Que devons-nous faire ?/10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 68-76).
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X

Je n’éprouvais déjà plus ce sentiment de pitié pour les hommes et de dégoût pour moi que j’avais éprouvé dans la maison de Liapine. J’étais plein du désir de réaliser l’entreprise que j’avais commencée : faire du bien aux personnes que j’avais rencontrées là. Et, chose étrange, il semblerait que faire le bien, — donner de l’argent aux besogneux, — soit une très belle chose qui doive disposer à l’amour pour les hommes : or c’est le contraire. Cette œuvre excitait en moi la malveillance et la sévérité envers les hommes. Pendant la première tournée, le soir, il se passa une scène tout à fait semblable à celle de la maison de Liapine, mais elle ne fit pas sur moi la même impression que celle-ci et provoqua un tout autre sentiment. D’abord dans un logement, je trouvai précisément ces malheureux qui avaient besoin d’un secours immédiat : je trouvai une femme affamée qui n’avait pas mangé depuis deux jours.

Voici comment : dans un grand logement presque vide, je demandai à une vieille femme s’il y avait ici des pauvres n’ayant rien à manger. La vieille réfléchit et m’en nomma deux : ensuite elle parut se rappeler : « Mais j’y pense, dit-elle, en regardant une des planches occupées : je crois que celle-ci n’a pas mangé ! » — « Vraiment ! Qui est-ce ? » — « C’est une prostituée ; maintenant personne ne la veut plus, alors elle n’a où prendre. » La patronne avait eu pitié longtemps, mais maintenant voulait la chasser… « Agafia ! Hé Agafia ! » appela la vieille.

Nous nous avançâmes ; sur la planche quelque chose se souleva. C’était une femme grisonnante, d’une maigreur squelettique, couverte d’une chemise sale, déchirée ; ses yeux étaient particulièrement brillants et fixes. Elle regardait devant nous : de sa main maigre, elle attrapa sa camisole pour couvrir sa poitrine décharnée qu’on apercevait à travers la chemise. Elle parlait comme en aboyant : « Quoi ? Quoi ? » Je lui demandai comment elle vivait ? Tout d’abord elle ne comprit pas et dit : « Je ne sais pas moi-même : on me chasse ». Je lui demandai — j’ai honte, ma main se refuse à écrire — s’il était vrai qu’elle n’avait pas mangé ? Avec une hâte furieuse, toujours sans me regarder, elle répondit : « Hier et aujourd’hui, je n’ai pas mangé. »

La vue de cette femme me toucha, mais pas du tout comme je l’avais été à la maison de Liapine. Là-bas, la pitié pour ces hommes m’avait aussitôt rendu honteux, et ici j’étais content d’avoir enfin trouvé ce que je cherchais : une personne affamée.

Je lui donnai un rouble et je me souviens que j’étais très heureux que les autres le vissent. La vieille, voyant cela me demanda aussi de l’argent. Ce m’était si agréable de donner, que sans distinguer s’il fallait donner ou non, je donnai aussi à la vieille. Elle m’accompagna jusqu’à la porte et les gens qui étaient dans le corridor l’entendirent me remercier. Il est probable que mes questions sur la pauvreté excitaient l’attention car beaucoup marchaient derrière nous. Dans le corridor, plusieurs se mirent à me demander de l’argent. Parmi les quémandeurs, il y avait des ivrognes qui excitaient en moi des sentiments désagréables, mais du moment que j’avais donné à la vieille, je n’avais plus le droit de refuser à ceux-ci, et me mis à faire une distribution. Pendant que je distribuais, d’autres, et encore d’autres s’approchaient ; dans tous les logements on était à l’envers. Dans l’escalier et sur la galerie se montraient des gens qui me suivaient. Quand je sortis sur la cour, d’un des escaliers, un gamin descendit rapidement et écarta les gens. Il ne me voyait pas et prononçait rapidement : « Il a donné un rouble à Agachka ! » Arrivé en bas, le gamin se joignit à la foule qui me suivait. Je sortis dans la rue ; des gens de diverses sortes m’y suivaient et me demandaient de l’argent. Je distribuai ce que j’avais de petite monnaie, et j’entrai dans la boutique, pour demander au marchand de me changer dix roubles. Alors, comme à la maison de Liapine, il se fit un tohu-bohu affreux. Les vieilles femmes, les gentilshommes, les paysans, les enfants, se serraient près de la boutique en tendant la main. Je donnai ; j’interrogeai quelques-uns sur leur vie ; j’inscrivais dans mon carnet. Le marchand, les coins du col de sa pelisse repliés en dedans, était assis comme pétrifié et de temps en temps, regardait la foule, ou la dépassait du regard. Lui, comme tous, sentait que c’était sot, mais ne pouvait pas le dire.

À la maison de Liapine, j’étais terrifié de la misère et de l’humiliation des gens et je m’en sentais coupable, je sentais le désir et la possibilité d’être meilleur. Maintenant, la scène identique me produisait une tout autre impression : j’éprouvais premièrement, un sentiment de malveillance pour beaucoup de ceux qui m’assiégeaient ; deuxièmement j’étais inquiet de l’opinion que pouvaient avoir de moi le boutiquier et le portier.

Ce jour-là, en arrivant chez moi, je me sentis mal. Je sentis que ce que je faisais était stupide et immoral, mais comme il arrive toujours par suite de l’embrouillamini intérieur, je parlai beaucoup de cette entreprise, comme si je n’avais nul doute sur son succès. Je fus seul chez des personnes que j’avais inscrites, qui me semblaient le plus miséreuses, et que je croyais facile de soulager. Comme je l’ai déjà dit, je n’aidai aucune de ces gens. Les aider était plus difficile que je le pensais, et, parce que je ne savais, ou parce qu’on ne pouvait pas, je n’ai fait qu’agacer ces gens et n’en aidai aucun. Je fus plusieurs fois dans la maison de Rjanov et chaque fois la même chose se passait : une foule de quémandeurs m’assiégeaient, et dans cette masse je m’égarais tout à fait. Je sentais l’impossibilité de faire quelque chose, parce qu’ils étaient trop nombreux, et je sentais, à cause de cela, de la malveillance pour eux. En outre, chacun d’eux, pris à part, ne me disposait pas en sa faveur ; je sentais qu’il ne disait pas la vérité, ou en tout cas ne la disait pas toute, et ne voyait en moi qu’une bourse d’où l’on pouvait tirer de l’argent, et il me semblait qu’en général cet argent qu’ils tiraient de moi, n’améliorait pas leur situation, mais l’empirait. Plus je venais dans ces maisons, plus j’entrais en communion avec les gens qui vivaient là, plus l’impossibilité de faire quelque chose me semblait évidente. Mais je n’abandonnai pas mon intention jusqu’à la dernière tournée nocturne de recensement.

J’ai surtout honte à me rappeler cette dernière tournée. Parfois j’allais seul, mais cette fois nous étions vingt personnes ensemble. À sept heures, commencèrent à venir chez moi tous ceux qui voulaient participer à cette dernière visite de nuit. Presque tous m’étaient inconnus : des étudiants, un officier et deux de mes connaissances mondaines qui, en disant l’habituel, c’est très intéressant, m’avaient demandé de les prendre parmi les recenseurs. Mes connaissances mondaines s’étaient habillées d’une façon particulière, veston de chasse et hautes bottes de voyage, costumes qu’ils prenaient pour partir à la chasse, et qui selon leur opinion convenait pour une expédition dans les asiles de nuit. Ils prirent avec eux des carnets spéciaux et des crayons perfectionnés. Ils se trouvaient dans cet état particulièrement excité qu’on a en partant à la chasse, à un duel ou à la guerre. La sottise et la fausseté de notre situation étaient évidemment plus claires en eux : mais nous tous étions dans la même situation fausse. Avant le départ, une sorte de conseil de guerre eut lieu entre nous : comment et par où commencer ? Comment se diviser, etc. ? Ce conseil était tout à fait analogue à tous les conseils, réunions et comités, c’est-à-dire que chacun parlait non parce qu’il lui fallait dire ou connaître quelque chose, mais parce qu’il lui fallait parler pour n’en pas céder aux autres. Mais, dans ces conversations, personne ne soufflait mot de la bienfaisance dont j’avais parlé tant de fois. Malgré la honte que j’en pouvais éprouver, je sentis qu’il était nécessaire de rappeler de nouveau la bienfaisance, c’est-à-dire de faire observer que pendant la tournée, on inscrirait tous ceux qui se trouveraient dans une situation nécessiteuse. J’avais toujours honte de parler de cela, mais ici, parmi nos préparatifs excitants, à peine pouvais-je le prononcer. Tous m’écoutaient avec ennui, me semblait-il, cependant tous acquiesçaient à mes paroles ; mais on voyait que tous les jugeaient comme des bêtises d’où rien ne sortirait : et aussitôt, tous se mirent à parler d’autre chose. Cela continua jusqu’au moment de partir. Nous partîmes.

Nous arrivâmes dans le cabaret sombre ; nous éveillâmes les garçons et commençâmes à déplier nos serviettes. Quand on nous eut déclaré que les gens, ayant appris qu’il y aurait recensement, voulaient quitter leur logis, nous demandâmes au propriétaire de fermer la porte cochère et nous allâmes dans la cour dire aux gens qui voulaient partir qu’on ne demanderait les passeports de personne. Je me rappelle l’impression étrange et pénible que produisit sur moi la vue de ces miséreux troublés, en loques, demi-nus ; tous me semblaient très grands à la lumière des réverbères, dans l’obscurité de la cour. Effrayés et terribles dans leur effroi, ils se tenaient en groupes, près de la fosse d’aisance empestée ; ils écoutaient nos exhortations et ne nous croyaient pas. Évidemment, comme une bête traquée, ils étaient prêts à tout pour nous échapper. Les seigneurs de diverses catégories : policiers de la ville et de la campagne, juges d’instruction et juges, toute la vie les poursuivaient dans les villes, dans les campagnes, sur les routes, dans les rues, les débits, les asiles de nuit, et maintenant, tout à coup des ennemis arrivaient et fermaient les portes, seulement pour les compter. C’était, pour eux, aussi difficile à croire, qu’aux lièvres de croire que les chiens ne sont pas venus les chasser, mais les compter. Comme les portes cochères étaient fermées, les gens inquiets rentrèrent. Nous, en nous divisant en groupes, nous commençâmes. Il y avait avec moi deux messieurs du monde et deux étudiants. Vania, en veston et pantalon blancs, marchait devant nous dans l’obscurité ; il tenait une lanterne, nous le suivions. Nous allions dans les logements que nous connaissions. Je connaissais aussi quelques-uns des habitants, mais la majorité m’était inconnue. Le spectacle était nouveau et terrifiant, encore plus terrible que celui que j’avais vu près de la maison de Liapine. Tous les logements étaient pleins, toutes les planches étaient occupées, et non par un seul, mais souvent par deux. Le spectacle était terrible, effrayant, par l’exiguité du lieu où s’entassaient ces gens, par le mélange des hommes et des femmes. Toutes les femmes qui n’étaient pas ivres-mortes couchaient avec les hommes. Beaucoup de femmes, avec des enfants, étaient couchées sur des planches étroites avec des étrangers. Le spectacle était terrible par la misère, la débauche et la terreur de tous ces gens, et principalement par le grand nombre de gens qui se trouvaient dans cette situation. Après ce logis, un pareil, un troisième, un dixième, un vingtième, sans fin, et partout la même puanteur suffocante, partout l’étroitesse, le mélange des sexes : des hommes et des femmes ivres jusqu’à l’abrutissement, et sur tous les visages, le même effroi, la même docilité, et la même culpabilité. De nouveau je sentis de la honte et de la peine comme dans la maison de Liapine et je compris que ce que je voulais faire était mauvais, sot et par conséquent impossible. Et déjà je n’inscrivais personne, je n’interrogeais pas sachant qu’il n’en sortirait rien.

J’avais beaucoup de peine. À la maison de Liapine, j’étais comme un homme qui, par hasard, a vu une plaie horrible sur le corps d’un autre homme. Il plaint cet homme, il a honte de ne l’avoir pas plaint auparavant, et il peut encore espérer soulager le malade. Maintenant j’étais comme un médecin qui est venu, avec ses remèdes, chez le malade, a découvert sa plaie, l’a mise au vif et doit s’avouer à lui-même qu’il a fait tout cela en vain, que son remède ne vaut rien.