Quelle est ma foi/03

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 27-46).
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III

On a tort de dire que la doctrine chrétienne concerne le salut personnel mais ne concerne pas les questions générales, les questions d’État. Ce n’est là que l’affirmation hardie et arbitraire d’un mensonge évident, qui tombe de lui-même à la première réflexion sérieuse. C’est bien, dans la vie privée je ne résisterai pas au méchant, je présenterai la joue, mais voilà qu’il s’agit de l’ennemi de la nation opprimée, je suis appelé à prendre part à la lutte contre les méchants — je dois aller les tuer. Une question se pose que je ne puis éluder : En quoi consiste le service de Dieu, en quoi consiste le « tohu ». Aller à la guerre ou n’y pas aller ? Je suis paysan : on me nomme maire du village, ou juge, ou juré, on m’oblige à prêter serment, à juger, à punir, — que dois-je faire ? De nouveau il me faut choisir entre la loi de Dieu et la loi des hommes. Je suis moine ; je vis au couvent ; des paysans ont empiété sur nos pâturages ; on me désigne pour entrer en lutte avec le méchant, — je dois plaider en justice contre les paysans. De nouveau je dois choisir. Nul homme n’échappe à ce dilemme. Je ne parle pas encore des gens de notre classe, dont la vie presque tout entière consiste à résister au méchant : les militaires, les juges, les administrateurs ; mais il n’est pas d’homme privé, si obscur qu’il soit, qui ne se trouve dans la nécessité de choisir entre servir Dieu, sa loi, ou servir le « tohu » en usant des institutions de l’État. Mon existence particulière est engagée dans celle de l’État, et l’ordre social, organisé par l’État, exige de moi une activité antichrétienne, exactement contraire aux commandements du Christ. De nos jours, avec le service militaire obligatoire et la participation de chacun au jury, ce dilemme se pose devant tous, très nettement. Chaque homme doit prendre l’arme meurtrière : fusil, couteau, et même s’il n’accomplit pas le meurtre, il faut que le fusil soit bien chargé et le couteau affilé ; en un mot, il faut être prêt à tuer. Chaque citoyen doit aller au tribunal et participer aux jugements, aux condamnations, c’est-à-dire que chacun doit renier le commandement de Christ sur la non-résistance au mal non seulement en parole mais en fait.

La question du grenadier : l’Évangile ou le règlement militaire ? la loi de Dieu ou la loi humaine ? est là, en face de l’humanité, aujourd’hui comme du temps de Samuel. Elle s’imposait également à Christ lui-même et à ses disciples. Elle s’impose de nos jours à ceux qui veulent être chrétiens ; et elle était là devant moi.

La loi du Christ, avec sa doctrine de l’amour, de l’humilité, du renoncement, touchait mon cœur et m’attirait maintenant comme auparavant. Mais, de tous côtés, dans l’histoire, dans la vie moderne qui m’entoure, dans ma vie personnelle, je vois la loi opposée, celle que mon cœur, ma conscience, ma raison repoussent, mais qui répond à mes instincts bestiaux. Je sentais que si j’adoptais la loi du Christ, je resterais seul, j’aurais à souffrir, je serais persécuté et affligé, exactement comme l’a dit Christ. Au contraire, si j’adopte la loi humaine, tout le monde m’approuvera, je serai tranquille, protégé, et j’aurai à ma disposition toutes les ressources de l’intelligence pour calmer ma conscience. Je rirai et me réjouirai, précisément comme l’a dit Christ. Je sentais cela, c’est pourquoi non seulement je n’approfondissais pas le sens de la loi du Christ, mais je m’évertuais à la comprendre de façon qu’elle ne m’empêchât pas de vivre de ma vie animale. C’était ne pas vouloir la comprendre du tout, c’est pourquoi je ne la comprenais pas.

Dans cette obstination à ne pas comprendre, j’arrivais à un degré d’aberration qui m’étonne maintenant. Voici, par exemple, comment j’interprétais les paroles : « Ne jugez point afin que vous ne soyez point jugés » (Matth., vii, 1). « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ; ne condamnez point et vous ne serez point condamnés. » (Luc, vi, 37). Les tribunaux auxquels je participais et qui garantissaient ma propriété et ma sécurité me semblaient une institution si indubitablement sacrée, si bien d’accord avec la loi de Dieu, que jamais il ne m’était venu à l’idée que ces paroles pouvaient signifier autre chose que ne pas dire de mal du prochain. Je n’avais jamais pensé que, dans ces paroles, Christ ait eu en vue les tribunaux : tribunaux d’arrondissement, tribunaux criminels, cours d’assises, justices de paix et différentes Cours de cassation et Départements du Sénat. La question de savoir quelle pouvait être l’attitude de Christ envers tous ces tribunaux et Départements ne se posa à moi que lorsque j’eus compris dans leur sens direct les paroles sur la non-résistance au mal. Et, ayant compris qu’il devait les réprouver, je me demandai si ces paroles ne voulaient pas dire : non seulement ne jugez point le prochain, ses paroles, ne médisez point, mais ne le jugez point devant les tribunaux — ne jugez point le prochain dans vos institutions humaines.

Chez Luc, dans le chapitre vi, versets 37 à 49, ces paroles suivent immédiatement le commandement de ne pas résister au méchant et de rendre le bien pour le mal. Aussitôt après les paroles : « Soyez donc miséricordieux comme aussi votre Père est miséricordieux », il est dit : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ; ne condamnez point et vous ne serez point condamnés ». N’est-ce pas dire de ne point juger le prochain, de ne point instituer de tribunaux pour y juger le prochain ? Je n’eus qu’à me poser cette question pour qu’aussitôt ma raison et mon cœur me répondissent affirmativement. Ceci peut sembler étrange. Moi aussi, j’en étais étonné. Pour montrer combien j’étais éloigné d’une pareille idée, je confesserai une sottise dont je rougis encore. À l’époque où, déjà, j’étais devenu croyant et lisais l’Évangile comme un livre divin, il m’arrivait, en rencontrant mes amis, procureurs et juges, de leur dire en manière de plaisanterie : Ainsi vous jugez toujours, quoiqu’il soit dit : « Ne jugez point et vous ne serez pas jugés ». J’étais tellement persuadé que ces paroles impliquaient uniquement la défense de médire, que je ne me rendais pas compte de l’horrible blasphème que je commettais en parlant ainsi. J’étais si persuadé que ces paroles ne signifient pas ce qu’elles signifient, que je les citais dans leur vrai sens, en manière de plaisanterie.

Je dirai en détail comment je compris enfin ces paroles qui ne peuvent avoir qu’une seule signification, à savoir que le Christ réprouve tous les tribunaux humains, quels qu’ils soient.

Ce qui me frappa tout d’abord quand je compris le commandement de la non résistance dans son sens direct, c’est que les tribunaux non seulement ne sont pas d’accord avec ce commandement, mais lui sont absolument contraires ainsi qu’au sens général de toute la doctrine, et que si Christ avait eu à envisager les tribunaux, il avait dû les réprouver.

Christ dit : Ne résistez pas au méchant. Le but des tribunaux — résister au méchant. Christ prescrit de rendre le bien pour le mal. Les tribunaux rendent le mal pour le mal. Christ dit : Ne faites pas de distinction entre les bons et les méchants. Les tribunaux ne font pas autre chose. Christ dit : Pardonnez à tous. Pardonnez non pas une fois ou sept fois, mais pardonnez sans fin. Aimez vos ennemis ; faites le bien à ceux qui vous haïssent. Les tribunaux ne pardonnent pas, ils punissent ; ils ne rendent pas le bien mais le mal à ceux qu’ils estiment ennemis de la société. Ainsi, il ressortait de tout cela que Christ devait réprouver les institutions judiciaires. Mais, peut-être, me disais-je, Christ n’a-t-il pas eu affaire aux tribunaux humains et n’y a-t-il pas pensé. Mais je vois que cette hypothèse est inadmissible : Christ, dès sa naissance jusqu’à sa mort, a eu affaire aux tribunaux d’Hérode, du Sanhédrin et des grands-prêtres. Au surplus, je vois qu’en maints passages, Christ parle des tribunaux comme d’un mal. Il dit à ses disciples qu’on les y jugera et il leur enseigne quelle devra être leur attitude. Il disait de lui-même qu’on le condamnerait en justice et montrait comment il fallait se tenir devant le tribunal humain. Ainsi, Christ avait pensé aux tribunaux humains qui devaient le condamner, lui et ses disciples, qui condamnent et ont condamné des millions de personnes. Christ voyait ce mal et le visait directement. Quand on va mettre à exécution l’arrêt prononcé contre la femme adultère, il nie le tribunal et démontre que l’homme ne peut pas juger puisque lui-même est coupable. Et cette pensée, il l’exprime plusieurs fois en disant qu’avec un œil trouble on ne peut pas distinguer un grain de sable dans l’œil d’un autre et qu’un aveugle ne peut pas conduire un aveugle. Il explique même quelle peut être la conséquence d’une pareille erreur. Le disciple peut devenir comme son maître.

Cependant, après avoir dit sa pensée à l’occasion du jugement de la femme adultère, après avoir montré dans la parabole de la poutre et de la paille la faiblesse de jugement de toute créature humaine, on pourrait croire qu’il ne défend pas quand même de s’adresser à la justice des hommes pour se protéger des méchants. Mais cela est inadmissible.

Dans le Sermon sur la Montagne, il dit en s’adressant à la foule : Et si quelqu’un veut plaider contre toi et t’ôter ta robe, laisse-lui encore l’habit.

Donc, il nie, en général, les tribunaux. Mais peut-être Christ ne parle-t-il que des rapports personnels de chaque homme avec les tribunaux sans pour cela nier la justice, et admet-il dans une société chrétienne des individus qui, en corps constitué, jugent les autres ? Mais je vois que c’est encore inadmissible. Christ, dans sa prière, exhorte tous les hommes sans exception à pardonner, afin que leurs fautes leur soient également pardonnées. Et cette pensée, il l’exprime plusieurs fois. Chacun, en priant et avant d’apporter son offrande, doit pardonner à tout le monde. Si donc un homme, d’après sa religion, doit pardonner sans fin à tout le monde, comment peut-il juger et condamner ? Par conséquent, selon la doctrine du Christ, un juge chrétien ne peut condamner.

Mais peut-être croit-on que Christ en disant « Ne jugez pas » ne songeait pas précisément aux institutions judiciaires ? Il n’en est rien. Chez Matthieu et Luc, avant de dire : Ne jugez point, il dit : Ne résistez pas au méchant, supportez le mal, faites le bien à tous. Auparavant, selon Matthieu, il répète les termes de l’ancienne loi criminelle hébraïque : œil pour œil, dent pour dent. Après ce rappel de la loi criminelle, il dit : Mais vous, n’agissez point ainsi ; ne résistez pas au mal ; puis il ajoute : Ne jugez point. Ainsi Christ parle précisément de la loi criminelle humaine et la réprouve par les mots : ne jugez point.

En outre, d’après Luc, il dit non seulement : ne jugez point, mais — ne jugez point et ne condamnez point. Ce n’est pas en vain qu’il ajoute ce mot dont le sens est presque le même. Il a voulu préciser le sens qu’il convient d’attribuer au premier mot.

S’il avait voulu dire : ne jugez pas le prochain, il aurait ajouté ce mot, mais il ajoute le mot qui se traduit en russe par — ne condamnez point. Et après cela il dit : « et vous ne serez point condamnés ; pardonnez à chacun, et vous serez pardonnés. »

Malgré cela Christ ne pensait peut-être pas aux tribunaux ; c’est moi peut-être qui retrouve ma pensée dans ses paroles, qui ont un autre sens.

Je me réfère aux premiers disciples de Christ, aux apôtres, pour voir ce qu’ils pensaient des tribunaux, s’ils les admettaient ou les réprouvaient ?

Dans son chapitre iv, 11, 12, l’apôtre Jacques dit : Mes frères, ne médisez point les uns des autres. Celui qui médit de son frère, et qui condamne son père, médit de la loi ; et condamne la loi. Or, si tu juges la loi, tu n’es point observateur de la loi, mais tu t’en rends le juge.

Il y a un seul législateur, qui peut sauver et détruire. Toi qui es-tu qui juges les autres ?

Le mot traduit par le verbe médire est le mot Καταλάλεα. Or, même sans dictionnaire, on voit que ce mot veut dire accuser. C’est sa vraie signification, et chacun peut s’en convaincre en ouvrant un dictionnaire. On a traduit : Celui qui médit de son frère, médit de la loi. Involontairement se pose la question : pourquoi ? J’aurai beau médire d’un frère, je ne médis pas de la loi, tandis que si j’accuse mon frère, si je le fais comparaître en justice, par là même j’accuse la loi du Christ, c’est-à-dire que je trouve la loi du Christ insuffisante ; j’accuse et juge la loi. Dans ce cas, je ne pratique plus la loi, je m’en fais juge. Mais, selon Christ, le juge est celui qui peut sauver. Et ainsi, moi, qui ne puis pas sauver, je ne saurais me faire juge et punir.

Tout ce passage parle de la justice humaine et la nie. Toute l’épître est pénétrée de la même pensée. Dans cette épître de Jacques (ii, 1-13) il est dit : 1) Mes frères ! que la foi que vous avez en Notre-Seigneur Jésus-Christ glorifié soit exempte de toute acception de personnes. 2) Car s’il entre dans votre assemblée un homme qui ait un anneau d’or et un habit magnifique, et qu’il y entre aussi un pauvre avec un méchant habit ; 3) et qu’ayant égard à celui qui porte l’habit magnifique, vous lui disiez : Toi assieds-toi ici honorablement, et que vous disiez au pauvre : Toi, tiens-toi là debout, ou assieds-toi sur mon marchepied ; 4) ne faites-vous pas en vous-même de la différence entre l’un et l’autre, et n’avez-vous pas de mauvaises pensées dans les jugements que vous faites ? 5) Écoutez, mes chers frères : Dieu n’a-t il pas choisi les pauvres de ce monde, qui sont riches en la foi et héritiers du royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? 6) Et vous, au contraire, vous méprisez les pauvres. Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment et qui vous tirent devant les tribunaux ? 7) Ne sont-ce pas eux qui blasphèment le beau nom qui a été invoqué sur vous ? 8) Si vous accomplissez la loi royale, selon l’Écriture qui dit : tu aimeras ton prochain comme toi-même (Lev. xix, 18), vous faites bien. 9) Mais si vous avez égard à l’apparence des personnes, vous commettez un péché, et vous êtes condamnés par la loi comme des transgresseurs. 10) Car quiconque aura observé toute la loi, s’il vient à pécher dans un seul commandement, est coupable comme s’il les avait tous violés. 11) Car celui qui a dit : Tu ne commettras point adultère, a dit aussi : Tu ne tueras point. Si donc tu ne commets pas adultère, mais que tu tues, tu es transgresseur de la loi : Deut., xxii, 22 ; Lev., xviii, 17-25. 12) Parlez et agissez comme devant être jugés par la loi de la liberté. 13) Car il y aura une condamnation sans miséricorde sur celui qui n’aura point usé de miséricorde ; mais la miséricorde s’élève au-dessus du jugement.

Ces derniers mots : la miséricorde s’élève au-dessus du jugement souvent ont été traduits de manière à montrer que le jugement est compatible avec le christianisme, mais qu’il doit être miséricordieux.

Jacques exhorte ses frères à ne pas faire de différence entre les personnes. Si vous avez égard à la condition des personnes, vous διασϰρίβετε, vous vous égarez, comme de mauvais juges au tribunal. Vous jugez qu’un pauvre est pire qu’un riche. Au contraire le riche est le pire. C’est lui qui vous opprime et vous traîne devant les juges. Si vous vivez d’après la loi de l’amour du prochain, d’après la loi de miséricorde (celle que Jacques appelle royale, pour la distinguer de toutes les autres), c’est bien. Mais si vous faites acception de personnes, alors vous devenez criminels envers la loi de la miséricorde. Ayant sans doute en vue l’exemple de la femme adultère, qu’on avait amenée devant Christ pour la lapider selon la loi, ou l’adultère en général, Jacques dit que celui qui punit de mort la femme adultère sera coupable de meurtre et transgressera la loi éternelle. Car la même loi éternelle interdit l’adultère et le meurtre. Il dit : Parlez et agissez comme devant être jugés par la loi de la liberté. Car il y aura une condamnation sans miséricorde sur celui qui n’aura point usé de miséricorde ; mais la miséricorde abolit le jugement.

Comment dire d’une façon plus claire, plus précise que toute acception de personnes est interdite, ainsi que tout jugement déclarant que l’un est bon et l’autre mauvais ; le jugement humain est dénoncé comme toujours défectueux, et ce jugement est déclaré criminel quand il condamne pour crime ; ainsi le jugement est aboli par loi de Dieu — la miséricorde.

J’ouvre les épîtres de l’apôtre Paul, qui avait souffert des tribunaux, et, dès le premier chapitre aux Romains, je lis les reproches qu’adresse l’apôtre aux Romains pour tous leurs vices et leurs erreurs, entre autres pour leurs tribunaux (32) : Bien qu’ils connaissent le jugement juste, divin, (c’est-à-dire que celui qui commet de pareils actes est digne de mort), cependant, non seulement ils les commettent eux-mêmes mais encore approuvent ceux qui les commettent.

Chapitre ii. 1) Toi donc, ô homme ! qui que tu sois qui condamnes les autres, tu es inexcusable, car en condamnant les autres, tu te condamnes toi-même, puisque toi qui les condamnes, tu fais les mêmes choses. 2) Car nous savons que le jugement de Dieu est infaillible contre ceux qui commettent de telles choses. 3) Et penses-tu, ô homme ! qui condamnes ceux qui commettent de telles choses, et qui les commets, que tu puisses éviter le jugement de Dieu ? 4) Ou méprises-tu les richesses de sa bonté, de sa patience et de son long support, ne considérant pas que la bonté de Dieu te convie à la repentance ?

L’apôtre Paul dit : Connaissant le juste jugement de Dieu, ils agissent eux-mêmes injustement et enseignent à faire de même aux autres ; c’est pourquoi on ne peut justifier un homme qui juge.

Telle est, dans leurs épîtres, l’opinion des apôtres sur les tribunaux ; et nous tous nous savons que la justice humaine était au nombre de ces épreuves et de ces maux qu’ils devaient supporter avec fermeté et résignation selon la volonté de Dieu.

Il suffit de se représenter la situation des premiers chrétiens parmi les païens pour comprendre que les chrétiens persécutés par les tribunaux humains, ne pouvaient même pas concevoir la pensée d’interdire ces tribunaux. Ce n’est qu’incidemment qu’ils pouvaient dénoncer ce mal.

J’interroge les Pères de l’Église des premiers siècles et je vois qu’ils n’obligent personne à rien, ne jugent ni ne condamnent personne (Athénagor, Origène), et acceptent les supplices auxquels les condamnent les tribunaux humains. Tous les martyrs manifestaient la même volonté par leurs actes. Je vois que toute la chrétienté, jusqu’à Constantin, regardait toujours les tribunaux humains seulement comme un mal qu’il faut supporter avec patience, et que jamais aucun chrétien de ce temps n’a pu concevoir la possibilité pour un chrétien de faire partie d’un tribunal.

Ainsi, les paroles de Christ : Ne jugez point et ne condamnez point étaient comprises par ses premiers disciples comme je les comprenais maintenant, dans leur sens direct : ne jugez point dans les tribunaux, n’en faites point partie.

Ainsi, tout venait renforcer ma conviction que les paroles : Ne jugez point et ne condamnez point, veulent dire : ne jugez point en justice. Toutefois, la signification de ne pas médire du prochain qu’on leur attribue est tellement admise, les tribunaux siègent avec tant d’assurance et d’audace dans tous les pays chrétiens, avec l’appui même de l’Église, que longtemps encore je doutai de la justesse de mon interprétation. « Si tous les hommes ont pu penser ainsi et instituer des tribunaux chrétiens, ils avaient certainement quelque raison pour cela, et c’est toi qui es dans l’erreur, me disais-je. Il doit y avoir des raisons pour lesquelles ces paroles ont été comprises dans le sens de médisance, et il y a certainement un fondement quelconque à l’institution des tribunaux chrétiens. » Et je m’adressai aux commentaires de l’Église. Dans tous, à dater du ve siècle, je trouvai qu’il faut entendre par ces mots la médisance. Mais alors comment ne pas juger ? Il est impossible de ne pas blâmer le mal. C’est pourquoi tous les commentaires s’attardent à discuter ce qui est blâmable et ce qui ne l’est point. Les uns disent que, pour les serviteurs de l’Église, on ne saurait leur défendre de juger, puisque les apôtres eux-mêmes jugeaient (Chrysostome, Théophilacte). Les autres disent que, sans doute, Christ visait par cela les Juifs, qui accusaient le prochain de petites fautes alors qu’eux-mêmes commettaient de grands péchés.

Mais nulle part il n’est fait mention des institutions humaines, ni des tribunaux. Christ les interdit-il ou non ? À cette question naturelle il n’y a point de réponse. Il était trop évident en effet que, du moment qu’un chrétien prend possession d’un siège de juge, il peut non seulement juger le prochain mais le condamner à mort.

Je m’adressai aux écrivains grecs, catholiques, protestants, ceux de l’école de Tubingen et de l’école historique. Partout, même chez les commentateurs les plus affranchis, ces paroles sont prises dans le sens de la défense de médire. Mais pourquoi ces paroles, contrairement à toute la doctrine du Christ, sont-elles interprétées dans un sens si étroit ? Pourquoi supposer que Christ, en défendant de médire du prochain par légèreté, ne défend pas l’action de juger systématiquement le prochain avec la possibilité d’infliger une punition au condamné, pourquoi ne considère-t-il pas cela comme un acte mauvais et ne le défend-il pas ? À tout cela point de réponse, rien pouvant permettre de donner au mot juger le sens de juger en justice, c’est-à-dire devant les tribunaux, dont souffrent des millions de personnes. Bien plus, en commentant les paroles : ne jugez point et ne condamnez point, cette forme du jugement en justice, la plus cruelle, est passée soigneusement sous silence ou même justifiée. Les commentateurs théologiens disent que dans les États chrétiens les tribunaux sont nécessaires et nullement contraires à la loi du Christ.

Comme je doutais de la bonne foi de ces commentateurs, j’eus recours à la traduction textuelle des mots « juger » et « condamner », par quoi j’aurais dû commencer.

Dans l’original ces mots sont Κρίνω et Καταδιϰάξω. La traduction défectueuse du mot Καταδιϰάξω dans l’épître de Jacques, traduit par le mot médire, confirmait mes doutes touchant la fidélité de la traduction. Je cherche comment, dans les Évangiles, sont traduits les mots Κρίνω et Καταδιϰάξω en différentes langues, et je trouve que, dans la Vulgate, le mot condamner est traduit Condamnare ; de même en français, et en slavon ; chez Luther, il est traduit Verdammen, maudire.

Ces diverses traductions augmentent mes doutes. Je me pose donc la question : que signifie et que peut signifier le mot grec Κρίνω, employé dans deux évangiles, et le mot Καταδιϰάξω, employé chez Luc l’évangéliste, qui, de l’avis des gens compétents, écrivait en une très belle langue grecque. Comment un homme qui ne saurait rien de la doctrine évangélique et de ses interprétations, et qui n’aurait devant lui que cette seule sentence, traduirait-il ces mots ?

Je cherche dans le dictionnaire ordinaire et je trouve que le mot Κρίνω a plusieurs significations, dont l’une des plus usitées est celle de condamner en justice, même d’exécuter, mais qu’il ne signifie jamais médire. Je cherche dans le dictionnaire du Nouveau Testament et je trouve que ce mot s’emploie souvent dans le sens : condamner en justice. Quelquefois aussi, il a le sens de choisir, mais jamais celui de médire. Ainsi, je vois que le mot Κρίνω peut se traduire diversement, mais que sa traduction par le mot médire est la plus libre et la plus inattendue.

Je cherche le mot Καταδιϰάξω ajouté au mot Κρίνω, qui a plusieurs significations, évidemment pour préciser le sens que l’auteur voulait donner au premier mot. Je cherche le mot Καταδιϰάξω dans le dictionnaire ordinaire et je trouve qu’il signifie seulement soit condamner en justice à des peines soit punir de mort. Je cherche dans le dictionnaire du Nouveau Testament et je trouve que ce mot est employé dans l’épître de Jacques, (v, 6) où il est dit : Vous avez condamné et mis à mort un juste. Le mot condamné est bien le même mot Καταδιϰάξω, employé en parlant de Christ qu’on a condamné à mort. Et jamais ce mot n’a été employé avec une autre signification dans tout le Nouveau Testament, ni dans une langue grecque quelconque.

Qu’est-ce à dire ? Suis-je donc stupide ! Quiconque a réfléchi au sort des hommes n’a-t-il pas été saisi d’épouvante à l’idée des souffrances et des maux que leur infligent les codes criminels, — aussi bien pour ceux qui condamnent que pour les condamnés, depuis les tueries des Gengis-Khan et de la Révolution jusqu’aux exécutions qui ont lieu de nos jours.

Tout homme de cœur éprouve une impression d’horreur et de répulsion non seulement à la vue des êtres humains suppliciés par leurs semblables, mais au simple récit de la fustigation à mort, de la guillotine et du gibet.

Dans l’Évangile, dont nous considérons chaque mot comme sacré, il est dit clairement, nettement : Vous avez une loi criminelle — dent pour dent, et moi je vous donne une loi nouvelle : Ne résistez point au méchant ; pratiquez tous ce commandement : ne rendez pas le mal pour le mal, mais toujours et à tous faites le bien et, toujours, pardonnez à tous.

Plus loin, il est dit : Ne jugez pas. Et pour rendre impossible tout malentendu sur la signification de ces mots, Jésus ajoute : Ne condamnez point en justice à des châtiments.

Mon cœur dit haut et clair : point de châtiments ; la science dit : point de châtiments — le mal ne peut faire cesser le mal ! La raison dit : Ne punissez pas, on ne peut extirper le mal par le mal. La parole de Dieu, à laquelle je crois, dit la même chose. Et quand je lis toute la doctrine, quand je rencontre les mots : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, pardonnez et on vous pardonnera, ces mots, qui sont pour moi les paroles mêmes de Dieu, signifieraient qu’il faut s’abstenir de la médisance et des commérages, mais que je puis continuer à considérer les tribunaux comme une institution chrétienne et que je puis être moi-même juge et chrétien.

Je fus saisi d’horreur devant la grossièreté du mensonge dans lequel je vivais.