Que devons-nous faire ?/05

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 34-40).
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V

Aux premiers jours indiqués, les étudiants recenseurs se mirent en route depuis le matin, et moi, le bienfaiteur, je les rejoignis vers midi. Je n’avais pas pu venir plus tôt parce que je m’étais levé à dix heures, qu’ensuite j’avais bu du café et fumé en attendant la digestion. À midi j’étais aux portes de la maison Rjanov. Le gardien m’indiqua le débit, au passage Bérégovoï où les recenseurs avaient donné rendez-vous à tous ceux qui les demanderaient. J’entrai dans le débit. Le débit était très sombre, putride et sale.

Le comptoir faisait face à l’entrée ; à gauche, il y avait une petite chambre avec des tables couvertes de nappes sales ; à droite une grande salle avec des colonnes et les mêmes tables près des fenêtres et le long des murs. Par-ci, par-là, devant les tables, des hommes déguenillés, ou vêtus convenablement, des ouvriers, des petits marchands et quelques femmes, étaient assis et prenaient du thé. Le débit était très sale, mais on voyait tout de suite que le commerce marchait bien, à l’expression sérieuse de l’employé devant le comptoir, à la vivacité adroite des garçons. J’étais à peine entré qu’un garçon était déjà prêt à prendre mon pardessus et à me servir ce que je commanderais. On voyait qu’il avait l’habitude du travail pressé et exact. Je demandai les recenseurs. « Vania ! » cria un homme petit, vêtu à l’européenne, qui arrangeait quelque chose dans l’armoire, derrière le comptoir. C’était le propriétaire du débit, un paysan de Kalouga, Ivan Fédotitch, qui louait la moitié du logement des maisons de Zimine et les sous-louait aux locataires.

Un garçon accourut, un garçon de dix-huit ans, maigre, le nez bossu, le teint jaune. « Conduis monsieur chez les recenseurs, ils sont allés dans la grande maison, près du puits. »

Le garçon jeta la serviette, mit un pardessus au-dessus de la chemise blanche et du pantalon blanc, une casquette à large visière, et, en remuant rapidement ses jambes blanches, me conduisit par la porte de derrière, retenue par une poulie. Dans la cuisine grasse, empestée, nous rencontrâmes une vieille femme, qui, avec grand soin, emportait quelque part, dans un torchon, des boyaux puants. Du vestibule, nous sortîmes dans la cour pleine de constructions de bois sur des fondements de pierres. La puanteur de cette cour était très forte. La cause principale de cette puanteur était la fosse d’aisance, près de laquelle, toujours, (combien de fois n’y ai-je pas passé !) se pressaient des gens. La fosse elle-même n’était pas l’endroit où l’on faisait ses besoins, mais servait d’indication pour celui où l’on avait l’habitude de s’installer. On ne pouvait traverser la cour sans remarquer cet endroit, et on se sentait toujours mal à l’aise en pénétrant dans l’atmosphère aigrie par l’odeur qui s’en dégageait.

Le garçon, en prenant bien garde à ses pantalons blancs, me conduisit avec précaution, devant cet endroit, à travers les excréments gelés, et se dirigea vers un des bâtiments. Tous les hommes qui passaient dans la cour ou sur le balcon me regardaient. Évidemment un homme proprement vêtu était rare par ici.

Le garçon demanda à une femme si elle ne savait pas où étaient les recenseurs, et trois personnes répondirent en même temps à sa question. L’un disait : près du puits ; les autres, ils ont passé et sont sortis pour aller chez Nikita Ivanovitch. Un vieillard en chemise qui s’arrangeait près de la fosse d’aisance, dit qu’ils étaient au numéro 30. Le garçon jugea ce renseignement plus sûr, et me conduisit au numéro 30, sous l’auvent d’un sous-sol, obscur, empesté, mais d’une odeur différente de celle de la cour. Nous descendîmes et marchâmes sur le sol de terre d’un couloir sombre. Pendant que nous marchions dans le corridor, une porte s’ouvrit brusquement, et un vieillard ivre, en chemise, s’y montra ; il n’avait pas l’air d’un paysan. Une blanchisseuse, les manches retroussées, les mains pleines de savon chassait et poussait cet homme, avec des cris perçants. Vania, mon guide, écarta l’ivrogne et lui fit une observation. « On ne peut pas faire de scandale ! Vous, un officier ! » dit-il.

Nous arrivâmes à la porte du numéro 30. Vania la poussa. La porte s’ouvrit avec bruit et nous fûmes enveloppés des vapeurs de savon, de l’odeur aigre de mauvais aliments, de tabac, et nous nous trouvâmes en pleines ténèbres. Les fenêtres étaient du côté opposé, ici c’était le corridor planchéié, à droite et à gauche s’ouvraient les portes des diverses chambres. Dans une chambre sombre, à gauche, on apercevait une femme qui lavait dans une auge ; d’une autre porte, à droite, on voyait une vieille femme ; d’une autre porte ouverte, un paysan, les cheveux ébouriffés, le visage rouge. Il était assis sur la planche, les mains appuyées sur ses genoux ; il agitait ses pieds chaussés de lapti et les regardait, l’air sombre.

Au bout du corridor une porte menait dans la chambre où se trouvaient les recenseurs. C’était la chambre de la locataire principale du numéro 30. Elle louait tout le numéro à Ivan Fédotitch et le sous-louait à des locataires et à des passants. Dans sa petite chambre, un étudiant recenseur, avec les bulletins, était assis sous l’icône, et, comme un juge d’instruction, il interrogeait un homme en chemise et en gilet. C’était l’ami de la maîtresse du logis. Il répondait pour elle aux questions. La maîtresse du logis était aussi présente, c’était une femme âgée ; il y avait en outre deux curieux, des locataires. Quand j’entrai, la chambre était pleine. Je me fis un chemin vers la table. Je saluai l’étudiant et il continua son interrogatoire. Moi, poursuivant mon but, je me mis à examiner et à interroger les habitants de ce logis.

Le résultat fut qu’en ce premier logement, je ne trouvai pas une seule personne sur qui pût s’exercer ma bienfaisance. La maîtresse du logis, malgré la misère, l’étroitesse et la saleté de son logement, qui me frappaient après le palais que j’habitais, était relativement à l’aise en comparaison même des pauvres de la ville ; et auprès de la misère des campagnes que je connaissais bien, elle vivait dans le luxe. Elle avait un lit de plume, des couvertures, un samovar, une pelisse, une armoire et de la vaisselle. Son ami avait le même air d’aisance. Il avait une montre et la chaîne. Ses locataires étaient plus pauvres, mais pas un seul n’exigeait un secours immédiat. On demandait des secours : une femme abandonnée par son mari avec son enfant et qui lavait du linge dans un baquet ; une vieille veuve, sans moyens d’existence, comme elle disait, et ce paysan en lapti qui me dit n’avoir pas mangé de la journée. Mais de leurs réponses, il résultait que tous ces gens n’avaient pas très grand besoin, et que pour les secourir il fallait faire avec eux plus ample connaissance.

Quand je proposai à la femme abandonnée par son mari, de mettre les enfants à l’asile, elle se troubla, réfléchit, remercia beaucoup, mais on voyait qu’elle n’y tenait pas ; elle désirait plutôt un secours d’argent. La fillette, l’aînée, l’aidait à laver le linge, et la seconde soignait le bébé. La vieille demandait instamment à être mise à l’hospice, mais en examinant son coin, je m’aperçus qu’elle n’était pas dans la misère. Elle avait un coffre avec divers objets : une théière d’étain, deux tasses, des petites boites de caramels, avec du thé et du sucre. Elle tricotait des bas et des gants et recevait un secours mensuel d’une bienfaitrice. Quant au paysan, il avait évidemment plus envie de boire que de manger et tout ce qu’on pourrait lui donner irait au cabaret. De sorte que, dans ce logement, il ne se trouvait pas de ces gens, qui, à ce que je m’étais imaginé, emplissaient toute la maison, des gens que je pouvais rendre heureux en leur donnant de l’argent. C’étaient des pauvres qui me semblaient douteux. J’inscrivis la vieille, la femme avec ses enfants, le paysan, et je décidai qu’il faudrait s’occuper d’eux, mais après s’être occupé des plus malheureux que je pensais rencontrer dans cette maison. Je décidai que dans la distribution de nos secours, il fallait un ordre ; d’abord les plus malheureux, ensuite, ceux-ci. Mais dans le logement suivant, dans l’autre encore c’était la même chose ; tous demandaient à être examinés plus en détail avant d’être secourus. Il n’y avait pas de ces malheureux qu’on peut rendre heureux en leur donnant de l’argent. Quelque honteux que ce fût pour moi, je commençais à être déçu de ne trouver dans cette maison rien de semblable à ce que j’attendais d’y rencontrer. Je m’attendais à trouver ici des gens particuliers, mais après avoir parcouru tous les logements je dus me convaincre que les habitants de cette maison n’étaient point des gens particuliers, mais des êtres tout à fait semblables à ceux parmi lesquels je vivais. Comme parmi nous, il y avait des hommes plus ou moins bons, plus ou moins mauvais, plus ou moins heureux, plus ou moins malheureux. Leur malheur était le même que parmi nous ; il n’était pas dans les conditions extérieures mais en eux-mêmes : malheur auquel on ne peut remédier par aucun billet de banque.