Quelques Contes (Machado de Assis)/Apologue

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 261-265).


Apologue


Un jour, l’aiguille dit à la bobine de fil :

— En faites-vous des manières ; êtes-vous assez remplie de vous-même, toute pelotonnée, pour feindre que vous avez quelque importance dans ce bas monde.

— Je vous prie. Madame, de me laisser tranquille.

— De vous laisser tranquille… et pourquoi s’il vous plaît. Parce que je vous dis que vos grands airs sont insupportables ? En bien, je le répète, et je le répéterai chaque fois que l’envie m’en passera par la tête.

— Par la tête ? mais ma bonne dame, vous êtes une aiguille et non une épingle. Les aiguilles n’ont pas de tête. Qu’est-ce qu’il peut bien vous faire, mon air ! chacun a l’air que la Providence lui a donné. Mêlez-vous de vos affaires et ne vous occupez pas de la vie du prochain.

— Orgueilleuse !

— Oui, certes.

— Et pour quel motif ?

— Elle est bien bonne !… mais parce que je couds. Eh bien ! les vêtements et les passementeries de notre maîtresse, qui est-ce qui les coud, sinon moi ?

— Vous ! en avez-vous de l’audace ! C’est vous qui cousez. Vous semblez ignorer que si quelqu’un coud, c’est moi, et moi seule.

— Vous trouez l’étoffe, et rien de plus. C’est moi qui couds, qui unis les morceaux, et qui donne une apparence aux garnitures.

— Et puis après ? il n’en est pas moins vrai que je perce l’étoffe, frayant le chemin, vous traînant à ma remorque, et vous êtes bien obligée de me suivre et de m’obéir…

— Bah ! les piqueurs aussi marchent devant l’empereur.

— En ce cas, l’empereur, c’est vous.

— Je ne dis point cela. Je vous démontre simplement que vous jouez un rôle subalterne en me devançant. Votre rôle de guide est obscur et infime. C’est moi qui attache, qui lie, qui unis.

Elles en étaient là quand la couturière entra chez la baronne. Ai-je dit que l’aventure se passe chez une baronne qui fait venir la modiste chez elle pour n’avoir pas à lui courir après ?

La couturière survint donc, prit l’étoffe, l’aiguille, le fil, enfila l’un dans l’autre, et commença à coudre. Ils pénétraient orgueilleusement dans l’étoffe, faite d’une soie excellente, entre les doigts de la couturière, agile comme les lévriers de Diane, — pour donner à tout ceci une couleur poétique. Et l’aiguille disait :

— Soutiendrez-vous encore, Madame, ce que vous disiez il y a un instant ? Est-ce que cette couturière habile s’occupe de vous ? c’est moi qu’elle tient entre ses doigts, délicatement serrée, perçant de-ci, perçant de-là.

La bobine ne répondait pas ; elle se déroulait. Le trou ouvert par l’aiguille était soudain comblé par le fil, silencieux et attentif, comme quelqu’un qui sait ce qu’il fait, et hausse les épaules aux folles paroles. L’aiguille, n’obtenant pas de réponse, se tut aussi et poursuivit son chemin. Tout était silencieux dans la salle de couture. On n’entendait que le plic-plic-plic de l’aiguille. Au coucher du soleil, la couturière plia l’étoffe, jusqu’au matin suivant. Au bout de quatre jours, le travail était achevé et il n’y eut plus qu’à attendre le bal.

Ce soir-là, la baronne se mit en grande toilette. La couturière, qui l’aidait à s’habiller, portait l’aiguille piquée à son corsage, au cas qu’il fût nécessaire de faire une reprise. Et tandis qu’elle arrangeait la robe de la belle dame, qu’elle tirait d’un côté, de l’autre, qu’elle relevait par-ci ou par-là, lissant, boutonnant, le fil, pour se moquer de l’aiguille, lui demanda :

— Me direz-vous maintenant qui est-ce qui va au bal, sur le corps de la baronne, faisant partie de son vêtement et de son élégance ? Qui est-ce qui va danser avec des ministres et des diplomates, tandis que vous retournerez dans le panier à ouvrage, en attendant que les servantes vous poussent dans la boîte à ordures ! Allons, dites !…

L’aiguille ne répondit rien, paraît-il. Mais une épingle à grande tête, et de non moins grande expérience, murmura tout bas : « Voilà qui t’apprendra, bêtasse. Tu t’es fatiguée à ouvrir le chemin, et c’est l’autre qui va jouir de la vie, tandis que tu retourneras dans le panier à ouvrage. Fais donc comme moi, qui ne trace la voie à personne. Je reste où l’on me pique. »

J’ai raconté cette histoire à un professeur de mélancolie, qui m’a répondu en secouant la tête : « Moi aussi, j’ai servi d’aiguille à du fil de bien piètre qualité. »