Quelques Contes (Machado de Assis)/L’infirmier

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 173-191).


L’Infirmier


Vous trouvez alors que le récit de ce qui m’est arrivé en 1860 mérite d’être imprimé ? Soit, mais à une condition : c’est que l’aventure ne sera divulguée qu’après ma mort. Vous n’attendrez pas longtemps, huit jours au plus ; moins sans doute, car je suis condamné.

J’aurais certainement pu vous narrer ma vie tout entière, car il y a d’autres faits intéressants ; mais il faudrait du temps, du courage et du papier, et je n’ai que du papier. Mon courage est affaibli, et quant au temps, il est pour moi comme la lumière d’une veilleuse aux approches du matin. Voici venir l’aurore du lendemain, un soleil de tous les diables, impénétrable comme la vie. Adieu, mon cher monsieur, lisez cela, et gardez-moi une petite place dans votre cœur. Pardonnez-moi, si je vous parais parfois méchant, et n’exigez pas que la rue ait le parfum de la rose. Vous m’avez demandé un document humain ; le voici. Ne me demandez point par-dessus le marché l’empire du Grand-Mogol, ni la photographie des Macchabées. Demandez, si vous voulez, mes souliers de défunt, je ne les donnerai à personne d’autre.

Cela se passe en 1860, vous le savez déjà. L’année d’avant, vers le mois d’août, ayant alors quarante-deux ans, je me fis théologien, c’est-à-dire que je copiais les œuvres de théologie d’un prêtre de Nitheroy, ancien compagnon de collège, qui me fournissait ainsi d’une manière délicate le vivre et le couvert. Dans le courant de ce mois d’août de 1859, il reçut une lettre d’un vicaire de province qui lui demandait s’il connaîtrait une personne entendue, discrète et patiente pour servir d’infirmier au colonel Felisberto, moyennant de bons appointements. Le prêtre me consulta, et j’acceptai la place avec enthousiasme, car j’en avais déjà par-dessus la tête de copier des citations latines et des formules ecclésiastiques. J’allai à Rio prendre congé d’un mien frère, et je me rendis au village.

En arrivant, je recueillis sur le colonel les pires renseignements. C’était un homme insupportable, toqué, exigeant, que personne, même ses propres amis, ne pouvait endurer. Il changeait plus souvent d’infirmier qu’il n’usait de remèdes. Il avait cassé la figure à deux de mes prédécesseurs. Je répondis que je ne craignais pas les gens en bonne santé, et bien moins encore les malades ; et après m’être concerté avec le vicaire, qui me confirma tout ce que l’on m’avait dit, et me prêcha la mansuétude et la charité, j’entrai dans la maison du colonel.

Je le trouvai sous la véranda, étendu sur une chaise, geignant et de mauvaise humeur. Il ne me reçut pas trop mal tout d’abord, et m’examina en silence, dardant sur moi des regards de chat à l’affût.

Un sourire méchant illumina ses traits, qui étaient durs. Ensuite il me dit qu’aucun des précédents infirmiers ne valait la corde pour le pendre ; que c’étaient tous des endormis, des raisonneurs, passant leur temps aux trousses des servantes. Deux étaient des voleurs.

— Et vous, êtes-vous voleur ?

— Non, Monsieur.

Alors, il me demanda comment je m’appelais. Je lui dis mon nom, et il sursauta.

— Colombo !

— Non, Monsieur : Procopio José Gomes Vallongo.

Vallongo ! il trouva que c’était un nom à coucher dehors, et me proposa de m’appeler tout simplement Procopio. Je lui répondis qu’il en serait comme il lui plairait. Je vous rapporte ce détail non seulement parce qu’il est typique, mais aussi parce que ma réponse donna de moi la meilleure opinion au colonel. Lui-même le déclara au vicaire, en ajoutant que j’étais le plus sympathique de tous les infirmiers qu’il avait eus. Ce fut de la sorte une lune de miel qui dura sept jours.

Le huitième, je recommençai la vie de mes prédécesseurs, une vie de chien, sans dormir, sans avoir un instant pour penser à rien, criblé d’injures, riant parfois avec un air de résignation et d’assentiment. Je remarquai que c’était une manière de lui faire la cour. Tout cela était un effet de sa maladie et de son tempérament. La maladie, chez lui, s’appelait légion. Il souffrait d’anévrisme, de rhumatisme, et de trois ou quatre affections moindres. Il avait près de soixante ans, et depuis son enfance on lui tolérait toutes ses fantaisies. S’il n’avait été que bourru, passe encore ; mais il était surtout méchant ; il se délectait à la douleur et à l’humiliation d’autrui. Au bout de trois mois, j’étais à saturation ; je résolus de battre en retraite, et n’attendis qu’une occasion.

Elle ne tarda pas à se présenter. Un jour que je tardais à le frictionner, il prit sa canne, et m’en donna deux ou trois coups. Il n’en fallait pas plus. Je pris immédiatement congé, et j’allai faire ma malle. Il vint dans ma chambre, me supplia de rester, de ne pas me fâcher d’une acariâtreté de vieux. Il insista tant que je restai.

— Je ne tiens qu’à un fil, Procopio, me dit-il dans la soirée ; je ne saurais vivre longtemps. J’ai un pied dans la tombe. Tu suivras mon enterrement, Procopio ; je ne t’en dispense sous aucun prétexte. Tu iras prier sur ma tombe. Si tu n’y vas pas, ajouta-t-il en riant, je reviendrai te tirer la nuit par les pieds. Crois-tu aux revenants, Procopio ?

— Allons donc !

— Et pourquoi n’y crois-tu pas ? espèce d’imbécile ! repartit-il vivement, en ouvrant des yeux.

C’était ainsi en temps de paix ; figurez-vous ce que ça devait être quand nous nous déclarions la guerre. Il s’interdit les coups de canne : mais les injures persistèrent ou même s’aggravèrent. Je continuai, comme par le passé, à hausser les épaules ; j’étais un mulet, un chameau, un âne, un idiot, un mollasse, tout, enfin. Et personne ne venait partager avec moi la série de ces épithètes. Il n’avait pas de parents, sinon un neveu, qui mourut phtisique à Minas, à la fin de mai, ou au commencement de juillet. Ses amis venaient de temps à autre l’approuver, l’applaudir, et rien de plus ; des visites de cinq ou dix minutes. Il ne restait que moi, moi seul pour un dictionnaire tout entier d’épithètes. Plus d’une fois je fus sur le point de m’en aller. Mais sur les conseils du vicaire, je restais.

Non seulement nos relations se tendaient de plus en plus, mais je mourais d’envie de retourner à Rio. Ce n’était pas à quarante-deux ans que je pouvais m’accoutumer à une réclusion constante, auprès d’un malade hargneux, dans une lointaine bourgade. Pour comprendre quel était mon isolement, il suffit de savoir que je ne recevais même pas les journaux ; à part une nouvelle importante, qu’on rapportait par hasard au colonel, j’ignorais tout du reste du monde. Je pris donc la résolution de revenir à Rio à la première occasion, même si je devais me fâcher avec le vicaire. Il est bon de dire, puisque je fais une confession générale, que, ne dépensant rien, et ayant gardé tous mes gages, je mourais d’envie de venir les dépenser ici.

Il était à prévoir que l’occasion se présenterait. Le colonel allait de mal en pis. Il fit son testament, en injuriant le notaire presque autant que moi-même. Il me traitait chaque fois plus durement ; les moments de répit, pendant lesquels il était tranquille et doux, s’espaçaient de plus en plus. J’avais alors perdu la faible dose de pitié qui me faisait oublier les excès du malade. Je portais en moi un ferment de haine et d’aversion. Au commencement d’août, je résolus définitivement de partir. Le vicaire et le médecin, se rendant à mes raisons, me prièrent seulement de différer encore un peu mon départ. Je leur donnai un mois de délai. Au bout d’un mois, je devais partir, quel que fût l’état du malade. Le vicaire s’occupa de me chercher un remplaçant.

Vous allez voir ce qui arriva. Dans la nuit du 24 août, le colonel eut un accès de colère, me bouscula, me dit des mots crus, me menaça d’un coup de revolver, et finit par me lancer une assiette de bouillie qu’il trouva froide. L’assiette alla frapper le mur et se brisa en mille morceaux.

— Tu me paieras ça, voleur ! s’écria-t-il.

Il grommela encore pendant longtemps. À onze heures, il s’endormit. Pendant son sommeil, je pris un livre dans ma poche, une vieille traduction d’un roman de d’Arlincourt, que j’avais trouvée traînant, et je me mis à le lire, dans la chambre même, à une coudée du lit. Je devais réveiller le malade, pour lui donner son remède à minuit. Que ce fût l’effet de la fatigue ou du livre, je m’endormis avant d’avoir terminé la seconde page. Je me réveillai aux cris du colonel, et me levai en sursaut. Il paraissait en délire, continua de crier, et finit par m’envoyer la carafe à la tête. Je n’eus pas le temps de l’esquiver, et je la reçus en plein sur la joue gauche. La douleur fut telle que je vis rouge ; je m’élançai sur le malade, je le pris à la gorge ; nous luttâmes, je l’étranglai…

Quand je le sentis s’amollir, je reculai atterré, en poussant un cri. Personne n’entendit. Je revins vers le lit ; je secouai le corps pour le rappeler à la vie. Vain effort ; l’anévrisme s’était rompu ; le colonel était mort. Je m’enfuis dans la salle contiguë, et, pendant deux heures, je n’osai rentrer dans la chambre. Je ne saurais dire tout ce que j’éprouvai durant ce laps de temps. C’était une sorte d’abrutissement, un délire vague et stupide. Il me semblait que des visages se profilaient sur les murs ; j’entendais des voix lugubres. Les cris de la victime, proférés avant et pendant la lutte, continuaient à se répercuter en moi ; et l’espace, de quelque côté que je me tournasse, me paraissait rempli de convulsions. Ne croyez pas que je cherche à faire des images ou du style ; je vous jure que j’entendais nettement des voix crier : « Assassin ! assassin ! »

À cela près, tout était silencieux. Le même tic-tac de l’horloge, lent, égal et sec, soulignait ce silence et ma solitude. Je collai l’oreille à la porte, dans l’espoir d’entendre un gémissement, une parole, une injure, n’importe quoi qui signifiât la vie et me rendît la paix de la conscience. J’étais prêt à m’incliner sous les coups du colonel, dix, vingt, cent fois. Mais rien, rien ; tout se taisait. Je recommençais à marcher au hasard dans la salle, je m’asseyais, je me prenais la tête dans les mains. Je me repentais d’être venu. « Maudite l’heure où j’acceptai un semblable emploi ! » m’écriais-je. Et j’injuriais en moi-même l’abbé de Nitheroy, le médecin, le vicaire, ceux qui m’avaient obtenu cette place, et ceux qui m’avaient demandé d’y rester encore quelque temps. Je me raccrochais à la complicité d’autrui.

Comme le silence finissait par m’affoler, j’ouvris une fenêtre, pour écouter le bruit du vent, si par hasard il ventait. La nuit était tranquille, les étoiles resplendissaient, avec l’indifférence de personnes qui retirent leur chapeau au passage d’un enterrement et continuent à parler d’autre chose. Je m’accoudai pendant quelques instants, enfonçant mon regard dans la nuit, cherchant à récapituler ma vie pour essayer d’échapper à la douleur présente. Je puis dire que ce fut à cet instant seulement que je pensai au châtiment. Je me vis avec un crime et une condamnation certaine sur les bras. Alors, la terreur compliqua le remords. Mes cheveux se hérissèrent. Au bout de quelques minutes, j’aperçus trois ou quatre individus qui épiaient sur le terre-plein, avec un air d’embuscade. Je reculai : les ombres s’évanouirent ; c’était une hallucination.

Avant le point du jour, je pansai la contusion de ma face. Puis j’osai pénétrer dans la chambre. Je reculai deux fois ; mais il fallait entrer, et j’entrai. Mes jambes flageolaient sous moi. Mon cœur battait ; j’eus l’idée de fuir ; mais c’était confesser mon crime, et il convenait au contraire d’en faire disparaître les vestiges. J’atteignis le lit ; je vis le cadavre, les yeux ouverts, la bouche ouverte, comme pour laisser passer l’éternelle parole des siècles : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Je vis sur le cou la marque de mes ongles. Je boutonnai très haut la chemise, et je rejetai le drap sur le menton. Ensuite j’appelai un esclave, Je lui dis que le colonel était mort subitement pendant la nuit. J’envoyai un exprès au vicaire et au médecin.

Ma première pensée fut de m’en aller immédiatement, sous le prétexte que mon frère était malade ; et en réalité j’avais reçu une lettre de lui, peu de jours auparavant, lettre dans laquelle il me disait qu’il allait mal. Mais je réfléchis que mon départ subit pourrait éveiller des soupçons, et je restai. Moi-même j’ensevelis le cadavre, avec l’aide d’un nègre vieux et myope. Je ne sortis pas un instant de la chambre mortuaire. J’avais peur que l’on ne découvrît quelque chose. J’épiais le soupçon sur tous les visages ! mais je n’osais regarder personne en face. Tout m’irritait, les gens entrant à pas de loup, les chuchotements, les cérémonies et les oraisons du vicaire. Au moment voulu, je fermai la bière de mes mains tremblantes, si tremblantes qu’une personne dit à une autre sur un ton de pitié :

— Ce pauvre Procopio ! malgré tout ce qu’il a enduré, il est ému.

Cela me parut une ironie. J’avais hâte d’en finir. Nous sortîmes. Le passage de la mi-obscurité de la maison à la grande clarté de la rue me donna un éblouissement. Je craignis de ne pouvoir cacher plus longtemps mon crime. Je regardais la terre en marchant. Quand tout fut fini, je respirai. J’étais en paix avec les hommes ; je ne l’étais pas avec ma conscience, et les premières nuits furent naturellement des nuits de trouble et d’affliction. Inutile de dire que je partis aussitôt pour Rio, et que j’y passai une vie cruelle, bien que je fusse éloigné de l’endroit du crime. Je ne riais pas, je parlais peu, je mangeais mal, j’avais des hallucinations et des cauchemars…

— Ne pensez donc plus aux morts, me disait-on ; il n’y a pas lieu d’être si mélancolique.

Et je mettais ces illusions à profit, faisant les plus grands éloges du mort, le traitant de bonne créature, irascible en vérité, mais possédant un cœur d’or. Et j’en arrivais à me convaincre moi-même, pour quelques instants tout au moins. Un autre phénomène intéressant, et qui vous semblera peut-être significatif, c’est que, n’étant pas croyant, je fis dire une messe pour l’éternel repos de l’âme du colonel, dans l’église du Saint-Sacrement. Je ne fis aucune invitation, je n’avisai personne. J’y allai seul et je me tins à genoux tout le temps, me signant fréquemment. Je doublai l’obole du prêtre, et je distribuai des aumônes à la porte, le tout pour le repos de l’âme du défunt. Je ne voulais pas tromperies hommes, la preuve c’est que je n’invitai personne ! j’ajouterai que jamais je ne parlais du colonel sans dire. « Dieu ait son âme ! », et je racontais sur lui des anecdotes allègres, et de bons mots.

Sept jours après mon arrivée à Rio, je reçus du vicaire la lettre que je vous ai montrée, et dans laquelle il me disait qu’on avait trouvé le testament du colonel, et qu’il m’avait fait son légataire universel. Imaginez ma stupéfaction. Je pensai avoir mal lu. Je montrai la lettre à mon frère, à mes amis. Tous lurent la même chose, et force me fut de me rendre à l’évidence : j’étais bien l’héritier du colonel. J’eus l’idée que ce pouvait être un piège ; puis je réfléchis qu’il y avait d’autres moyens de me prendre, si le crime était découvert. Je connaissais la probité du vicaire, incapable de servir d’instrument à une supercherie. Je relus la lettre cinq, dix, un nombre considérable de fois.

— Combien a-t-il pu laisser ? me demandait mon frère.

— Je l’ignore ; mais il était riche.

— Réellement, il a prouvé qu’il était ton ami.

— C’est vrai ; il l’était…

Ainsi, par une ironie du sort, les biens du colonel allaient passer dans mes mains. J’eus d’abord la pensée de refuser l’héritage. Il me paraissait odieux de recevoir un sou d’un tel legs ; c’était pis que de me faire espion à gage. Je méditai pendant trois jours sur ce thème, mais je me heurtai à cette pensée que mon refus pourrait faire naître des soupçons. Au bout de ces trois jours, je m’arrêtai à un moyen terme. Je recevrais l’héritage, et je le distribuerais peu à peu, en cachette. Ce n’était pas seulement scrupule ; c’était encore un moyen de racheter un crime par un acte de vertu. Il me sembla qu’ainsi mes comptes seraient en règle.

Je fis mes préparatifs, et je partis pour le village. Pendant le voyage, et à mesure que j’approchais, je me rappelais la triste aventure. Les alentours de la bourgade prenaient un aspect tragique, et l’ombre du colonel me semblait surgir de tous côtés. Mon imagination reproduisait les mots, les gestes, la nuit entière du crime.

Crime ou combat ? en réalité, il s’agissait d’une lutte, au cours de laquelle j’avais agi en état de légitime défense… une lutte malheureuse… une fatalité. Je m’affermis dans cette idée. Et je mettais les injures dans la balance ; je portais à mon actif les coups et les sottises reçus… Ce n’était pas la faute du colonel, je le savais ; c’était sa maladie qui le rendait acariâtre, et même méchant… mais je lui pardonnais tout, tout… Le pis, c’était la fatalité de cette nuit… Je considérais encore que le colonel n’aurait pu durer longtemps ; il tenait à un fil ; lui-même le sentait et le disait : il aurait vécu combien de temps encore ? deux semaines, ou une, moins peut-être. Ce n’était pas une vie ; c’était un simulacre de vie, si l’on peut donner même ce nom au martyre continuel du pauvre homme. Qui sait ! l’instant de la lutte et la mort survenue subitement ne constituaient peut-être qu’une simple coïncidence ; cela pouvait être, c’était même probable, ce devait être enfin. Je m’accrochai aussi à cette pensée.

Près du village, mon cœur se serra ; je voulus reculer ; mais je dominai mon émotion et je poursuivis ma marche. On me reçut avec des félicitations. Le vicaire me fit part des dispositions testamentaires, des donations pieuses, et il louait la mansuétude chrétienne et le zèle avec lequel j’avais servi le colonel, qui, malgré sa dureté et son âpreté, avait su se montrer reconnaissant.

— Sans doute, disais-je en regardant d’un autre côté.

J’étais abasourdi ; tout le monde exaltait mon dévouement et ma patience. Les premières formalités de l’inventaire me retinrent quelque temps dans le village ; je pris un avocat ; les choses suivirent leur cours. Pendant cette période, je parlai souvent du colonel. On venait me raconter des histoires sur son compte, mais sans observer la modération du prêtre ; je le défendais, lui trouvant quelques qualités ; il était austère.

— Austère ! allons donc ! il est mort, tout est dit ; mais c’était le diable en personne.

Et l’on me donna des exemples de sa dureté ; on me cita des actes pervers, certains vraiment extraordinaires. Voulez-vous que je vous dise… D’abord, j’écoutais tout cela avec curiosité ; ensuite, j’éprouvais un singulier plaisir, que de bonne foi, j’essayai de combattre en moi. Je défendais le colonel, je trouvais des explications, je rejetais une partie des allégations sur les rivalités locales. J’accordais qu’il était un peu violent. — « Un peu ? vous voulez dire que c’était une bête sauvage », interrompait le barbier ; et tous, le receveur, le pharmacien, le greffier, tous tombaient d’accord sur ce point. Et l’on racontait d’autres anecdotes, l’on épluchait toute l’existence du défunt. Les vieillards se rappelaient ses cruautés d’enfant. Et la satisfaction intime, silencieuse, insidieuse, croissait en moi, sorte de ténia moral qui, à mesure que je l’arrachais anneau par anneau, se refermait aussitôt et s’accrochait en moi.

Les formalités légales me distrayaient ; d’autre part, l’opinion dans le village était si contraire au colonel, que le paysage perdit peu à peu pour moi l’aspect ténébreux que j’y trouvais d’abord. Dès que j’eus reçu l’héritage, je le convertis en numéraire et en titres. Plusieurs mois s’étaient écoulés, et l’idée de le distribuer en aumônes et en donations ne me dominait plus. Je trouvais même que c’eût été de l’affectation. Je limitai mon plan primitif : je distribuai quelque argent entre les pauvres de la ville, je donnai à l’église principale des parements nouveaux, je versai une somme à l’hôpital, etc., trente-deux contos, en tout. Je fis encore élever un mausolée au colonel, et je confiai le travail, qui fut exécuté tout en marbre, à un Napolitain qui, après être resté ici jusqu’en 1866, alla, je crois, mourir au Paraguay.

Les années passèrent, mes souvenirs sont devenus ternes et diffus. Je pense de temps à autre au colonel, mais sans les affres des premiers jours. Tous les médecins à qui j’ai soumis son cas sont tombés d’accord pour me dire que sa mort était certaine, et tous étaient surpris qu’il eût résisté si longtemps. Il se peut qu’involontairement j’aie exagéré les descriptions que je leur fis ; mais la vérité, c’est qu’il était condamné indépendamment de cette fatalité…

Adieu, cher Monsieur. Si vous trouvez que ces notes ont quelque intérêt, récompensez-m’en aussi en me faisant élever un tombeau de marbre, sur lequel vous ferez graver cette épitaphe, qui est une variante au divin sermon sur la montagne : « Bienheureux ceux qui possèdent, parce qu’ils seront consolés. »