Quel amour d’enfant !/XVII

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XVII

giselle veut entrer au couvent


Giselle ne se sentait pas à l’aise ; sa mère ne lui avait encore rien dit, ni de son impertinence envers Mlle Rondet, ni de sa sortie précipitée avec sa bonne, ni des scènes qui s’étaient passées aux Champs-Élysées. Il était impossible qu’elle ne lui parlât pas ; elle craignait les interrogations et les reproches de sa mère, dont la physionomie indiquait la tristesse et le mécontentement.

Giselle était donc assise à l’autre bout de la chambre, loin de Léontine ; elle faisait semblant de lire, mais elle ne lisait pas.

Léontine, de son côté, paraissait fort occupée à parcourir un livre, mais elle pensait à Giselle, elle cherchait à se persuader que son cœur était bon, que son affection pour ses parents était vive et sincère, que les petits défauts de son caractère s’effaceraient par le raisonnement et les années. Elle se sentait très irritée contre Pierre, qu’elle trouvait cruel et absurde. Son conseil de mettre Giselle au couvent la révoltait.

Absorbée par ses pensées, elle ne vit pas et n’entendit pas sa tante Monclair entrer dans sa chambre. Voyant Léontine si absorbée, Mme de Monclair fit signe du doigt à Giselle de la suivre et de sortir sans bruit. Giselle se leva doucement et suivit sa tante dans le salon.

madame de monclair.

Giselle, mets-toi là, et réponds-moi sincèrement. Je commence par te dire que je sais tout : j’ai vu Mlle Rondet chez la petite de Mouny qui était avec toi aux Champs-Élysées ; j’ai vu Lucie de Ternac, elle y était aussi. J’ai vu ton oncle Pierre et la bonne de tes cousins ; je suis donc au courant de tout ce qui s’est passé. Tu as très mal agi en tout et partout avec Mlle Rondet, tu as agi méchamment, sottement, lâchement ; avec tes amies des Champs-Élysées, tu as été, à propos de leurs parents, grossière, méchante, mal élevée ; vis-à-vis de ton pauvre père, tu as été ingrate, révoltante, abominable. Voilà pour le passé. Je veux savoir maintenant ce que tu sens, ce que tu penses, ce que tu crains, ce que tu espères. Pour commencer par le commencement, dis-moi pourquoi tu as écrit ces injures contre Mlle Rondet.

giselle.

Parce que je m’étais trop contenue pendant la dernière leçon ; elle m’avait ennuyée en me faisant recommencer vingt fois une phrase que j’avais mal faite, disait-elle. Elle m’avait taquinée tout le temps ; pour me venger, j’ai écrit ce papier qu’elle a trouvé dans mon tiroir.

madame de monclair.

Pourquoi l’as-tu fait voir à tes amies ?

giselle.

Parce que je leur en avais parlé la veille ; elles ont trouvé l’idée drôle, et nous devions toutes lire ces portraits aux Champs-Élysées, ce matin.

madame de monclair.

Et aucune de vous n’a songé à la méchanceté d’une pareille lecture ?

giselle.

Non, ma tante ; je ne trouve pas que ce soit méchant. Elles nous ennuient tant ces maîtresses, qu’il faut bien s’en venger un peu.

madame de monclair.

Elles vous ennuient pour votre bien, en vous instruisant ; et vous les perdez de réputation en les calomniant. Pourquoi as-tu eu la même méchante pensée pour ton pauvre papa ?

giselle.

Parce que… je n’ose pas vous le dire, ma tante ; vous me gronderez.

madame de monclair.

Non, Giselle, non ; jamais je ne te gronderai pour une explication franche et vraie. Parle sans crainte ; tu es ici comme à confesse ; rien de ce que tu me diras ne sera redit qu’avec ton consentement et ne te vaudra le moindre reproche.

giselle.

Hé bien, ma tante, c’est que je n’aime pas beaucoup papa ; il me gâte tellement que je n’aime pas à être avec lui ; je n’aime pas à me promener avec lui de peur de rencontrer mes amies, qui se moquent de ses gâteries. Je ne peux pas venir à bout de l’aimer ; il m’aime trop, et je sens qu’il me fait du mal. »

Mme de Monclair ne répondit pas ; elle resta quelques instants le visage caché dans ses mains ; Giselle crut l’entendre dire à mi-voix : Quelle punition !

« Et ta mère, dit enfin Mme de Monclair, ta pauvre mère, l’aimes-tu, Giselle ? »

Giselle rougit beaucoup et baissa la tête.

madame de monclair.

Dis-moi franchement, Giselle, aimes-tu ta mère ?

giselle.

Un peu, ma tante.

madame de monclair.

Et pourquoi pas beaucoup ? Elle est pourtant bien bonne pour toi.

giselle.

Certainement, ma tante, mais… vous allez me gronder, j’en suis sûre.

madame de monclair.

Non, non, ma fille ; n’aie pas peur. Je te jure que je ne te gronderai pas, quoi que tu dises !

giselle.

Hé bien ! voilà, ma tante. Maman est très bonne, mais elle a peur de moi ; elle m’appelle son ange, son cher ange, son amour, quand elle sait très bien que je ne suis ni un ange ni un amour, mais elle a peur que je n’éclate, que je ne me mette en colère ; elle n’ose pas me gronder, me punir, me dire même que je fais mal ou que j’ai mal fait ; ce n’est pas autant que papa, mais c’est un peu comme papa ; et alors cela me déplaît ; je n’aime pas cela, et je me moque d’eux dans mon cœur et dans ma tête. Et alors cela m’empêche de les aimer tout de bon.

madame de monclair.

Mais, Giselle, comprends-tu combien ta conduite a été coupable aujourd’hui, et le chagrin qu’en éprouve ta mère et qu’en aura ton père ?

giselle.

Oui, ma tante, je le sais bien ; cela m’est désagréable, mais cela ne m’afflige pas ; si je pouvais m’en aller pendant quelque temps, j’en serais bien aise, parce que cela m’ennuie de les voir tristes, surtout maman. Pour papa cela m’impatiente.

madame de monclair.

Pauvre Giselle ! comme ton cœur est endurci ! Ma pauvre fille, veux-tu te corriger ? le veux-tu sincèrement ?

giselle.

Oui, ma tante ; mais c’est si difficile ! et c’est si agréable de faire toutes mes volontés, de n’être jamais contrariée !

madame de monclair.

Tu n’es pas contrariée, mais personne ne t’aime, ma pauvre enfant ; tes amis même te fuient ; ceux que tu as tant choqués aujourd’hui se sont concertés pour ne plus jouer avec toi ; ils veulent aller se promener ailleurs qu’aux Champs-Élysées pour ne pas te rencontrer. Est-ce une vie agréable que tu mèneras ?

giselle.

Ce sera fort ennuyeux pour moi, ma tante ; mais que voulez-vous que j’y fasse ? Ce n’est pas ma faute si papa et maman m’ont gâtée et m’ont rendue mauvaise.

madame de monclair.

Giselle, Giselle, tais-toi, je t’en prie ; ne te rends pas plus mauvaise encore en rejetant tes fautes sur tes pauvres parents.

« Mais une dernière question. Veux-tu aller au couvent pour deux ans, jusqu’à ta première communion ?

giselle, effrayée.

Au couvent ! Non, non, je ne veux pas aller au couvent ; c’est trop triste, trop ennuyeux. J’aime encore mieux rester avec maman. Ne conseillez pas à maman de me mettre au couvent ; je vous en supplie, ma tante.

madame de monclair.

Je ne le lui conseillerai pas, Giselle, parce que je suis sûre que tu n’y resterais pas.

giselle.

Vous avez bien raison ; je m’en échapperais aussitôt que je trouverais une porte ouverte.

madame de monclair.

Ce n’est pas cela que j’entendais ; je voulais dire qu’on te renverrait du couvent.

giselle.

Me renvoyer ! Ah ! par exemple ! si les religieuses croient que je me laisserai renvoyer comme une pauvresse !

madame de monclair.

Il faudrait bien t’en aller, si elles le voulaient.

giselle.

Pas du tout ! Je m’arrangerai si bien qu’elles ne pourront pas me renvoyer.

madame de monclair.

C’est ce que nous verrons si tu y entres. Tu ne seras pas la plus forte, je t’en préviens.

giselle.

Quand je veux quelque chose, ça se fait. Et si je veux entrer au couvent, on ne m’en fera pas sortir.

madame de monclair.

Tu en sortiras, ma fille, c’est moi qui te le dis. »

Mme de Monclair quitta le salon : « Je la tiens ! se dit-elle, pourvu que les parents me laissent faire ! En la taquinant un peu sur sa sortie forcée du couvent, elle y entrera pour nous faire pièce, et elle prendra l’habitude d’obéir, de céder, de travailler ; on lui parlera religion, charité, douceur et bonté ; et dans deux ans nous aurons une Giselle corrigée. »

« Léontine », dit Mme de Monclair en entrant chez sa nièce.

Léontine tressaillit et se retourna ; elle n’avait pas bougé depuis que Giselle était partie.

madame de monclair.

Léontine, il faut que tu obtiennes du ton mari de nous laisser faire pour ce qui touche à Giselle.

léontine.

Ce ne sera pas difficile, ma tante ; il est découragé et très disposé à ne plus s’en mêler.

madame de monclair.

Très bien ; alors nous allons nous mettre à l’ouvrage. Veux-tu m’abandonner la direction de Giselle pendant deux ans ? »

Léontine pâlit. « Vous abandonner Giselle ! ma fille ! mon unique enfant ! Oh ! ma tante ! »

Léontine fondit en larmes.

Mme de Monclair calma ce chagrin par de douces paroles, mais fermes et sages. Elle lui raconta, mais sans tout dire, le résultat de sa conversation avec Giselle, la nécessité urgente de mettre Giselle au couvent, le moyen de l’y faire rester. Après un long débat, après beaucoup de larmes répandues, Léontine consentit enfin à seconder le plan de sa tante et l’autorisa à tout arranger avec Giselle.

madame de monclair.

Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ; je vais aller chercher Giselle, et tu vas voir que c’est elle qui t’obligera à la laisser entrer, au couvent.

léontine.

C’est impossible, ma tante : nous allons avoir une scène dans le sens contraire.

madame de monclair.

Tu vas voir. »

Mme de Monclair ouvrit la porte du salon. Giselle y était encore, pensive et l’air irrité.

« Giselle, ma pauvre fille, je crains que nous ne soyons obligées de céder ; ta maman a beaucoup de chagrin de se séparer d’avec toi ; elle craint que tu ne te fasses renvoyer du couvent avant un mois, et pour t’éviter cette humiliation elle préfère te garder et t’élever avec l’aide de papa ; viens la voir, tu seras probablement obligée à rester ici ; au reste tu ne seras pas malheureuse, tu travailleras avec maman et tu te promèneras avec papa.

giselle.

Je ne veux pas travailler avec maman ni me promener avec papa ; je veux aller au couvent.

madame de monclair.

Pour quoi faire, puisque tu te feras renvoyer.

giselle.

Je ne me ferai pas renvoyer ; je vous l’ai déjà dit, ma tante.

madame de monclair, allant à Léontine.

Voyons, Léontine, accorde-lui ce qu’elle te demande, puisqu’elle te promet de ne pas se faire chasser.

giselle.

Je vous en prie, maman, essayez ; vous verrez que je serai si sage.

léontine.

Toi, sage ! Allons donc ! c’est impossible !

giselle.

Je veux entrer au couvent, et j’y entrerai.

léontine.

Et que dira ton papa ?

giselle.

Papa ne dira rien du tout, quand il saura que je le veux.

léontine.

Écoute, si tu le veux absolument.

madame de monclair.

Bon, elle consent. Viens vite, Giselle, viens avec moi ; nous allons monter en voiture, nous irons visiter le couvent des Oiseaux et celui du Sacré-Cœur ; et si l’un des deux te plaît, nous prendrons nos arrangements, nous irons faire des emplettes pour ton trousseau et tes petites fantaisies, et nous viendrons donner une réponse à maman. »

Giselle, enchantée, embrassa fortement sa tante ; elle sentit un mouvement de pitié pour sa mère, se jeta à son cou et l’embrassa plusieurs fois en répétant :

« Merci, merci, ma chère maman ; je vois à présent que vous m’aimez bien réellement ; je serai heureuse au couvent, je serai bonne, obéissante, et je ne me ferai pas renvoyer.

léontine.

Je crois, moi, qu’avant quinze jours tu seras ici, bien heureuse d’être chassée de ton couvent.

madame de monclair.

Ne réponds pas, Giselle, ne réponds pas ; va vite mettre ton chapeau et reviens me chercher. »

Giselle disparut avec la légèreté d’un oiseau.

madame de monclair, riant.

Eh bien, Léontine, qu’en dis-tu ?

léontine.

C’est incroyable ! C’est merveilleux ! Je n’en reviens pas. Mais, ma tante, que c’est dur, que c’est douloureux de la voir si heureuse de me quitter !

madame de monclair.

Ne t’en plains pas, ne t’en plains pas, ma Léontine ; elle va chercher au couvent le cœur qui lui manque pour le moment ; elle comprend qu’elle est ignorante, qu’elle se fait détester par ses amies et sa famille ; son amour-propre en souffre, et de plus elle s’ennuie : elle te reviendra changée du tout au tout ; elle t’aimera de tout son cœur, et elle fera ta consolation au lieu d’être ton tourment. Et si elle te voit pleurer, dis-lui que c’est de chagrin et de la honte qu’elle se prépare en se faisant chasser.

giselle.

Me voici, ma tante ; je suis prête. Partons vite. Adieu, maman ; au revoir.

madame de monclair.

Me voilà prête à te suivre. Au revoir, Léontine. Il est quatre heures : nous reviendrons vers sept heures ; je dînerai chez toi. »

Mme de Monclair et Giselle disparurent ; Léontine resta seule avec son chagrin et son remords. Elle résolut d’aller chez Pierre pour lui faire ses excuses de son irritation injuste du matin.