Quelle est ma foi/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 287-309).


XII

Je crois en la doctrine du Christ, et voici en quoi consiste ma foi :

Je crois que mon bonheur sur la terre n’est possible qu’autant que les hommes accompliront la doctrine du Christ.

Je crois que l’accomplissement de cette doctrine est facile et joyeux.

Je crois que si même cette doctrine n’était pratiquée par personne, si même j’étais le seul, pour sauver ma vie d’une perte inévitable, je n’aurais qu’une chose à faire : pratiquer cette doctrine, de même qu’il n’y a qu’un parti à prendre pour celui qui a trouvé la porte de salut d’une maison en feu.

Je crois que ma vie selon la doctrine du monde a été un tourment, et que seule ma vie selon la doctrine de Christ me donne dans ce monde le bien qui m’a été destiné par le Père de ma vie.

Je crois que cette doctrine donne le bien à tous les hommes, me sauve d’une perdition inévitable, et me donne dans ce monde tout le bonheur possible. C’est pourquoi je ne puis pas ne pas la pratiquer.

La loi a été donnée par Moïse ; le vrai bien et la vérité, par Jésus-Christ (Jean, i, 7). La doctrine de Christ est le bien et la vérité. Auparavant, ne connaissant pas la vérité, je ne connaissais pas le bien. Prenant le mal pour le bien, je tombais dans le mal et doutais que ma tendance vers le bien fût juste. Maintenant j’ai compris, et je crois que le bien vers lequel je me sens attiré est la volonté du Père, l’essence même de ma vie.

Christ m’a dit : Vis pour le bien, prends garde aux pièges — aux tentations (σϰάνδαλος), qui, en te séduisant par l’apparence du bien, te privent de ton vrai bien et te jettent dans le mal. Ton bien, c’est ton union avec tous les hommes ; le mal, c’est la violation de l’unité du fils de l’homme. Ne te prive pas toi-même du bien qui t’est accordé.

Christ m’a montré que l’unité du fils de l’homme, l’amour des hommes les uns pour les autres, n’est pas seulement le but auquel doivent tendre les hommes, comme cela me semblait auparavant, mais que cette unité, cet amour des hommes les uns pour les autres, est leur état naturel, celui dans lequel naissent les enfants, comme il l’a dit, celui dans lequel vivent toujours tous les hommes jusqu’à ce que cet état soit troublé par le mensonge, les chimères, les tentations.

Mais, non seulement Christ m’a montré cela, il m’a encore clairement, sans erreur possible, énuméré dans ses commandements toutes les tentations qui me font perdre cet état naturel d’union, d’amour et de bonheur, en faisant de moi la proie du mal. Les commandements de Christ me donnent des remèdes pour échapper aux tentations qui me privent de mon bien, c’est pourquoi je ne puis pas ne pas croire à ces commandements.

Le bien de la vie m’avait été donné, et je le détruisais moi-même. Christ m’a montré, dans ses commandements, les tentations par lesquelles je détruis mon bien ; par conséquent je ne puis plus faire ce qui détruit mon bien. C’est en cela et en cela seul que consiste ma foi.

Christ m’a montré que la première tentation qui détruit mon bien, c’est mon hostilité envers les hommes, ma colère contre eux. Je ne puis pas ne pas croire à cela, c’est pourquoi je ne puis plus, sciemment, rester en état d’hostilité envers les autres ; je ne puis plus, comme je le faisais auparavant, jouir de ma colère, en être fier, l’attiser, la justifier en me considérant comme un être supérieur, intelligent, et en regardant les autres comme des gens insignifiants — misérables et insensés ; maintenant, quand je cède à la colère, je ne puis plus ne pas me reconnaître seul coupable et ne pas chercher à me réconcilier avec ceux qui ont des griefs contre moi.

Mais c’est peu. Je sais maintenant que ma colère est un état anormal, mauvais, maladif, et je sais quelle tentation m’y entraînait. Cette tentation consistait en ce que je me séparais de mes semblables, ne reconnaissant comme mes égaux qu’un très petit nombre d’entre eux et tenant tous les autres pour des gens de rien (ραϰά ou des bêtes sans culture (insensés). Je vois maintenant que cette séparation d’avec les hommes, ce jugement de « raca » et d’insensés porté contre les autres, était la cause principale de mon hostilité envers les hommes. Quand je me remémore ma vie antérieure, je vois maintenant que jamais je ne laissais grandir mon animosité contre les gens que je considérais comme mes égaux, et que jamais je ne les outrageais ; mais en revanche, un homme que je considérais comme mon inférieur me faisait-il la moindre chose désagréable, je me mettais en colère contre lui et me laissais aller à l’outrager, et plus je me trouvais supérieur à cet homme, moins il m’en coûtait de l’outrager ; parfois même il me suffisait de penser qu’un homme appartenait à une classe sociale inférieure, pour que je le traitasse d’une façon outrageante. Maintenant je comprends que celui-là seul est au-dessus des autres qui est humble avec les autres et se fait le serviteur de chacun. Je comprends maintenant pourquoi ce qui est grand devant les hommes est une abomination devant Dieu, et ce que veut dire malheureux les riches et les glorifiés ; heureux les pauvres et les humiliés. Maintenant seulement je comprends cela, j’ai foi en cela, et cette foi a changé toutes mes idées sur ce qui est bon et grand, mauvais et bas, dans la vie. Tout ce qui, auparavant, me paraissait bon et grand — les honneurs, la gloire, la civilisation, la richesse, les complications et les raffinements de l’existence, du luxe, de la nourriture, des vêtements, des manières — tout cela est devenu pour moi mauvais et bas, et, au contraire — l’obscurité, la pauvreté, la rudesse, la simplicité de la demeure, de la nourriture, des vêtements, des manières — tout cela est devenu pour moi bon et grand. Voilà pourquoi, maintenant que je sais cela, s’il m’arrive, dans un moment d’oubli, de m’abandonner à la colère et d’outrager mon frère, quand je suis calme je ne puis plus me laisser séduire par ces tentations qui, en m’élevant au-dessus des autres hommes, me privaient de mon vrai bien — l’union et l’amour ; car l’homme ne peut se tendre à lui-même un piège où il a failli périr. Maintenant je ne puis contribuer à rien qui m’élève extérieurement au-dessus des autres hommes, à rien qui me sépare d’eux ; je ne peux pas, comme je le faisais auparavant, reconnaître aux hommes des titres, des rangs, des qualités, en dehors du titre et de la qualité d’homme ; je ne puis pas chercher la gloire, les louanges ; je ne puis pas désirer une instruction qui me sépare des autres ; je ne puis pas ne pas chercher dans ma façon de vivre, dans ma demeure, dans ma nourriture, mes vêtements, tout ce qui, au lieu de me séparer des hommes, m’unit à la majorité.

Christ m’a dénoncé une autre tentation : la débauche, c’est-à-dire le désir de posséder une autre femme que celle avec laquelle on est uni. Je ne puis pas ne pas le croire, c’est pourquoi je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, considérer ma sensualité comme quelque chose de naturel, d’humain et de sublime. Je ne puis plus la justifier par l’attrait de la beauté ou par des raisons d’amoureux, ou par les défauts de ma femme ; je ne puis plus, au premier avertissement, ne pas reconnaître que je me trouve dans un état morbide, anormal, et ne pas chercher, par tous les moyens, à me débarrasser de cette obsession. Mais, outre que je sais maintenant que la débauche sensuelle est un mal pour moi, je sais encore quelle tentation m’y poussait auparavant. Puis je sais maintenant que la cause principale de cette tentation n’est pas dans le besoin naturel des rapports sexuels, mais dans l’abandon des femmes par leurs maris, et des maris par leurs femmes. Je sais maintenant que l’abandon de l’homme par la femme et de la femme par l’homme, est précisément ce divorce que Christ interdit aux hommes, parce que les hommes et les femmes abandonnés par leur premier compagnon sont la cause principale de toute la débauche qui existe dans le monde. Parmi toutes ces choses qui me portent à la débauche, plus encore que l’éducation sauvage qui, physiquement et intellectuellement, développait en moi la passion érotique et la justifiait par toutes sortes d’arguments spécieux, le piège principal auquel je succombais était l’abandon de la femme avec laquelle je m’étais uni pour la première fois et la situation des femmes abandonnées que je voyais autour de moi. Je comprends maintenant que la force principale de la tentation se trouvait non pas dans mes désirs charnels, mais dans la non-satisfaction de ces désirs chez les femmes et les hommes abandonnés qui m’entouraient. Je comprends maintenant les paroles de Christ : Dieu au commencement fit l’homme, — mâle et femelle, en sorte que deux deviennent une seule chair, et, par conséquent, l’homme ne peut et ne doit séparer ce que Dieu a joint. Je comprends maintenant que la monogamie est la loi naturelle de l’humanité qui ne peut pas être enfreinte. Je comprends maintenant, parfaitement, les paroles qui disent que celui qui abandonne son époux, c’est-à-dire celui auquel il a été uni tout d’abord, pour en prendre un autre, oblige son conjoint à s’adonner à la débauche et introduit ainsi dans le monde un mal nouveau qui tournera contre lui. Je crois à cela, et cette foi modifie mon ancienne manière d’apprécier ce qui est bon et grand, mauvais et bas, dans la vie. Ce qui, auparavant, me paraissait la plus belle chose du monde — l’existence raffinée, esthétique, les amours passionnées et poétiques — tout cela me paraît mauvais et abject. Au contraire, je trouve bonne la vie rude et miséreuse qui modère les désirs sexuels ; je trouve importante et grave, moins l’institution humaine du mariage, qui donne à l’union d’un homme et d’une femme un cachet de légalité, que l’union même de chaque homme avec chaque femme, laquelle une fois consommée ne peut plus être rompue sans injustice. Maintenant, si, dans mes moments d’oubli, il m’arrive de céder au désir de chercher la volupté avec d’autres femmes, je ne puis plus, connaissant le piège, me livrer à ce mal comme auparavant. Je ne puis plus désirer et chercher l’oisiveté physique et l’existence plantureuse qui augmentent en moi les désirs sexuels ; je ne puis plus rechercher ces amusements qui sont un excitant à la sensualité amoureuse — les romans, les poésies, la musique, le théâtre, les bals, qui, auparavant, non seulement ne me semblaient pas des amusements nuisibles, mais me paraissaient des distractions fort élevées ; je ne puis plus abandonner ma femme, sachant que l’abandon de ma femme est le principal piège pour moi, pour elle et pour les autres ; je ne puis plus contribuer à l’existence oisive et repue des autres ; je ne puis plus contribuer, prendre part à ces passe-temps licencieux — romans, théâtres, opéras, bals, etc. — pièges pour moi et pour les autres ; je ne puis pas encourager le célibat des personnes mûres pour le mariage ; je ne puis pas contribuer à la séparation des femmes d’avec leurs maris ; je ne puis pas faire de différence entre les unions qu’on appelle mariages, et celles auxquelles on refuse ce nom ; je ne puis pas ne pas considérer comme sacrée et obligatoire la seule et unique union par laquelle l’homme s’est lié indissolublement une fois pour toutes avec la première femme qu’il a connue.

Christ m’a montré que la troisième tentation qui détruit mon vrai bien, c’est le serment. Je ne puis pas ne pas croire à cela, c’est pourquoi je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, promettre moi-même, par serment, quoi que ce soit, à qui que ce soit, et je ne puis plus, comme je le faisais autrefois, dire, pour me justifier d’avoir prêté serment, que cela ne fait de mal à personne, que tout le monde fait de même, que c’est nécessaire pour l’État, et qu’il en pourrait résulter du vilain pour moi ou pour d’autres si je refusais de me soumettre à cette exigence. Je sais maintenant que c’est un mal pour moi et pour les autres, et je ne peux pas le faire.

Mais c’est peu que je sache cela, je connais encore la tentation qui me faisait commettre ce mal, et je ne puis plus m’y prêter. Je sais que la tentation consiste à associer le nom de Dieu à une imposture. Et l’imposture consiste à promettre d’avance d’obéir aux ordres d’un ou de plusieurs hommes, tandis que l’homme ne peut jamais obéir qu’à Dieu seul. Je sais maintenant que les maux les plus terribles par leurs conséquences, le meurtre à la guerre, les emprisonnements, les exécutions, les punitions, ont pour unique cause ce serment en vertu duquel les hommes qui se font l’instrument du mal se croient dégagés de toute responsabilité. Quand je me rappelle maintenant certains maux qui m’ont poussé à l’hostilité et à la haine, je vois clairement que tous ont pour cause initiale le serment — l’engagement de se soumettre à la volonté d’autrui. Je comprends maintenant la signification des paroles : tout ce qui est dit en plus de la simple affirmation ou négation — « oui » et « non », tout ce qui dépasse cela, toute promesse par laquelle on se lie d’avance, est un mal. Ainsi, je crois que le serment détruit mon vrai bien et celui des autres ; et cette croyance modifie mon appréciation du bon et du mauvais, du grand et du méprisable. Tout ce qui, auparavant, me paraissait bon et grand, — la promesse de fidélité au gouvernement appuyée par le serment, l’extorsion des serments aux autres, et tous les actes contraires à la conscience accomplis au nom de ce serment, — tout cela me paraît à présent mauvais et méprisable. C’est pourquoi, maintenant, je ne puis plus m’écarter du commandement de Christ qui défend le serment, je ne puis plus m’engager par serment envers qui que ce soit, ni faire prêter serment à quelqu’un, ni contribuer à ce que les hommes prêtent serment ou le fassent prêter aux autres, ou considèrent le serment comme une chose importante et nécessaire ou même inoffensive, ce que beaucoup s’imaginent.

Christ m’a révélé que la quatrième tentation qui détruit mon bien, c’est le recours à la violence contre les hommes pour résister au méchant. Je ne saurais douter que c’est un mal pour moi et pour les autres, et, par conséquent, je ne puis plus le faire sciemment, et je ne puis plus, comme auparavant, dire pour justifier ce mal qu’il est indispensable pour ma défense et celle des autres, pour la défense de ma propriété et de celle des autres ; je ne puis plus, au premier avertissement que je me laisse aller à la violence, n’y pas renoncer aussitôt et ne pas m’en abstenir.

Mais il ne suffit pas de savoir cela, je connais encore la tentation qui me faisait tomber dans ce mal. Je sais maintenant que la tentation consiste à croire que ma vie puisse être garantie par ma défense personnelle et la défense de ma propriété contre les autres hommes. Je sais maintenant qu’une grande partie des maux dont souffrent les hommes proviennent de ce qu’au lieu de donner leur travail aux autres, non seulement ils ne travaillent pas mais ils s’approprient par la force le travail des autres. Quand je me rappelle maintenant tout le mal que j’ai fait à moi-même et aux hommes, et tout le mal que j’ai vu faire, je me rends compte que la plupart des maux provenaient de ce que chacun trouvait possible de garantir et d’améliorer sa vie par la défense personnelle. Je comprends maintenant la signification des paroles : l’homme est au monde non pour être servi par le travail des autres, mais pour servir les autres en travaillant pour eux ; et la signification de celles-ci : l’ouvrier mérite sa nourriture. Je crois maintenant que mon vrai bien et celui des autres ne sont possibles que si chacun, au lieu de travailler pour soi, travaille pour les autres et non seulement ne refuse pas son travail à un autre, mais le donne joyeusement à celui qui en a besoin. Cette foi a modifié mon opinion sur ce qui est bon, mauvais et bas. Tout ce qui autrefois me paraissait bon et grand — la richesse, la propriété quelconque, le point d’honneur, le souci de ma dignité, mes droits — tout cela est maintenant pour moi quelque chose de mauvais et de bas ; et tout ce qui me paraissait mauvais et bas — le travail pour les autres, la pauvreté, l’abaissement, le renoncement à toute espèce de propriétés et de droits, tout cela me semble maintenant bon et grand. Si je puis encore maintenant, dans un moment d’oubli, me livrer à la violence pour me défendre ou défendre les autres, ou pour défendre ma propriété et celle des autres, je ne puis plus, tranquillement et sciemment, servir cette séduction qui me perd moi et les autres ; je ne puis pas acquérir de propriété ; je ne puis plus employer n’importe quelle force contre n’importe qui, à l’exception des enfants, et encore pour les délivrer d’un mal les menaçant directement ; je ne puis prendre part à aucun acte du pouvoir qui a pour but la défense des hommes et de leur propriété par la violence ; je ne puis être ni juge ni prendre part à des jugements, ni être revêtu ou faire partie d’une autorité quelconque ; je ne puis pas non plus contribuer à ce que d’autres fassent partie des tribunaux ou soient revêtus d’une autorité quelconque.

Christ m’a révélé que la cinquième tentation qui me prive de mon bien, c’est la diiférence que nous faisons entre nos compatriotes et les peuples étrangers. Je ne puis point ne pas croire à cela ; de sorte que, s’il m’arrive dans un moment d’oubli d’éprouver un sentiment d’hostilité pour un homme d’une autre nationalité, je ne puis plus, dans mes moments de calme, ne pas reconnaître que ce sentiment est faux ; je ne puis plus me justifier, comme je le faisais autrefois, par l’aveu de la supériorité de mon peuple sur les autres, par l’ignorance, la cruauté ou la barbarie d’un autre peuple ; je ne puis plus, au premier avertissement, ne pas tâcher d’être plus affable envers un étranger qu’envers un compatriote.

Mais c’est peu de savoir maintenant que la différence que je fais entre mon peuple et les autres peuples est un mal qui détruit mon bien, je connais encore la tentation qui me faisait tomber dans ce mal, et je ne puis plus, comme je le faisais autrefois, m’abandonner sciemment et tranquillement à cette tentation. Je sais que cette tentation consiste dans l’erreur de croire que mon bien n’est solidaire qu’avec le bien de mon peuple et non pas avec le bien de tous les hommes. Je sais maintenant que mon union avec les autres hommes ne peut pas être rompue par la ligne d’une frontière ou par le décret d’un gouvernement qui décide que j’appartiens à tel ou tel peuple. Je sais maintenant que les hommes sont partout égaux et frères. Quand je me rappelle maintenant tout le mal que j’ai fait, que j’ai éprouvé, que j’ai vu autour de moi, à cause des animosités nationales, je vois clairement que la raison en était la grossière imposture appelée patriotisme et amour de la patrie. Quand je me rappelle mon éducation, je vois maintenant que les sentiments de haine pour les autres peuples, les sentiments qui m’éloignaient d’eux, n’existaient point en moi et avaient été greffés sur moi par une éducation insensée. Je comprends maintenant la signification des mots : faites le bien à vos ennemis, agissez avec eux comme avec vos proches. Vous êtes tous enfants du même Père ; soyez donc comme votre Père, c’est-à-dire ne faites pas de différence entre votre peuple et les autres : soyez tous égaux. Je comprends maintenant que le vrai bien n’est possible pour moi qu’à la condition de reconnaître mon union avec tous les hommes, sans exception. Je crois à cela. Et cette foi a changé toute mon estimation du bon et du mauvais, du grand et du bas. Ce qui me paraissait bon et grand — l’amour de la patrie, l’amour pour mon peuple, pour toute cette organisation qu’on appelle l’État, les services qu’on lui rend aux dépens du bien des autres hommes, les exploits militaires des hommes de guerre — tout cela me paraît mauvais et misérable. Ce qui me paraissait vilain ou mauvais — le renoncement à la patrie, le cosmopolitisme — cela me paraît au contraire bon et grand. S’il peut m’arriver maintenant, dans un moment d’oubli, de soutenir un Russe plutôt qu’un étranger, de désirer le succès de la Russie ou du peuple russe, je ne puis plus, dans mes moments de calme, me laisser asservir par ces chimères qui me perdent moi et les autres. Je ne puis plus reconnaître ni États ni peuples ; je ne puis plus prendre part à aucun différend entre peuples ou États ni à aucune discussion par paroles ou par écrit, et encore moins à quelque service de n’importe quel État. Je ne puis pas participer à toutes ces choses qui sont basées sur la division des États — les douanes, les impôts, la fabrication des armes et des projectiles, le service militaire, et, à plus forte raison, les guerres — et je ne puis pas contribuer à ce que d’autres y prennent part.

J’ai compris en quoi consiste mon vrai bien, j’ai foi en cela, et, par conséquent, je ne puis pas faire ce qui, indubitablement, me prive de mon vrai bien.

C’est peu que je possède la foi que je dois vivre ainsi, et seulement ainsi, mais j’ai la foi que si je vis ainsi, et seulement ainsi, ma vie aura pour moi le seul sens possible, raisonnable, joyeux et indestructible par la mort.

Je crois que la vie raisonnable — ma lumière, ne m’est donnée que pour luire devant les hommes, non pas seulement en paroles mais par de bonnes œuvres, pour que les hommes glorifient le Père (Matth., v, 6). Je crois que ma vie et ma connaissance de la vérité c’est le talent qui m’est confié pour que je le fasse fructifier, que ce talent est une flamme qui n’éclaire que quand elle brûle. Je crois que je suis un Ninivite relativement à d’autres Jonas, desquels j’ai appris et apprendrai la vérité ; mais que je suis Jonas par rapport à d’autres Ninivites auxquels je dois enseigner la vérité. Je crois que l’unique sens de ma vie consiste à vivre dans la clarté de la lumière qui est en moi, et à la placer non pas sous le boisseau, mais bien haut devant les hommes pour que les hommes la voient. Et cette foi me donne de nouvelles forces pour accomplir la doctrine de Christ et anéantir tous les obstacles qui se dressaient autrefois devant moi.

Tout ce qui, autrefois, me faisait mettre en doute la vérité et la possibilité de pratiquer la doctrine de Christ, tout ce qui m’en détournait — la possibilité des privations, des souffrances et de la mort infligées par des hommes ne connaissant pas la doctrine de Christ — tout cela me prouve maintenant la vérité de cette doctrine et m’attire vers elle.

Christ a dit : Quand vous élèverez le fils de l’homme, vous serez tous attirés vers moi ; et je me suis senti attiré vers lui irrésistiblement. Il a dit encore : la vérité vous affranchira ; et je me suis senti tout à fait libre.

Que l’ennemi fasse invasion, ou tout simplement que de méchantes gens m’attaquent, pensais-je autrefois, si je ne me défends pas, ils nous dévaliseront, nous molesteront, nous tourmenteront, me tueront moi et les miens ; et cela me faisait trembler. Mais tout ce qui m’effrayait jadis me paraît maintenant quelque chose de joyeux, et le témoignage de la vérité. Je sais maintenant que l’ennemi et ces soi-disant malfaiteurs ou brigands sont tous des hommes comme moi, que, comme moi, ils aiment le bien et haïssent le mal, et vivent toujours sous le coup de la mort ; qu’ils cherchent comme moi leur salut et le trouveront seulement dans la doctrine de Christ. Tout le mal qu’ils me feront sera un mal pour eux-mêmes, c’est pourquoi ils doivent me faire le bien. Mais si, par ignorance de la vérité, ils font le mal croyant faire le bien, moi je ne connais la vérité que pour la montrer à eux qui ne la connaissent pas. Et je ne puis pas la leur montrer autrement qu’en repoussant toute participation au mal et en confessant la vérité par mes actes.

Arrive l’ennemi : des Allemands, des Turcs, des sauvages, et si vous ne les combattez pas, ils vous extermineront. Cela n’est pas vrai. S’il y avait une société chrétienne d’hommes ne faisant de mal à personne et donnant tout le superflu de leur travail aux autres, il n’y aurait pas d’ennemis — d’Allemands, de Turcs ou de sauvages — pour tuer ou molester de pareils hommes. Ils prendraient tout ce que leur abandonneraient volontairement ces hommes, pour lesquels il n’y a pas de différence entre le Russe, l’Allemand, le Turc ou le sauvage. Si ces chrétiens se trouvaient au milieu de peuples non chrétiens qui se défendent par les armes, et que ces chrétiens fussent appelés à prendre part à la guerre, c’est alors précisément que s’offrirait à eux la possibilité de venir au secours des hommes qui ne connaissent pas la vérité, Un chrétien ne connaît la vérité que pour témoigner de la vérité devant ceux qui ne la connaissent pas. Et ce témoignage, il ne peut le rendre que par des actes. Ces actes sont de renoncer à la guerre, de faire le bien aux hommes, sans distinction de ce qu’on appelle ennemis et compatriotes.

Mais voici non plus l’ennemi étranger, voici que des compatriotes attaquent la famille d’un chrétien, et, s’il ne se défend pas, ils le pillent, lui font violence, le massacrent, lui et tous les siens. Cela aussi n’est pas juste. Si tous les membres de la famille sont chrétiens — par conséquent si tous font consister leur vie à servir les autres — il ne se trouvera pas un homme assez fou pour venir enlever le nécessaire à des gens prêts à le servir, ou pour les tuer. Mikloukha-Maklay, raconte-t-on, s’établit au milieu des sauvages les plus sanguinaires, et non seulement il ne fut pas tué, mais les sauvages le prirent en affection précisément parce qu’il ne les craignait pas, n’exigeait rien d’eux, et leur faisait le bien. Supposons un chrétien qui vit au milieu d’une famille ou de familles non chrétiennes, qui ont coutume de défendre leurs personnes et leurs biens par la violence, et qui est sollicité à prendre part à la défense. Cette demande faite à un chrétien est précisément une invite à l’accomplissement de l’œuvre de sa vie. Un chrétien ne connaît la vérité que pour la montrer aux autres, et surtout à ses proches, à ceux auxquels il est uni par les liens de la famille ou de l’amitié, et un chrétien ne peut montrer autrement la vérité qu’en ne tombant point dans l’erreur où sont tombés les autres, en ne prenant parti ni pour les agresseurs ni pour les défenseurs, mais en abandonnant tout ce qu’il possède à qui veut le prendre, en montrant, par sa vie, qu’il n’a besoin de rien hors l’accomplissement de la volonté de Dieu, et qu’il n’a peur de rien, sauf d’enfreindre cette volonté.

Mais le gouvernement ne peut pas admettre qu’un membre de la société ne reconnaisse pas les bases de l’ordre gouvernemental et qu’il se refuse à remplir le devoir de tout citoyen. Le gouvernement exigera d’un chrétien le serment, son concours dans les tribunaux, dans l’armée, et son refus sera puni d’exil, d’emprisonnement, même de mort. Et de nouveau, ces exigences du gouvernement ne sont pour un chrétien qu’un appel à l’accomplissement de l’œuvre de sa vie. Pour un chrétien, les exigences du gouvernement sont les exigences de gens qui ne connaissent pas la vérité. C’est pourquoi un chrétien qui la connaît ne peut pas ne pas rendre témoignage de la vérité devant les gens qui ne la connaissent pas. La violence, l’emprisonnement et la mort qui pourraient en être la conséquence donnent au chrétien la possibilité de rendre ce témoignage non pas en paroles mais par des actes. Toute violence : la guerre, le brigandage, les exécutions, s’accomplit non par les forces inconscientes de la nature, mais par des hommes aveugles et privés de la connaissance de la vérité. Et, par conséquent, plus ces hommes font de mal à un chrétien, plus ils sont loin de la vérité, plus ils sont malheureux, et plus la connaissance de la vérité leur est nécessaire. Or un chrétien ne peut transmettre sa connaissance de la vérité autrement qu’en s’abstenant de tomber dans les mêmes erreurs que ces hommes qui lui font du mal, autrement qu’en rendant le bien pour le mal. En cela est toute l’œuvre de la vie d’un chrétien et tout le sens de sa vie indestructible par la mort.

Les hommes, unis entre eux par l’erreur, forment pour ainsi dire une masse compacte. La force d’attraction de cette masse est le mal répandu dans le monde. Toute l’activité raisonnable de l’humanité a pour objet de détruire la force d’attraction de la masse.

Toutes les révolutions sont des tentatives de briser cette masse par la violence. Les hommes se figurent que s’ils la martèlent elle se brisera, et ils s’attaquent à cette masse, mais, en s’efforçant de la briser, ils ne font que la rendre plus compacte ; ils auront beau la marteler, la cohésion des molécules persistera jusqu’à ce qu’une force intérieure se communiquant à chacun des atomes ne leur donne une impulsion qui désagrège la masse.

La force qui enchaîne les hommes est le mensonge, l’erreur. La force qui détache chaque individu de la masse inerte humaine est la vérité. Et la vérité ne se transmet aux hommes que par des actes de vérité.

Seuls les actes de vérité, en introduisant la lumière dans la conscience de chaque homme, détruisent l’homogénéité de l’erreur, détachent un à un de la masse les hommes unis entre eux par la force de l’erreur.

Et voilà déjà dix-huit cents ans que ce travail s’accomplit.

Depuis que les commandements de Christ sont placés devant l’humanité, ce travail a commencé et il ne s’interrompra pas avant que tout ne soit accompli, comme l’a dit Christ (Matth., v, 18).

L’Église, qui croyait unir les hommes en leur affirmant par des serments solennels qu’elle est la vérité, est morte depuis longtemps. Mais l’Église composée d’hommes unis non par des promesses ou des onctions de Saint-Chrême, mais par des actes de vérité et de charité — cette Église-là a toujours vécu et vivra éternellement. Cette Église, aujourd’hui comme autrefois, se compose non pas d’hommes qui disent : Seigneur ! Seigneur ! et commettent des iniquités (Matth., vii, 21, 22), mais d’hommes qui entendent les paroles de la vérité et les mettent en pratique.

Les hommes de cette Église savent que leur vie est un bienfait s’il ne porte pas atteinte à leur fraternité avec les autres hommes, à l’unité du fils de l’homme, et que ce bienfait n’est perdu que pour ceux qui ne pratiquent pas les commandements de Christ. C’est pourquoi les hommes de cette Église ne peuvent pas ne pas pratiquer ces commandements pour eux-mêmes et en enseigner la pratique aux autres.

Que le nombre de ces hommes soit actuellement petit ou grand, ils n’en constituent pas moins cette Église que rien ne peut vaincre, celle à laquelle s’uniront tous les hommes.

Ne crains point, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume. (Luc, xii, 32.)


Moscou, 22 janvier 1884.