Quel amour d’enfant !/XI
XI
habileté de madame de monclair
Léontine quitta le salon, laissant Victor gâter sa fille à son aise.
« Que puis-je y faire ? mes reproches encouragent la résistance de Giselle ; elle devient très impertinente avec moi ; c’est la punition de ma faiblesse. Le pauvre Victor l’éprouvera à son tour.
— Léontine, dit Mme de Monclair en entrant avec M. Tocambel, je te propose une excellente gouvernante ou maîtresse pour ta fille. Mlle Tomme était trop jeune, elle avait peur de Giselle ; celle que je t’ai trouvée ne se laissera pas manquer, et si tu veux la soutenir, tu verras ta fille prendre les habitudes de soumission qu’elle n’a pas, mais qu’il faut lui donner.
Vous êtes bien bonne de vous occuper de moi et de Giselle, chère tante.
Quel air triste, ma chère enfant ! Qu’est-il arrivé depuis hier ?
Une nouvelle révolte de Giselle et une nouvelle faiblesse de Victor. Je ne sais plus comment faire, comment dire ! Je me suis retirée dans ma chambre pour faire cesser les impertinences de ma pauvre fille ; chacune de ses paroles moqueuses et insolentes me va au cœur ; j’en éprouve un chagrin mortel.
Pauvre Léontine ! Que de fois je vous ai avertie ! Que de remontrances je vous ai adressées ! Que d’impatiences elles vous ont causées ! À présent le mal est fait ; le cœur de Giselle s’est endurci ; je crains qu’il n’y ait plus de remède. »
Léontine pleura amèrement.
À quoi sert tout ce que vous dites ? À rien qu’à la faire pleurer. Au lieu de chercher à consoler la mère et à corriger l’enfant, vous soupirez : Il est trop tard ! Je l’avais bien dit ! Est-ce ainsi qu’un bon homme de votre âge guérit les peines du cœur ? Vous savez bien qu’il n’est jamais trop tard ! Est-ce que le bon larron de l’Évangile n’était pas plus vieux que Giselle ? Ne s’est-il pas converti ? N’a-t-il pas été en paradis avec Notre-Seigneur ? Pourquoi Giselle ne ferait-elle pas comme le bon larron ? Voyons, répondez, qu’avez-vous à dire ?
Que je ne suis pas Notre-Seigneur ; que ni Léontine, ni vous, ni moi, nous n’avons, comme lui, la puissance de changer les cœurs. J’ai à dire aussi que vous êtes d’une impétuosité qui trouble, qui terrifie, et que je ne suis pas de force à lutter contre votre déluge de paroles. La tête me tourne ; je ne sais plus où j’en suis.
C’est ça ! Quand vous avez fait une gaucherie, la tête vous tourne… contre moi. Restez là ; je vais vous ramener Giselle repentante. Et toi, Léontine, n’écoute pas ce qu’il dit et attends-moi. »
Mme de Monclair rentra au salon ; Victor était embarrassé de ce qu’il avait dit et fait ; il ne regardait plus sa fille et ne lui répondait pas. Giselle était inquiète de l’air mécontent de son père.
Victor, je ne sais pas ce qui vous est arrivé, mais, à votre air, je vois que vous vous sentez coupable ; allez embrasser votre femme, qui pleure et qui vous aime. Je garde Giselle ; allez. »
Victor, enchanté d’échapper à Giselle et inquiet des larmes de Léontine, entra précipitamment chez elle. Pendant qu’il s’expliquait avec sa femme toujours prête à lui pardonner, Mme de Monclair faisait asseoir Giselle à côté d’elle.
Causons un instant, ma chère petite. Dis-moi, es-tu heureuse ? »
Giselle surprise, répondit pourtant franchement :
« Non, ma tante.
Pourquoi donc, mon enfant ?
Parce que maman me gronde, ma bonne me gronde ; maman me punit même depuis quelque temps.
Ah !… Tu es pourtant bien douce ?
Pas toujours, ma tante.
Bien bonne ?
Pas tout à fait, ma tante.
Bien obéissante ?
Pas quand je veux autre chose.
Voyons ! tu n’es ni douce, ni bonne, ni obéissante. Alors je ne m’étonne pas que ta maman et ta bonne te grondent quelquefois. Mais, du moins, tu es toujours polie avec maman et ta bonne ?
Oh non, ma tante ; pas quand elles m’ennuient.
Ah, ah ! Après avoir été ni douce, ni bonne, ni obéissante, tu n’es même pas polie. Alors je comprends que maman te punisse… Et cela doit bien t’ennuyer d’être grondée et punie ?
Je crois bien, ma tante. C’est assommant !
Tu as raison ! parfaitement raison ! Quand j’étais petite, cela m’ennuyait bien d’être grondée et surtout punie. C’est qu’il n’y a pas à dire : il faut bien céder ; un enfant n’est jamais le plus fort.
N’est-ce pas, ma tante, que vous comprenez comme cela m’ennuie ?
Ah ! si je le comprends ! Je crois bien que je le comprends ! et que je te plains ! »
Giselle était enchantée ; elle ne se méfiait plus de sa tante.
Veux-tu que je t’enseigne un moyen d’être très heureuse, et de n’être jamais grondée ni punie ?
Oh oui ! ma tante, dites-le-moi !
C’est le moyen que j’avais employé quand j’avais dix ans, comme toi. Plus je grandissais, et plus j’étais grondée et punie.
C’est comme moi ; maman devient de plus en plus sévère.
Tout juste comme moi ! Et tu peux voir par toi-même comme cela devait m’ennuyer. L’autre jour, comme c’était triste pour toi de ne pas dîner et t’amuser avec nous tous chez ton oncle !
Je crois bien ! j’étais furieuse !
Et comme ce serait terrible de ne pas aller à la fête de ton oncle !
Mais papa m’y mènera.
Tu ne sais donc pas ce qui pourrait t’arriver, si papa t’y menait malgré maman ? On te prendrait de force, on t’emporterait à la maison, et le lendemain on te mettrait dans une pension très sévère loin de Paris.
Ah ! mon Dieu !
Oui, ma pauvre fille, c’est comme cela. Pour empêcher tous ces malheurs, voici ce que tu as à faire. Quand maman ou ta bonne t’empêchent de faire une chose qui te plaît, ou veulent te faire faire ce qui te déplaît, dis en toi-même : « Il faut bien que j’obéisse puisque je suis un enfant ». Si cela ne suffit pas, dis au bon Dieu : « Mon Dieu, donnez-moi le courage d’obéir ». Tu verras que l’envie de résister s’en ira.
Mais, ma tante, quand je résiste, on me cède presque toujours.
Pas toujours, ma pauvre fille ; tu vois bien que maman n’a pas cédé ces jours derniers. Et plus tu grandiras, moins maman te cédera.
Mais papa oblige maman à me céder.
Pas toujours, pas toujours. Tu n’as pas dîné chez ton oncle l’autre jour ; tu n’as pas mis ta robe bleue ce matin. Heureusement pour toi, car tout le monde se serait moqué de ta belle toilette pour les singes et les autruches. Et c’est précisément quand papa te soutient contre maman, que tu es la plus malheureuse ; car tu n’es pas bête, tu n’es pas méchante au fond, et ton pauvre cœur n’est pas tranquille. Quand tu te sentiras devenir méchante après avoir résisté, pense combien c’est affreux de ressembler au diable au lieu de ressembler au bon et doux Jésus, à la Sainte Vierge, à ton bon ange, et dis-toi : « Je ne veux pas être laide comme le diable, je veux être belle comme la Sainte Vierge ».
Mais je ne suis pas laide quand je suis méchante ; je suis toujours jolie ; papa me l’a dit, et maman me le disait aussi il y a quelque temps.
Écoute, Giselle ; je te trouve jolie, moi ; eh bien, je t’assure que lorsque tu es méchante, tu es laide et désagréable à regarder. Nous le disions tous l’autre jour chez ton oncle ; quand tu t’es repentie, tu es redevenue jolie à ne pas te reconnaître. Tu aimes mieux être jolie que laide, n’est-ce pas ?
Certainement, ma tante.
Eh bien, sois bonne, sois douce, et tu seras jolie. Mais n’oublie pas d’appeler à ton aide le bon Dieu, la Sainte Vierge et ton bon ange.
Oui, oui ! ma tante, j’y penserai.
Enfin, quand tu auras envie d’être impolie avec maman, pense que tout le monde te blâmera, te méprisera, et même te détestera, car rien n’est aussi révoltant que l’impertinence d’un enfant avec sa mère ou son père.
Oh, papa ! ça lui est égal, il n’en fait pas moins toutes mes volontés.
Ça ne lui est pas égal du tout, quoiqu’il ne te le dise pas, ma pauvre fille. Je te dis là beaucoup de petits secrets que je ne devrais pas te dire peut-être. Ainsi, tout à l’heure il était fâché contre toi ; tu as vu que je l’ai deviné tout de suite en entrant au salon. Il ne t’a seulement pas regardée quand il est parti si vite pour consoler maman qui pleurait, qui se désolait pour toi.
C’est ennuyeux tout de même de toujours obéir, toujours se contenir.
Ennuyeux ! C’est charmant au contraire. Essaye et tu verras. On a le cœur content, on est gai ; on s’amuse de la surprise et de l’air joyeux de tout le monde ; on voit que chacun cherche à vous faire plaisir. Je t’assure qu’on est très heureux ; je le sais bien, moi qui ai fait tout ce que tu as fait et tout ce que je te dis. Et puis, ce qui est très agréable, c’est qu’on s’habitue si bien à être bonne, douce, polie, obéissante, qu’on n’a plus de peine du tout à l’être. Tu verras, tu verras, essaye seulement.
Que dois-je faire alors, ma tante, à présent qu’ils sont tous en colère contre moi ? »
Mme de Monclair se leva, l’embrassa et lui dit affectueusement :
« Tu dois, en premier lieu, ma bonne petite, en parler poliment, ne jamais dire : il, elle, en parlant de maman et de papa.
Et comment dire ?
Papa, maman. Ensuite tu vas aller embrasser maman, tu lui diras que tu veux être une bonne petite fille, douce, obéissante et polie ; tu sais comme la pauvre maman t’aime ; elle ne te laissera pas seulement achever ta phrase, tant elle t’embrassera. Puis tu prieras papa de ne pas te soutenir quand tu es mauvaise, et de laisser maman s’arranger avec toi. Il va être joliment surpris ! Allons vite. Voilà que ta figure s’embellit déjà. N’oublions pas de demander au bon Dieu qu’il nous aide. »
Giselle, enchantée de sa tante et de ses bons conseils, et de pouvoir être jolie à volonté, commença par l’embrasser en lui disant : « Ma chère tante, que je vous aime ! »
Chère petite, je t’aime bien aussi, et tout le monde t’aimera, et le bon Dieu t’aimera. Mon bon Jésus, venez-nous en aide, ajouta-t-elle ma bonne Sainte Vierge, aidez-nous. »
Elle profita du bon mouvement de Giselle et entra avec elle chez Léontine tristement assise entre son mari et M. Tocambel.
Léontine, je t’amène une charmante fille, qui te rendra très heureuse. »
Giselle se jeta dans les bras de sa mère et commença la phrase que lui avait conseillée Mme sa tante ; mais, comme l’avait prévu Mme de Monclair, Léontine serra si fort sa fille contre son cœur, et l’embrassa tant et tant, que Giselle ne put en dire que les premiers mots.
Quand Léontine lui rendit la liberté de ses mouvements, Giselle se retourna vers son père et dit tout au long la phrase convenue avec sa tante. La surprise avait rendu Victor immobile ; ses yeux étonnés, sa bouche entr’ouverte, l’immobilité de toute sa personne, firent éclater de rire Mme de Monclair ; Giselle ne put s’empêcher de partager un peu la gaieté de sa tante ; elle embrassa son père en riant.
Comment, Giselle ! Comment, que dis-tu, que me demandes-tu ? Je crois avoir mal entendu.
Mon pauvre papa, je vous demande de laisser maman me gronder, me punir à son idée, parce que je sais que je l’ai bien mérité quand elle le fait.
Mais, ma pauvre petite, tu ne le mérites presque jamais. Si je ne te protège pas, tu seras très malheureuse.
« Oh, Victor ! » ne put s’empêcher de dire Léontine.
N’ayez pas peur, maman ; je sais que vous m’aimez beaucoup, et que lorsque papa me soutient contre vous, par excès de tendresse pour moi, c’est vous qui avez raison et moi qui ai tort.
Je vois, ma charmante amie, que vous avez eu un succès complet avec Giselle ; elle est changée déjà à ne pas la reconnaître.
Je crois bien ; elle est jolie comme un ange, et douce comme un agneau. Je n’en ferais pas autant avec vous ; il n’y a pas de danger que vous preniez une figure d’ange et un caractère d’agneau.
Je crois, en effet, que je n’aurai pas cette chance tant que je serai sous votre terrible direction.
Terrible ! Laissez donc. Je suis trop bonne pour vous ; je vous mène trop doucement.
Seigneur Dieu ! la douceur d’une lionne.
Giselle, t’ai-je dévorée ?
Non, ma tante, vous m’avez embrassée.
Giselle, t’ai-je grondée ?
Pour cela non vous m’avez parlé si doucement, avec tant de bonté, que je vous ai écoutée avec plaisir.
Vous voyez bien ! Giselle dit vrai ; et vous, vous dites faux. Aussi vous allez rester là sans bouger et sans parler. »
Mme de Monclair poussa légèrement M. Tocambel jusqu’au canapé, sur lequel elle le fit tomber. Il voulut se relever, mais le poignet encore vigoureux de Mme de Monclair le fit retomber et le cloua sur le canapé.
« Laissez-moi la paix ! Laissez-moi m’en aller, disait M. Tocambel, moitié riant, moitié impatienté.
Du tout ; vous resterez là. J’aurai besoin de vous tout à l’heure pour me ramener chez moi. Et je me tiens près de vous pour vous empêcher de vous sauver. On n’a pas idée d’un caractère aussi impérieux.
Moi ! impérieux ! Avec vous ! ce serait bien impossible ; vous me mettriez en pièces. Puisqu’il faut toujours vous céder, quelque folle idée que vous ayez dans la tête !
C’est bon, c’est bon ; taisez-vous, on n’entend que vous. Laissez-nous terminer nos affaires.
Ce n’est toujours pas moi qui parle.
Comment, pas vous ? vous ne faites que cela.
Donnez-moi la paix ! pour l’amour du ciel !
Donnez-moi la paix ! Vous redites toujours la même chose… Chut ! Plus un mot. »
— Ma petite Giselle, ajouta-t-elle en se tournant vers sa nièce, tu es bien gentille ; je reviendrai te voir et nous causerons encore à nous deux…
Je pourrai assister à votre conversation, ma bonne tante ?
Pas du tout, ma fille ; tu n’as pas besoin d’entendre nos petits secrets. Et Victor encore moins. À présent je m’en vais. Sois sage, ma Léontine ; demande à Giselle ce qu’il faut faire pour être sage. Et vous, Victor, sortez beaucoup ; soyez à la maison le moins possible, parlez à Giselle le moins possible quand elle est un peu…, un peu… agitée. Au revoir, mes enfants. »
Elle serra la main de Victor, embrassa Léontine qui la remercia vivement à voix basse, embrassa Giselle qui lui demanda à l’oreille :
« Suis-je jolie, ma tante ? — Charmante », lui répondit Mme de Monclair. Puis elle voulut emmener son malheureux ami, mais il n’y était plus ; il avait profité des adieux de son amie pour s’échapper.
« Parti ? s’écria-t-elle en riant. Parti ? Ah bien ! il me le payera. Je vais le rattraper ; il ne peut pas être loin, et je vais le faire promener pendant une heure au pas accéléré, pour lui ôter à l’avenir l’envie de se sauver. »
Elle partit en pressant le pas et ne tarda pas à voir le malin Tocambel qui, lui aussi, pressait le pas et trottait de toute la vitesse de ses jambes ; Mme de Monclair arriva sur lui au moment où il tournait une rue et se croyait hors de toute atteinte.
Pan ! C’était un avertissement amical de Mme de Monclair.
Aïe ! C’est bien de vous cela ! Vous m’avez brisé l’épaule ! Vous tombez sur les gens comme un aigle qui s’abat sur sa proie.
Je vous tiens, tout de même. Vous allez me mener chez Pierre avant de rentrer chez moi. Je vous apprendrai à me faire courir après vous, avec mes quarante-six ans !
Beau mérite de rattraper un pauvre vieillard qui en a soixante-quatre, qui…
… qui marche comme sur des œufs cassés parce que Monsieur veut faire petit pied. Voyez donc vos brodequins ; ils sont de deux pouces trop courts et d’un pouce trop étroits.
Mon Dieu, baronne, laissez mes pieds tranquilles. Vous avez des idées tout à fait extraordinaires. »
Ils continuèrent leur chemin à pas redoublé, M. Tocambel demandant grâce, et Mme de Monclair le forçant à suivre son pas plus qu’accéléré et riant des soupirs et des gémissements de sa victime.
Chez M. et Mme de Gerville tout était rentré dans l’ordre en attendant de nouvelles agitations. Giselle fut toute la soirée d’une douceur charmante ; deux ou trois fois son sourcil se fronça et ses narines se gonflèrent, mais, les conseils de sa tante lui revenant à l’esprit, elle se calma aussitôt et put jouir de la surprise de ses parents. M. de Gerville était presque effrayé de la sagesse de sa fille.
« Pourvu qu’elle n’en tombe pas malade, pensait-il. Elle prend sur elle d’une manière effrayante. Je la vois par moments rougir, puis pâlir. Pauvre petite ! Comme on la tourmente ! Et comme Léontine est devenue sévère, dure, méchante même pour cette chère enfant ! Pierre lui a donné de bien mauvais conseils. »