Que devons-nous faire ?/02

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 9-18).
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II

Quand je parlais aux citadins de la misère de la ville, on me disait toujours : « Oh ! tout ce que vous avez vu n’est rien. Allez au marché de Khitrov, dans les asiles de nuit. Là, vous verrez la vraie « Compagnie dorée. » Un plaisant me dit : « Ce n’est déjà plus une compagnie, mais un régiment doré, tant ils sont devenus nombreux. »

Le plaisant avait raison ; mais il eût été plus juste de dire que ces hommes sont maintenant, à Moscou, non pas une compagnie ou un régiment, mais une armée entière ; près de cinquante mille, je pense.

Les vieux habitants de Moscou, quand ils parlaient de la misère de la ville, m’ont toujours dit cela avec un certain plaisir, comme s’ils s’enorgueillissaient devant moi de le savoir. Je me rappelle qu’à Londres, les vieux habitants de là-bas paraissaient aussi se vanter de parler de la misère de Londres : Regardez comment c’est chez nous !

J’ai voulu voir toute cette misère dont on m’avait parlé. Je suis allé plusieurs fois du côté du marché de Khitrov et chaque fois je sentais un malaise et j’avais honte. « Pourquoi aller voir les souffrances de gens auxquels je ne peux apporter aucune aide ? me disait une voix. Non, toi qui vis ici, avec tous les charmes de la vie en ville, va et regarde cela aussi, » disait une autre voix. Bref, il y a trois ans, au mois de décembre, un jour de froid et de vent, j’allai à ce centre de la misère de la ville, au marché de Khitrov. C’était un jour ouvrier, à trois heures de l’après-midi. Déjà en entrant dans la rue Solianka, je commençai à remarquer de plus en plus de gens aux habits étranges, qui n’avaient pas été faits pour eux ; en chaussures encore plus étranges. Ces gens avaient un teint particulier, maladif, et surtout l’indifférence pour tout ce qui les entourait leur était particulière à tous. Dans le costume le plus étrange, ne ressemblant à rien, un homme marchait sans aucune gêne, évidemment sans penser à l’impression qu’il pouvait produire sur les autres personnes. Tous se dirigeaient du même côté. Sans demander le chemin que je ne savais pas, je les suivis et me trouvai au marché de Khitrov. Au marché, les mêmes femmes, vieilles et jeunes, en capotes, camisoles et blouses déchirées, en sabots et galoches, avec la même aisance, malgré l’horreur de leurs habits, étaient assises, vendaient quelque marchandise, allaient et venaient et s’injuriaient. Au marché, il y avait peu de monde ; le marché devait être terminé et la plupart allaient en haut, au delà du marché, et tous le traversaient dans le même sens. Je les suivis. Plus j’avançais, plus était grand le nombre de gens se réunissant sur le même chemin. Après avoir traversé le marché, en montant une rue, je rattrapai deux femmes. L’une était vieille, l’autre jeune. Toutes deux étaient vêtues de haillons de couleur grise ; elles marchaient et causaient de leurs affaires. Après chaque parole nécessaire elles prononçaient deux ou trois mots tout à fait inutiles et orduriers. Elles n’étaient pas ivres et avaient une certaine préoccupation ; les personnes qui marchaient à leur rencontre, derrière et devant, ne faisaient aucune attention à leurs discours, étranges pour moi. Dans ce lieu, il était évident qu’on causait toujours ainsi. À gauche, il y avait des asiles de nuit privés. Quelques-uns entraient là, d’autres allaient plus loin. Ayant gravi la montée, nous nous approchâmes de la grande maison du coin. La plupart des personnes qui marchaient près de moi s’arrêtèrent là : sur tout le trottoir, devant cette maison, des gens analogues se tenaient debout, ou étaient assis sur ce trottoir et sur la neige de la rue. Les femmes étaient du côté droit de la porte d’entrée ; les hommes, à gauche. Je dépassai les femmes et les hommes (ils étaient quelques centaines en tout), et m’arrêtai où se terminait leur file.

La maison près de laquelle se tenaient ces gens était l’asile de nuit gratuit de Liapine. Cette foule attendait le moment où on lui permettrait d’entrer : à cinq heures du soir, on ouvre et laisse entrer. C’est ici que se rendaient presque toutes les personnes que j’avais dépassées. Je m’arrêtai près du rang des hommes. Ceux qui se trouvaient le plus près de moi se mirent à me regarder et à m’attirer par leurs regards.

Les lambeaux d’habits qui couvraient leurs corps étaient très variés, mais l’expression de tous les regards dirigés vers moi était unique. Dans tous les yeux se lisait la question : Pourquoi toi, un homme d’un autre monde, t’arrêtes-tu ici près de nous ? Qui es-tu ? Un richard content de soi qui veut s’amuser de notre misère, se distraire de son ennui, et encore nous tourmenter ? Ou es-tu, ce qui n’arrive pas et ne peut arriver, un homme qui nous plaint ? Cette question était sur tous les visages. De temps à autre, ils jettent des regards, qui se croisent avec les miens, et se détournent. Je voulais m’adresser à quelques-uns ; je fus longtemps sans pouvoir m’y décider. Mais, alors que nous nous taisions, nos regards nous avaient déjà rapprochés. Malgré la distance que la vie mettait entre nous, après deux ou trois regards échangés, nous sentions que tous deux nous étions des hommes, et nous avions cessé d’avoir peur l’un de l’autre. Le plus près de moi, était un paysan au visage bouffi, à la barbe rousse, au cafetan déchiré, les pieds nus dans des galoches usées. Il faisait huit degrés au-dessous de zéro. Nos regards se rencontraient pour la troisième ou quatrième fois et je me sentais si rapproché de lui, que non seulement je n’avais pas honte de lui parler, mais qu’au contraire j’avais honte de ne lui pas dire quelque chose. Je lui demandai d’où il venait. Il répondit très volontiers, et se mit à causer. Les autres se rapprochèrent. Il était de Smolensk, il était venu chercher du travail pour avoir du pain et de quoi payer les impôts — « Il n’y a pas de travail, dit-il, les soldats ont accaparé tout le travail. Et voilà, je vous jure que je vivote ! Je n’ai pas mangé depuis deux jours. » Il parlait timidement en essayant de sourire. Un vendeur de sbitene[1], un vieux soldat, se trouvait là. Je l’appelai. Il versa le breuvage. Le paysan prit le verre chaud dans ses mains, et avant de boire, tâcha de profiter de la chaleur pour se réchauffer les mains. Tout en se réchauffant, il me racontait ses aventures. Les aventures ou le récit des aventures étaient presque toujours les mêmes ; d’abord un petit travail qui ensuite manquait ; ici, dans l’asile de nuit, la bourse avec l’argent et le passeport avaient été volés, maintenant plus moyen de partir de Moscou. Il raconta que dans la journée il se chauffait dans les cabarets, se nourrissant de croûtons de pain que parfois on lui donnait, et que parfois on le chassait. Il passe les nuits, gratuitement, ici, dans la maison de Liapine. Il n’attend qu’une rafle de la police, pour être mis en prison faute de passeport et de là expédié par étapes dans son pays natal. « On dit qu’il y aura une rafle jeudi ». (La prison et l’étape se présentent à lui comme la terre promise).

Pendant qu’il parlait, trois hommes, dans la foule, confirmaient ses paroles et disaient qu’ils étaient juste dans la même situation. Un jeune homme maigre, pâle, au nez long, le corps couvert d’une chemise déchirée sur l’épaule, une casquette sans visière, mise de travers, se faisait un chemin jusqu’à moi à travers la foule. Il était secoué sans cesse d’un violent frisson mais tâchait de sourire avec mépris aux paroles du paysan, croyant ainsi me plaire, et il me regardait. Je lui offris aussi du sbitene. Il prit le verre et lui aussi se chauffa les mains. Il allait dire quelque chose quand un homme grand, brun, au nez aquilin, couvert d’une chemise de coton et d’un gilet, sans bonnet, le repoussa. L’homme au nez aquilin demanda aussi du sbitene. Ensuite ce fut le tour d’un grand vieillard ivre, à barbe pointue, en pardessus, ceint d’une corde et en lapti ; puis celui d’un petit, avec le visage enflé, les yeux larmoyants, en paletot de nankin brun ; le tremblement faisait se choquer ses genoux, nus à travers les trous du pantalon d’été. Il tremblait tant qu’il ne pouvait tenir le verre et en répandit le contenu sur lui. On se mit à l’injurier. Il souriait pitoyablement et tremblait. Ensuite, un infirme, borgne, en loques, pieds nus ; ensuite quelqu’un qui avait été autrefois un officier, puis quelqu’un qui avait été autrefois un ecclésiastique ; puis quelqu’un d’étrange, avec le nez rongé ; tout cela affamé et glacé, suppliant et docile, se pressait autour de moi et se serrait vers le sbitene. Ils burent tout le sbitene. L’un me demanda de l’argent, je lui en donnai ; puis ce fut un autre, un troisième, etc. ; la foule m’assiégeait. Le vacarme et les bousculades commencèrent. Le portier de la maison voisine cria à la foule de s’en aller du trottoir de son logis ; et la foule exécuta docilement son ordre. Quelques-uns établirent l’ordre parmi elle et me prirent sous leur protection. On voulait me tirer de la bousculade, mais la foule qui, avant, était dispersée sur le trottoir, se déplaçait et se serrait autour de moi. Tous me regardaient et me demandaient quelque chose. Les visages étaient tous plus miséreux, plus humbles et plus souffrants les uns que les autres. Je distribuai tout ce que j’avais. Je n’avais pas beaucoup d’argent, à peu près vingt roubles, et, avec la cohue, je pénétrai dans l’asile de nuit. L’asile était vaste. Il comprenait quatre sections. Les étages supérieurs étaient destinés aux hommes : les étages inférieurs aux femmes. Je rentrai d’abord dans la section des femmes : une grande chambre toute garnie de planches semblables aux bancs de troisième classe des chemins de fer, et disposées en deux étages superposés. Des femmes étranges, déchirées, vêtues seulement d’une robe, des jeunes et des vieilles entraient et occupaient les places, les unes en bas les autres en haut. Quelques-unes, les vieilles, se signaient et priaient pour le donataire de cet asile ; d’autres criaient et s’invectivaient. J’allai en haut. Là se trouvaient les hommes. Parmi eux j’aperçus un de ceux à qui j’avais donné de l’argent. En le voyant, soudain, je me sentis honteux et me hâtai de partir. Et avec le sentiment d’avoir commis un crime, je sortis de cette maison et me rendis chez moi.

Chez moi je foulai le tapis de l’escalier, le parquet de l’antichambre était couvert de drap ; ayant ôté ma pelisse, je m’assis devant un diner de cinq plats servi par deux laquais en habit, cravate et gants blancs.

Il y a trente ans, à Paris, j’ai vu guillotiner un homme en présence de milliers de spectateurs. Je savais que cet homme était un malfaiteur dangereux, je connaissais tous les raisonnements que les hommes ont écrits pendant tant de siècles pour justifier les actes de cette nature. Je savais qu’on faisait cela exprès, consciemment, mais, au moment où la tête séparée du tronc tomba dans le panier, je poussai un ah ! ah ! et compris, non par la raison ou le cœur, mais par tout mon être, que tous les raisonnements que j’avais entendus sur la peine capitale ne sont qu’un mauvais galimatias, qu’en dépit du nombre d’hommes réunis ensemble pour commettre le meurtre, le plus grand péché au monde, quelque nom qu’on lui donne, c’est le meurtre, et que, devant mes yeux, ce péché s’était commis ; que moi, par ma présence et ma passivité, j’avais approuvé ce péché, y avais pris part. De même maintenant, à la vue de cette faim, de ce froid, de cette humiliation de milliers de gens, je compris non par ma raison ou mon cœur, mais par tout mon être, que l’existence de dizaines de milliers d’hommes pareils à ceux que j’avais vus à Moscou, alors que moi et des milliers d’autres se rassasiaient de filet et d’esturgeons, et couvraient les chevaux et les parquets de drap et de tapis, je compris, malgré tous les savants du monde, affirmant que c’était nécessaire, je compris que c’était un crime qui s’était commis non pas une seule fois, mais qui se commet perpétuellement et que, par mon luxe, non seulement je l’approuvais, mais y participais directement.

La différence pour moi entre ces deux impressions, c’est que là-bas, tout ce que je pouvais faire c’était de crier aux assassins qui se trouvaient autour de la guillotine et donnaient les ordres pour commettre le meurtre, qu’ils faisaient le mal et d’essayer par tous les moyens de les en empêcher.

Mais, si même j’eusse fait cela, je savais d’avance que je n’empêcherais pas le meurtre. Dans l’autre cas, je pouvais donner non seulement le sbitene et le peu d’argent que j’avais sur moi, mais je pouvais donner mon paletot et tout ce que j’avais à la maison. Je ne l’ai pas fait, c’est pourquoi je me suis senti, me sens, et ne cesserai de me sentir le complice du crime qui se commet sans cesse, tant que j’aurai une nourriture superflue et qu’un autre n’en aura pas, tant que je posséderai deux vêtements et que quelqu’un en manquera.

  1. Boisson chaude populaire, composée, d’eau, de miel et d’épices.