurs bras, par un travail très dur, ils gagnaient de quarante à quarante-cinq kopeks par jour ; sur ce salaire, chacun d’eux faisait des économies : celui de Kalouga, pour acheter une pelisse, celui de Vladimir, pour partir à la campagne. C’est pourquoi je m’intéressais particulièrement aux hommes semblables que je rencontrais dans la rue…

Pourquoi ceux-ci travaillent-ils ? Pourquoi les autres mendient-ils ?

En rencontrant de tels paysans, je me demandais ordinairement, comment ils en étaient arrivés là. Un jour je rencontrai un paysan, vigoureux, avec quelques poils gris dans la barbe. Il me demanda l’aumône. Je l’interrogeai : qui était-il, d’où venait-il ? Il me répondit qu’il était venu de Kalouga pour travailler. Au commencement, il trouva du travail : scier du bois. Avec un camarade ils achevèrent toute la besogne d’un patron. Après, ils cherchèrent d’autre travail et n’en trouvèrent pas. Son camarade partit, et lui, chercha ainsi depuis deux semaines. Il a mangé tout ce qu’il avait. Il n’a pas d’argent. Il ne peut acheter ni scie, ni hache. Je lui donnai de l’argent pour acheter une scie et lui désignai l’endroit où il pourrait venir travailler. J’avais parlé d’avance à Pierre et à Siméon pour qu’ils acceptassent le camarade et lui cherchassent un compagnon.

— N’oublie pas, viens. Là-bas, il y a beaucoup d’ouvrage.

— Pourquoi ne viendrais-je pas ? Est-ce un plaisir de mendier ? Je puis travailler, — dit-il.

Le paysan jura qu’il viendrait et il me sembla qu’il ne me trompait pas et qu’il avait l’intention ferme de venir.

Le lendemain, je vais chez les paysans, mes connaissances, et leur demande si le paysan est venu ? — Non, il n’est pas venu. Je fus trompé de la sorte par quelques-uns. On m’a aussi trompé de la façon suivante : certains me disaient qu’il leur fallait seulement de l’argent pour prendre un billet de chemin de fer afin de retourner chez eux, et une semaine après, je les rencontrais de nouveau dans la rue. Je reconnaissais déjà plusieurs d’entre eux ; eux aussi me reconnaissaient, mais parfois, ils m’oubliaient et me répétaient le même mensonge, d’autres s’éloignaient en me voyant. J’ai reconnu qu’il y avait dans cette catégorie beaucoup de trompeurs, mais tous ces trompeurs étaient très miséreux ; tous étaient demi-nus, pauvres, maigres, chétifs ; c’étaient de ceux qui, en effet, gèlent ou se pendent comme nous l’apprenons par les journaux.