Quel amour d’enfant !/XVI

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XVI

nouvelles méchancetés du cher ange
la mère faiblit encore


Les jours suivants se passèrent assez bien ; sauf quelques petites gâteries mystérieuses du père, sauf quelques faiblesses presque imperceptibles de la mère, tout alla régulièrement ; Giselle ne se laissa pas aller à de grandes colères, à des impertinences trop marquées, à des résistances trop soutenues. Léontine redevenait triomphante ; elle recevait les compliments de sa tante, de son frère, de ses sœurs. Giselle perdait de sa physionomie arrogante, moqueuse, révoltée ; on commençait enfin à croire à une réforme complète. Le père redisait sans cesse « Quel amour d’enfant ! » La mère l’appelait plus que jamais son cher ange, son cher amour. Et Giselle n’en abusait pas !

Mlle Rondet n’avait non plus porté aucune plainte contre Giselle. Un jour, jour fatal, Mlle Rondet entra chez Léontine d’un pas précipité, l’air mécontent, le regard irrité, les lèvres serrées.

Léontine trembla « Hélas ! pensa-t-elle, il y a quelque chose de grave. »

« Que désirez-vous, chère Mademoiselle ? lui demanda Léontine de son air le plus gracieux, de son sourire le plus bienveillant, afin de l’adoucir par avance.

mademoiselle rondet.

Je prie Madame de lire ce papier que j’ai trouvé en rangeant les cahiers de Mlle Giselle. »

Léontine prit le papier et lut :

PORTRAIT DE MADEMOISELLE RONDET.

« Mlle Rondet est une bête.

« Mlle Rondet est un hérisson.

« Mlle Rondet est une vipère.

« Mlle Rondet est un crapaud.

« Mlle Rondet est un bouledogue.

« Mlle Rondet est un diable. Elle est laide comme un diable, méchante comme un diable ; je la déteste comme un diable ; elle m’ennuie, elle m’embête, elle m’assomme. »

Léontine était atterrée. Comment expliquer cette nomenclature injurieuse ? Comment excuser Giselle et calmer Mlle Rondet ?

« Ma chère demoiselle, balbutia enfin Léontine, Giselle est si jeune ! C’est une espièglerie, un enfantillage ; pardonnez-le-lui, je vous en prie.

mademoiselle rondet.

Je ne demande pas mieux que de le lui pardonner, Madame, mais il faut au moins qu’elle m’en témoigne ses regrets, et qu’elle redouble de docilité et d’application pour me faire oublier cette impertinence.

léontine.

Mon Dieu, chère Mademoiselle, il ne faut pas croire que ce soit de l’impertinence ; Giselle ne pensait pas que vous puissiez jamais voir ce papier ; c’est un enfantillage ; ne croyez pas qu’il y ait eu d’intention méchante, je vous en prie. Elle est devenue si bonne !

mademoiselle rondet.

Elle est certainement améliorée, Madame ; mais il y a du relâchement depuis deux ou trois jours ; elle n’obéit pas ; ses devoirs sont mal faits ; je suis obligée de gronder, et c’est probablement ce qui m’a valu cette jolie page de son écriture.

léontine.

Je vais lui parler, chère Mademoiselle ; et je vous l’enverrai repentante et docile. »

Mlle Rondet se retira à moitié satisfaite ; Léontine sonna.

« Dites à Mlle Giselle qu’elle vienne me parler de suite », dit Léontine.

Deux minutes après, Giselle entra.

giselle.

Vous me demandez, maman ? Je suis accourue bien vite, comme vous voyez.

léontine.

Tu es bien gentille, cher amour. Dis-moi, mon ange, pourquoi as-tu écrit tout ceci sur cette feuille que Mlle Rondet vient de m’apporter ? »

Léontine lui fit voir le papier.

giselle, s’en emparant.

Ah mon Dieu ! elle l’a trouvé ? Pourquoi aussi va-t-elle fouiller dans mes tiroirs ? Je ne veux pas qu’elle les ouvre et je vais le lui défendre.

léontine.

Giselle ! ma Giselle chérie ! Comment parles-tu ? Lui défendre ! Est-ce que tu as le droit de lui défendre quelque chose ?

giselle.

Je ne veux pas qu’elle touche à mes affaires.

léontine.

Mais, chère enfant, il faut bien qu’elle regarde à tes cahiers, qu’elle les corrige en t’attendant, qu’elle voie s’ils sont bien rangés.

giselle.

Est-elle bien furieuse ?

léontine.

Furieuse, non, mais très mécontente ; elle compte que tu lui feras tes excuses.

giselle.

Ah ! par exemple ! Des excuses ! Elle les attendra longtemps, mes excuses. Je dois porter ce papier aux Champs-Élysées ; toutes mes amies doivent apporter aussi les portraits de leurs maîtresses ; nous lirons tout ça ; ce sera très amusant.

léontine.

Oh ! Giselle ! ne fais pas cela, mon enfant ! Ce serait très mal. Si les maîtresses viennent à le savoir, elles seront furieuses pour le coup et elles ne voudront plus vous donner de leçons.

giselle.

Ah ! il n’y a pas de danger ; elles meurent de faim !

léontine.

Vois comme tout cela est mauvais. Vous manquez toutes de respect et de reconnaissance envers vos maitresses, parce que vous croyez qu’elles ont besoin de vos leçons pour vivre. D’abord cela n’est pas ; elles ont beaucoup d’autres élèves ; et quand cela serait, n’es-tu pas honteuse de profiter de la pauvreté d’une personne bien élevée, instruite, complaisante, pour l’humilier, la peiner, parce que tu la crois sans défense ?

Giselle.

Je ne dis pas, mais je ne veux pas lui faire d’excuses.

léontine.

Mais, Giselle, comment veux-tu qu’elle continue à te donner des leçons, après avoir trouvé et lu ce papier ?

giselle.

Qu’elle fasse semblant de l’avoir oublié.

léontine.

C’est impossible, mon enfant ! Impossible ! Voyons, Giselle ! va lui dire en l’embrassant que tu es bien fâchée de lui avoir fait de la peine ; que c’était pour rire, pour t’amuser que tu as écrit ces bêtises.

giselle.

Je ne veux pas l’embrasser ; elle sent trop mauvais.

léontine, souriant.

Eh bien, ne l’embrasse pas. Dis-lui quelque chose d’aimable, qui ressemble à des excuses. »

Giselle ne répondit pas ; elle quitta sa mère d’un air boudeur et entra dans la chambre d’étude. Léontine écoutait et n’entendait rien. Quelques instants après, Mlle Rondet rentra.

« Madame, je viens vous annoncer qu’à mon grand regret il m’est impossible de continuer les leçons de Mlle Giselle…

léontine.

Comment ? Pourquoi ? Giselle ne vous a-t-elle pas fait des excuses qui devaient lui faire pardonner son enfantillage ?

mademoiselle rondet.

Les excuses de Mlle Giselle aggravent sa faute, Madame. Elle m’a dit : « Mademoiselle, je suis bien fâchée que vous ayez trouvé et lu le papier que vous avez montré à maman. Vous n’auriez pas dû fouiller dans mes tiroirs ; je ne veux pas que vous touchiez à mes affaires. Ce n’est pas pour vous que j’avais écrit ce papier ; c’est pour mes petites amies des Champs-Élysées. »

« Vous pensez bien, Madame, que je ne puis accepter la position que j’aurais à l’avenir près de Mlle Giselle. Je vous prie donc, Madame, de vouloir bien régler nos comptes, car je ne pense plus revenir chez vous.

— J’en suis désolée, chère demoiselle », répondit tristement Léontine.

Elle alla prendre de l’argent dans son bureau.

« C’est dix leçons que je vous dois, Mademoiselle ; voici soixante francs. Croyez à tous mes regrets de perdre vos excellentes leçons pour ma fille. »

Mlle Rondet salua et sortit.

Léontine entra dans la chambre d’étude. Il n’y avait personne. Elle dit au domestique d’aller chercher Mlle Giselle.

« Mademoiselle Giselle, votre maman vous demande, dit le domestique en entrant chez Giselle.

giselle.

Dites à maman que je suis sortie ; je pars à l’instant avec ma bonne.

le domestique.

Mais, Mademoiselle, puisque vous n’êtes pas encore sortie, il faut toujours que vous alliez parler à Madame qui vous demande.

giselle.

Du tout, du tout, je sais pourquoi maman me demande, c’est à cause de cette sotte Mlle Rondet ; ce n’est pas pressé du tout. Allez, Henri, allez ; et dites bien ce que je vous dis, sans quoi… »

Giselle n’acheva pas ; un doigt menaçant compléta sa pensée.

« Sans quoi je vous ferai chasser, se dit en lui-même Henri. C’est toujours le même gentil caractère. »

Henri exécuta les ordres de Giselle et annonça que Mademoiselle était sortie.

« Sortie ! C’est singulier ! dit Léontine. Pourquoi s’est-elle tant pressée ? »

Léontine alla chez son mari. Il était occupé à faire des comptes.

léontine.

Victor, nous voici encore dans un grand embarras grâce à Giselle. Mlle Rondet est partie.

m. de gerville.

Qu’est-ce que cela fait ?

léontine.

Comment, ce que cela fait ? Giselle n’aura plus de leçons.

m. de gerville.

Je ne vois pas grand mal à cela ; elle est raisonnable, elle peut travailler avec vous.

léontine.

Impossible ! elle ne m’écoute pas.

m. de gerville.

Alors rendez-lui Mlle Rondet.

léontine.

Mais puisque Mlle Rondet ne veut plus venir ; Giselle a écrit cinquante sottises contre elle, et de plus elle ne veut pas lui faire des excuses.

m. de gerville.

Que voulez-vous que j’y fasse ? Prenez une autre maîtresse.

léontine.

Victor, que tu es désagréable ! Au lieu de me donner un conseil, tu prends la chose avec une indifférence incroyable.

m. de gerville, l’embrassant.

Voyons, Léontine, ne me gronde pas et raconte-moi ce qui est arrivé. »

Léontine lui raconta en détail ce qui venait de se passer.

« Que faire maintenant ? Je ne veux pas laisser Giselle injurier ses maîtresses sans la punir.

m. de gerville.

Punir ! punir ! tu n’as que ce mot à la bouche. La faire pleurer ! la tourmenter ! pour quelques drôleries écrites dans un moment d’humeur contre une sotte femme qui ne sait pas la prendre et qui ne lui passe rien. Laisse tout cela. La Rondet est partie ; cherches-en une autre et dis à Giselle de ne pas recommencer. Voilà tout.

léontine.

Mais, Victor, si je ne la punis pas de son impertinence, Giselle recommencera avec une autre. Et puis elle en fera autant vis-à-vis de nous.

m. de gerville.

Mais non, mais non ! sois donc tranquille ! Une maîtresse, ce n’est pas comme un père et une mère.

léontine.

Ah ! Victor, tu as bien vite oublié ce que t’a dit Giselle il n’y a pas quinze jours !

m. de gerville.

Je n’ai rien oublié ; mais je ne veux pas que ma fille soit malheureuse chez moi. Et je te prie sérieusement, Léontine, de ne pas prendre au tragique une espièglerie dont tous les enfants se rendent coupables.

— Que faire, mon Dieu, que faire ? s’écria tristement Léontine. Je vais aller voir Pierre et ma tante de Monclair. Ils me diront si je dois fermer les yeux ou punir. »

Et sans attendre la réponse de Victor, Léontine alla mettre son chapeau et son mantelet.

Elle ne tarda pas à arriver chez son frère, qu’elle mit au courant des nouveaux méfaits de Giselle. Pierre réfléchit quelque temps, ne sachant quel conseil donner devant la faiblesse persévérante de Victor et la volonté si chancelante de Léontine.

pierre.

Il y aurait bien un moyen à employer ; mais c’est un grand parti à prendre ; ni Victor ni toi-même vous n’en aurez le courage.

léontine.

Quoi donc ? Quoi donc, Pierre ? Que veux-tu dire ? De quel parti parles-tu ?

pierre.

De mettre Giselle au couvent jusqu’après sa première communion ; elle a près de onze ans, elle aurait deux années de couvent qui lui feraient grand bien ; elle en sortirait corrigée de sa désobéissance, de sa violence et de son impertinence.

léontine.

Jamais, jamais, Pierre ! Non, jamais je ne me séparerai de ma fille.

pierre.

Dans ce cas, il faut que tu te résignes ou bien à être plus que ferme, en raison des habitudes prises dès l’enfance de Giselle et qui sont difficiles à réformer ; ou bien à laisser Giselle faire toutes ses volontés et devenir de plus en plus mauvaise, impertinente et insupportable. Choisis entre les deux ; il n’y a pas d’autre résultat possible.

léontine.

Pierre, tu es trop décourageant ; je vais aller voir ma tante de Monclair ; elle me donnera un conseil moins dur que le tien.

pierre.

Essaye, ma bonne Léontine. Tant mieux si elle peut te venir en aide avec des moyens plus doux. Mais le mal est ancien ; il date presque de la naissance de Giselle ; la réforme n’est pas facile.

« Papa, papa, s’écria Georges qui entra en courant, Giselle est arrivée ; elle est pleine de boue et d’égratignures. Tous les enfants l’ont battue ; elle criait ; ma bonne l’a emmenée, elle est dans la chambre. »

Léontine poussa un cri et se précipita dans le corridor qui menait chez les enfants ; Pierre la suivit ; Georges courut après ; cet événement si extraordinaire l’intéressait beaucoup.

Quand Léontine entra chez les enfants, on venait d’enlever à Giselle sa robe pleine de boue ; la bonne voulait lui laver le visage, mais Giselle criait, se débattait. Pierre la saisit, et malgré sa résistance il lui lava la figure à grande eau. Il vit alors qu’il n’y avait aucune blessure sérieuse, mais que les égratignures étaient en nombre considérable.

Léontine, plus morte que vive, voulut l’embrasser, la serrer dans ses bras, mais Giselle la repoussait et ne voulait même pas répondre à ses nombreuses questions.

La bonne de Georges et d’Isabelle parvint enfin à se faire entendre.

la bonne.

Quand Mlle Giselle est arrivée aux Champs-Élysées, Monsieur, il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ; les miens en étaient. Mlle Giselle avait apporté un papier, qu’elle a lu aux plus grands ; les uns riaient, les autres lui faisaient des reproches. Ensuite Mlle Giselle a proposé, à ce qu’il paraît, de faire les portraits des papas et des mamans ; les autres n’ont pas voulu. Mlle Giselle s’est mise à faire le portrait de son papa, mais je n’oserais pas le répéter, car c’est trop vilain ; elle a ensuite voulu faire celui des papas de ces enfants. Ils se sont fâchés, elle a continué malgré leur défense et leurs menaces. Ils se sont alors tous jetés sur elle pour la faire taire de force ; elle s’est roulée dans un endroit qu’on venait d’arroser et qui était plein de boue ; en se roulant elle continuait à crier des sottises sur les parents des enfants ; la colère les a pris ; ils ont voulu lui fermer la bouche avec leurs mains, et comme elle se débattait elle a attrapé pas mal de coups d’ongles, comme Monsieur peut le voir sur sa figure.

pierre.

Mais où était donc sa bonne quand tout cela a commencé.

la bonne.

Elle était allée faire une commission ; elle m’avait priée de garder Mlle Giselle avec les miens. C’est qu’elle n’est pas trop facile à garder. Elle s’échappe malgré vous. Et je ne pouvais pas


« Ils se sont tous jetés sur elle. »

laisser mes pauvres petits dans la foule, pour courir

après elle ; de sorte que j’étais bien embarrassée quand je l’ai vue roulée et secouée par ces enfants, filles et garçons, qui étaient hors d’eux de colère, d’entendre insulter leurs parents, et puis indignés qu’ils étaient déjà des injures dites à M. de Gerville et à la maîtresse Mlle Rondet, que plusieurs de ces enfants connaissent et aiment bien. J’ai confié mes enfants à un sergent de ville, un brave homme que mes enfants aiment beaucoup et qui les connaît depuis longtemps, et j’ai couru délivrer Mlle Giselle. Le sergent m’a aidée à les ramener ici, et je l’ai prié de prévenir la bonne que Mlle Giselle était chez nous.

léontine.

Comment cette vilaine Émilie a-t-elle abandonné ma pauvre Giselle à ces méchants enfants ?

la bonne.

Il paraît que c’est Mademoiselle qui lui avait donné l’ordre d’aller lui acheter quelque chose qu’elle voulait avoir. Du reste, ces enfants ne sont pas méchants, Madame : ils jouent entre eux et avec les miens, très gentiment mais c’est que la colère les a pris quand ils ont entendu Mlle Giselle parler de leurs parents comme elle l’a fait.

léontine.

Souffres-tu beaucoup, mon pauvre ange ?

— Horriblement, répondit Giselle qui ne souffrait que très légèrement.

pierre, avec indignation.

Tant mieux, méchante enfant. Je voudrais te voir souffrir bien réellement, et au lieu de ces égratignures qui ne sont rien, te voir défigurée, pour mettre ton visage en rapport avec ta vilaine âme et ton méchant cœur !

léontine.

Oh ! Pierre, que tu es cruel !

pierre, vivement.

Cruel ! pour une petite malheureuse qui a la méchanceté d’injurier son père cent fois trop bon pour elle, et de blesser les bons sentiments de ces pauvres enfants que j’aime et que j’estime pour avoir maltraité et battu ta méchante Giselle.

— Habillez Giselle, que je l’emmène ! dit Léontine hors d’elle. Nous ne pouvons pas rester ici.

Pierre.

Tu as raison. Va continuer ton œuvre chez toi, aidée de ton mari. Venez, mes chers petits, venez voir votre maman et vos bonnes tantes. »

Pierre sortit avec ses enfants sans même jeter un regard sur Léontine et sur Giselle. Aussitôt que Giselle fut habillée, Léontine l’emmena. Quand elle rentra à la maison, son mari était sorti. La bonne n’était pas rentrée ; Léontine fut obligée de garder Giselle.

Elle aurait voulu pourtant se recueillir et penser froidement et sensément à la conduite de Giselle ; mais la présence de sa fille la troublait, et elle remit à plus tard la tâche de débrouiller les torts de chacun.