Quelle est ma foi/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 47-59).
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IV

Maintenant je comprenais exactement ce qu’avait dit Christ quand il prononça : Vous avez appris : œil pour œil, dent pour dent. Et moi je vous dis : Ne résistez pas au méchant, mais supportez-le. — Christ dit : On vous a inspiré, et vous avez été habitués à penser ainsi, qu’il est bon et raisonnable de vous défendre par la violence contre le méchant, en lui arrachant œil pour œil, en instituant les tribunaux criminels, la police, les armées, en luttant contre l’ennemi ; et moi je vous dis : n’employez pas la violence, ne faites de mal à personne, même à ceux que vous appelez vos ennemis.

Je comprenais maintenant que dans sa sentence sur la non résistance au méchant, Christ dit non seulement ce qui résultera directement pour chacun de l’observance de la non résistance, mais que, — l’opposant à la loi de Moïse d’après laquelle vivaient les hommes de son temps, au droit romain et aux différents codes — il impose cette règle de la non résistance, qui, d’après sa doctrine, doit être la base de la vie commune des hommes et doit délivrer l’humanité des maux qu’elle s’inflige elle-même. Il dit : Vous croyez que vos lois diminuent le mal, — elles ne font que l’augmenter. Il n’y a qu’un moyen d’arrêter le mal — rendre le bien pour le mal à chacun, sans acception de personnes.

Chose étonnante ! Dans ces derniers temps, il m’est arrivé fréquemment de causer avec les personnes les plus différentes de cette loi de Christ sur la non résistance, et, rarement, j’ai rencontré des gens qui fussent de mon avis. Mais deux catégories d’hommes n’admettent jamais, même en principe, le sens direct de cette loi et défendent avec ardeur l’équité de la résistance au mal. Ces hommes appartiennent à deux pôles extrêmes : les chrétiens patriotes, conservateurs, qui professent l’infaillibilité de leur Église, et les révolutionnaires athées. Ni les uns ni les autres ne veulent renoncer au droit de résister par la violence à ce qu’ils regardent comme le mal. Les plus savants, les plus intelligents d’entre eux ne veulent pas voir cette vérité simple et évidente, que, si l’on admet le droit d’un homme de résister par la violence à ce qu’il regarde comme le mal, chaque homme a le droit de résister par la violence à ce qu’il regarde comme le mal.

Récemment, j’ai eu entre les mains une correspondance édifiante à ce point de vue entre un orthodoxe slavophile et un chrétien révolutionnaire. L’un justifiait la guerre en faveur des frères slaves opprimés ; l’autre — la révolution, au nom de nos frères les paysans russes opprimés. Tous les deux invoquaient la violence, en se basant tous les deux sur la doctrine du Christ.

On comprend la doctrine du Christ de bien des manières différentes, sauf de la seule manière simple et directe, qui résulte nécessairement du sens de ses paroles.

Nous avons organisé toute notre existence sur les bases mêmes que Christ réprouve ; nous ne voulons pas comprendre sa doctrine dans son sens simple et direct, et nous disons et pensons que nous suivons sa doctrine, ou bien que sa doctrine ne saurait nous convenir. Les soi-disant croyants croient que le Christ-Dieu, seconde personne de la Trinité, est venu sur la terre pour enseigner aux hommes, par son exemple, comment il faut vivre ; ils accomplissent les actes les plus compliqués pour recevoir les sacrements, édifier des églises, envoyer des missionnaires, établir des prêtres, administrer les paroisses, exercer le culte, mais ils oublient un petit détail — pratiquer les commandements du Christ. Les incrédules organisent leur existence en dehors de la doctrine du Christ, parce qu’ils repoussent cette doctrine. Mais personne ne songe à mettre en pratique ce que Christ enseigne. Et, avant même d’avoir tenté de le faire, croyants et incrédules décident que c’est impossible.

Christ dit simplement et clairement : La loi de la résistance au méchant par la violence, dont vous avez fait la base de votre existence, est fausse et contraire à la nature, et il donne une autre base — la non résistance, — qui, selon sa doctrine, peut seule délivrer les hommes du mal. Il dit : Vous croyez que vos lois, qui s’appuient sur la violence, corrigent le mal ; elles ne font que l’augmenter. Depuis des milliers d’années vous essayez de détruire le mal par le mal, et vous ne l’avez pas détruit, mais augmenté. Faites ce que je dis et ce que je fais, et vous saurez si c’est la vérité.

Et non seulement il le dit, mais il accomplit par toute sa vie et par sa mort sa doctrine de la non résistance au mal.

Les croyants écoutent tout cela, le lisent à l’église, appellent cela les paroles divines et Christ Dieu, puis ils disent : Tout cela est admirable mais impraticable, avec l’organisation de notre existence, — cela dérangerait toute notre vie ; or, nous y sommes habitués et l’aimons. En somme, nous croyons à tout cela mais en l’envisageant comme un idéal vers lequel doit tendre l’humanité, — idéal que l’on atteint en priant et en croyant aux sacrements, à la rédemption et à la résurrection des morts. Les autres, les incrédules, les libres commentateurs de la doctrine de Christ, les historiens des religions, — Strauss, Renan et autres, — complètement imbus des enseignements de l’Église qui prétend que la doctrine du Christ n’a aucune application directe à la vie, qu’elle est une doctrine de rêveurs, racontent très sérieusement que la doctrine du Christ est, en effet, une doctrine de visionnaires, consolation des esprits faibles, qu’elle était bonne à prêcher aux habitants sauvages des hameaux de la Galilée, mais que, pour nous, avec notre culture, ce n’est, comme dit Renan, que le doux rêve d’un charmant docteur. Selon eux, Christ ne pouvait envisager la sagesse de notre civilisation et la hauteur de notre culture. S’il avait atteint le développement intellectuel de ces savants, il n’aurait pas songé à ce charmant radotage. Ces savants historiens jugent le christianisme d’après celui de notre société. Or, d’après le christianisme de notre société et de notre époque, ce qu’il y a de vrai et de sacré c’est notre vie, avec son organisation : ses prisons, ses alcazars, ses fabriques, ses journaux, ses maisons publiques, ses parlements ; quant à la doctrine du Christ on en prend ce qui ne dénonce pas cette vie. Mais comme la doctrine du Christ condamne toute cette vie, on ne prend rien d’elle, excepté les mots. Les savants historiens savent cela, et, n’ayant pas de motifs pour le cacher, comme le font les soi-disant croyants, ils soumettent cette doctrine, dépouillée de sa substance, à une critique approfondie ; ils la réfutent systématiquement et prouvent qu’il n’y a dans le christianisme que des idées chimériques.

Il semblerait qu’avant de juger la doctrine du Christ il faudrait avoir compris en quoi elle consiste. Pour décider si sa doctrine est raisonnable ou non, il faudrait, avant tout, reconnaître ce qu’il a dit, mais nous nous en gardons bien, et les commentateurs de l’Église, les croyants, les libres penseurs, s’en gardent bien aussi. Et nous savons parfaitement pourquoi.

Nous savons parfaitement que la doctrine du Christ a toujours compris et nié toutes les erreurs humaines, tout ce « tohu », ces idoles creuses que nous voudrions excepter du nombre des erreurs en les appelant Église, État, culture, science, art, civilisation. Mais Christ parle précisément contre tout cela, sans excepter n’importe quel « tohu ».

Non seulement Christ, mais tous les prophètes hébreux, — Jean-Baptiste, tous les vrais sages du monde parlent de cette même Église, de ce même État, de cette même culture, de cette même civilisation en l’appelant le mal, la source de perdition des hommes.

Supposons qu’un architecte dise à son propriétaire : Votre maison ne vaut rien, il faut la rebâtir de fond en comble. Après quoi, il ajoute des détails sur les poutres à déplacer et indique comment il faut les couper et où les fixer. Quand le propriétaire verra que sa maison ne vaut rien, qu’il faut la rebâtir, il fera la sourde oreille, et feindra d’écouter avec déférence ce que dit l’architecte à propos des détails touchant la disposition des chambres. Évidemment, tous les conseils de l’architecte paraîtront impraticables ; quant aux propriétaires peu respectueux, ils traiteront ces conseils de sottises. De même pour la doctrine du Christ.

J’ai proposé cette comparaison, faute de mieux. Je viens de me rappeler que Christ, en enseignant sa doctrine, employa la même comparaison. Il dit : Je détruirai votre temple et, en trois jours, j’en bâtirai un nouveau. C’est même pour cela qu’on le mit en croix. Et c’est pour cela qu’à présent on crucifie sa doctrine.

Le moins qu’on puisse exiger des hommes qui jugent une doctrine quelconque, c’est de juger la doctrine telle que la comprenait le maître lui-même. Or, il comprenait sa doctrine non comme l’idéal lointain de l’humanité, dont la pratique est impossible, non comme des rêveries poétiques ou fantaisistes propres à charmer les naïfs habitants de la Galilée ; elle consistait pour lui en actes qui devaient être le salut de l’humanité. Il n’a pas rêvé sur la croix mais crié, et il est mort pour sa doctrine ; de même que beaucoup sont morts et mourront. On ne peut pas dire d’une doctrine pareille que c’est une chimère.

Toute doctrine révélant la vérité est chimère pour les aveugles. Nous en sommes arrivés à dire comme beaucoup de gens (j’ai été de ce nombre) que cette doctrine est une chimère parce qu’elle n’est pas propre à la nature humaine. C’est contre nature, dit-on, de présenter la joue après qu’on vous a souffleté, de donner ce que l’on possède, de travailler non pour soi mais pour les autres. On dit qu’il est naturel à l’homme de défendre sa sécurité, celle de sa famille, sa propriété ; en d’autres termes, il est dans la nature de l’homme de lutter pour son existence. Un savant juriste prouve scientifiquement que le devoir le plus sacré de l’homme est la défense de son droit, c’est-à-dire la lutte.

Mais si l’on écarte pour un instant cette idée que l’organisation existante établie par les hommes est la meilleure, qu’elle est sacrée, aussitôt l’objection qui présente la doctrine du Christ comme impropre à la nature humaine se retourne contre son auteur. Personne ne niera que non seulement tuer ou tourmenter un homme mais tourmenter un chien, tuer une poule ou un veau, est impropre à la nature humaine, que c’est une souffrance qu’elle réprouve. (Je connais des agriculteurs qui ont cessé de manger de la viande uniquement parce qu’ils s’étaient trouvés dans le cas de tuer eux-mêmes leur bétail). Cependant toute notre existence est organisée de telle façon que chaque jouissance personnelle s’achète au prix de souffrances humaines contraires à la nature de l’homme. Toute l’organisation de notre vie, tout le mécanisme compliqué de nos institutions, dont le but est la violence, témoignent jusqu’à quel degré la violence est contraire à la nature humaine. Aucun juge ne consentirait à étrangler avec une corde l’homme qu’il a condamné selon un article du code. Aucun fonctionnaire ne se déciderait à enlever un paysan à sa famille éplorée pour le jeter en prison Pas un général, pas un soldat, avant d’être fasciné par la discipline, le serment et la guerre, non seulement ne tuerait pas une centaine de Turcs ou d’Allemands, ni ne détruirait leurs villages, mais ne voudrait pas blesser un seul homme. Tout cela s’accomplit uniquement à cause de cette machine terriblement compliquée, gouvernementale et sociale, dont le rôle est de répartir la responsabilité des actes qui se commettent, de manière que chacun ignore combien ces actes sont contraires à sa nature. Les uns rédigent les lois ; les autres les appliquent ; les troisièmes endurcissent les gens à la discipline, c’est-à-dire à l’obéissance irréfléchie, passive ; les quatrièmes — ces mêmes gens déjà endurcis — se font les instruments de toutes sortes de violences et tuent leurs semblables sans savoir pourquoi. Mais il suffit qu’un homme se dégage pour un instant de ce réseau embrouillé pour comprendre ce qui est contraire à sa nature.

Que l’on se garde de prétendre que la violence organisée dont nous tirons profit est la vérité divine, immuable et, alors, on verra clairement ce qui est naturel et propre à l’homme : la violence ou la loi du Christ. Faut-il savoir que ma sécurité et celle de ma famille, toutes mes joies, tous mes amusements s’achètent par la misère, la dépravation et les souffrances de millions de personnes, par des pendaisons annuelles, par l’infortune de centaines de milliers de créatures croupissant dans les prisons, par la peur qu’inspirent des millions de soldats et de policiers arrachés à leurs familles et abrutis par la discipline, qui protègent mes plaisirs avec des revolvers chargés contre les affamés ? Faut-il acheter chaque bon morceau que je mets dans ma bouche ou dans celle de mes enfants par toute la souffrance de l’humanité qui est nécessaire pour acquérir ce morceau, ou faut-il savoir, que le morceau, quel qu’il soit, est le mien seulement quand il n’est nécessaire à personne, quand personne ne souffre à cause de lui ?

Il suffit de comprendre que chacun de nos plaisirs, chaque minute de notre tranquillité s’achètent, grâce à notre organisation sociale, par les privations et les souffrances de milliers d’êtres humains subjugués par la violence, il suffit de comprendre cela pour comprendre en même temps ce qui est propre à la nature humaine tout entière, non pas à la nature animale seule, mais à la nature animale et à la nature spirituelle qui constituent l’homme ; il suffit de comprendre la loi de Christ dans toute sa portée avec toutes ses conséquences, pour comprendre que ce n’est pas sa doctrine qui est contraire à la nature humaine et que son seul but est de rejeter la doctrine chimérique de la résistance au mal par la violence, doctrine contraire à la nature humaine et qui rend la vie des hommes si malheureuse.

La doctrine de Christ sur la non résistance est une chimère ! Et la vie des hommes, dont le cœur est plein de pitié et d’amour, qui se passe, pour les uns, à préparer le bûcher, le knout, la roue, le fouet, les fers, les travaux forcés, le gibet, la fusillade, les prisons cellulaires, les prisons pour les femmes et les enfants, à organiser des hécatombes par dizaines de milliers à la guerre, à fomenter des révolutions périodiques et des insurrections paysannes ; pour les autres, à exécuter ces horreurs ; pour les troisièmes à se préserver de ces maux ou à préparer des représailles, — cette vie n’est-elle pas une chimère !

Il suffit de comprendre la doctrine de Christ pour être convaincu que la vie, non pas celle qui est donnée par Dieu pour la joie de l’homme mais celle que les hommes ont organisée pour leur perte, est une chimère, la chimère la plus sauvage, la plus effroyable, un véritable délire de fou.

Dieu est descendu sur la terre ; le Fils de Dieu — une personne de la Trinité, s’est incarné pour racheter le péché d’Adam ; ce Dieu, on nous a appris à le croire, a dit quelque chose de mystérieux et de mystique, quelque chose qu’il est difficile de comprendre, qu’on ne peut comprendre qu’à l’aide de la foi et de la grâce, et tout à coup, les paroles de Dieu se trouveraient être si simples, si claires, si raisonnables. Dieu dit simplement : Ne faites pas le mal — le mal n’existera pas. La révélation de Dieu est-elle vraiment aussi simple ? Dieu n’a dit que cela ! Mais chacun sait cela : c’est si simple.

Le prophète Élie, fuyant les hommes, se réfugia dans une caverne, et il lui fut révélé que Dieu lui apparaîtrait à l’entrée de la caverne. Une tempête survint — les arbres furent brisés. Élie pensa que c’était Dieu et alla voir ; mais Dieu n’était pas là. Ensuite survint un orage, le tonnerre et les éclairs étaient épouvantables. Élie sortit encore pour voir si Dieu n’était pas là. Dieu n’était pas dans l’orage. Puis il y eut un tremblement de terre : la terre vomissait du feu, les roches se fendaient, les montagnes s’écroulaient. Élie regarda, mais Dieu n’était point là. Enfin le calme se fit, et une brise légère apporta au prophète la fraîcheur des champs. Élie regarda — Dieu était là. Il en est ainsi pour les paroles simples de Dieu : ne résistez pas au méchant.

Elles sont bien simples, mais elles sont pourtant l’expression de la loi divine et humaine unique et éternelle. Cette loi est éternelle, et s’il y a dans l’histoire un mouvement progressif dans le sens de la suppression du mal, c’est uniquement grâce aux hommes qui ont compris ainsi la doctrine du Christ, qui ont supporté le mal et ne lui ont pas résisté par la violence. La marche de l’humanité vers le bien s’opère non par les tyrans mais par les martyrs. De même que le feu n’éteint pas le feu, de même le mal ne peut éteindre le mal. Seul le bien, face à face avec le mal, sans en subir la contagion, triomphe du mal. C’est ainsi ; et dans le monde intérieur de l’âme humaine c’est une loi aussi absolue que la loi de Galilée, encore plus absolue, plus claire et plus complète. Les hommes peuvent s’en écarter, la cacher aux autres, mais malgré tout la marche de l’humanité vers le bien ne peut s’effectuer que dans cette voie. Chaque étape en avant ne se fait qu’au nom du commandement de la non résistance au mal. Un disciple de Christ peut dire avec plus d’assurance que Galilée, en dépit de toutes les séductions et menaces possibles : « Et pourtant ce n’est pas la violence mais le bien qui supprime le mal. » Et si cette marche est lente c’est uniquement parce que la clarté, la simplicité, la sagesse, l’inéluctabilité et la nécessité de la doctrine de Christ sont cachées à la majorité des hommes avec une habileté dangereuse, sous une doctrine étrangère, faussement appelée de son nom.