Quelques Contes (Machado de Assis)/Adam et Ève

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 159-170).


Adam et Ève


La propriétaire d’une plantation de la province de Bahia, ayant offert un dîner à quelques intimes, dans les premières années du xviiie siècle, annonça à l’un des convives, lequel était fort gourmand, qu’elle avait fait préparer un certain plat de dessert de sa façon. Il voulut savoir ce que c’était, la maîtresse de la maison le traita de curieux. C’en fut assez pour qu’un instant après, tout le monde discutât sur la curiosité. Appartenait-elle plus spécialement aux hommes ou aux femmes ? La responsabilité de la perte du paradis devait-elle retomber sur Ève ou sur Adam ? Les femmes prenaient parti pour Ève, les hommes pour Adam, sauf un magistrat, qui se taisait, et un carmélite, du nom de frère Bento, qui, interrogé par dona Leonor, la maîtresse de céans, répondit en souriant :

— Moi, Madame, je joue de la guitare[1] ; et il ne mentait pas, car, il en jouait, en effet, d’une façon remarquable, ainsi que de la harpe, et il y était passé maître, non moins qu’en théologie.

Le magistrat, consulté à son tour, répondit qu’il n’y avait pas lieu d’émettre une opinion, attendu que les choses s’étaient passées dans le Paradis Terrestre d’une façon toute différente de la narration du premier livre du Pentateuque, qui est apocryphe. Stupeur générale, rire du carmélite, qui connaissait le magistrat comme un des fidèles les plus croyants de la ville, et savait aussi qu’il était jovial et imaginatif, et même ami de la plaisanterie, pourvu qu’elle fût délicate et de bon ton, ne plaisantant d’ailleurs jamais sur les choses graves.

— Frère Bento, dit dona Leonor, faites taire M. Velloso.

— Je m’en garderai bien, répondit le religieux, car je sais qu’il saura donner aux choses leur véritable signification.

— Mais les Écritures…, dit le colonel Barbosa.

— Laissez là les Écritures, interrompit le carmélite. Naturellement M. Velloso connaît d’autres livres.

— Je connais le livre authentique, dit le magistrat, en recevant des mains de dona Leonor le plat de dessert qu’elle lui présentait ; et je suis prêt à dire ce que je sais, si l’on ne m’ordonne pas de me taire.

— Parlez.

— Voici comment les choses se passèrent. D’abord ce n’est pas Dieu qui créa le monde ; ce fut le diable.

— Doux Jésus ! crièrent les dames.

— Ne prononcez pas ce nom, supplia dona Leonor.

— En effet, il paraît que… dit frère Bento.

— Bon : appelons-le le Malin. C’est le Malin qui a créé le monde ; mais Dieu, qui lisait dans sa pensée, le laissa faire, et se limita à corriger et à atténuer l’œuvre du démon, afin que le mal lui-même ne pût désespérer du salut ou du bienfait. Et l’action divine se montra tout de suite, car, le Malin ayant créé les ténèbres, Dieu créa la lumière, et ce fut le premier jour. Le second, l’eau fut créée, et avec elle les tempêtes et les cyclones ; mais la brise du soir naquit de la pensée divine. Le troisième jour, ce fut le tour de la terre ; les plantes qui en sortirent ne portaient ni fruits ni fleurs, mais seulement des épines, ou donnaient la mort, comme la cigüe. De son côté, Dieu créa les arbres fruitiers, et les végétaux qui nourrissent ou plaisent aux regards. Et le Malin, ayant creusé les abîmes et les cavernes, Dieu fit le soleil, la lune et les étoiles ; ce fut l’œuvre du quatrième jour. Le cinquième, les animaux se répandirent sur la terre, dans l’air et dans l’eau. Nous arrivons au sixième jour, et ici je vous prie de redoubler d’attention.

Demande inutile, toute la table le regardait curieusement.

Velloso continua en disant que, le sixième jour, l’homme fut créé d’abord, la femme ensuite ; tous deux étaient beaux, mais le Malin n’avait pu leur donner une âme, et ils ne possédaient que de mauvais instincts. Dieu leur donna une âme d’un de ses soupirs, et d’un autre, les sentiments nobles, purs et grands. La miséricorde divine ne s’arrêta point là ; elle fit surgir un jardin de délices, et les y mena, en les investissant de la toute-puissance sur tout ce qui s’y trouvait. L’un et l’autre tombèrent aux pieds du Seigneur, en versant des larmes de gratitude. « Vous habiterez ce lieu, dit Jéhovah, et vous mangerez de tous ces fruits, moins de ceux que produit cet arbre, qui est celui de la science du bien et du mal. »

Adam et Ève écoutèrent avec soumission ; et, dès qu’ils se trouvèrent seuls, ils se regardèrent mutuellement avec étonnement. Ève, avant que Dieu lui eût insufflé de bons sentiments, pensait à jouer un tour à Adam, et Adam ressentait d’impétueux désirs de la battre. Maintenant, ils se délectaient dans la contemplation l’un de l’autre, ou dans celle de la nature qui était splendide. Jamais, jusqu’alors, ils n’avaient vu des cieux aussi purs, des eaux aussi fraîches, des fleurs aussi délicates et aussi parfumées, et jamais, en aucun lieu, le soleil n’avait versé sur eux ces mêmes torrents de clarté. Et la main dans la main, ils parcoururent le jardin, en riant beaucoup pendant les premiers jours, attendu que jusqu’alors ils ne savaient point rire. Ils ignoraient la sensation du temps, et le poids de l’oisiveté ; ils vivaient en contemplation. Le soir, ils allaient voir mourir le soleil, naître la lune, et comptaient les étoiles. Rarement ils arrivaient à mille ; le sommeil les prenait et ils s’endormaient comme deux anges.

Naturellement le Malin fut hors de lui, quand il apprit ce qui était arrivé. Il ne pouvait aller au Paradis, où tout lui était contraire, ni s’en prendre au Seigneur. Mais, entendant une rumeur, sur le sol, entre des feuilles sèches, il se retourna, et vit que c’était le serpent. Il l’appela en toute hâte.

— Viens ici, serpent, rampante méchanceté, venin des venins, veux-tu être l’ambassadeur de ton père, pour reconquérir les œuvres de ton père ?

Le serpent fit avec la queue un geste vague, qui paraissait affirmatif. Le Malin lui donna la parole, et il répondit que oui, qu’il irait où on l’enverrait ; jusqu’aux étoiles, si Satan lui donnait des ailes comme à l’aigle ; au fond de la mer, s’il lui apprenait à respirer sous l’eau ; au fond de la terre, s’il lui donnait les talents de la fourmi. Et il parlait, le méchant, il parlait pour ne rien dire, sans s’arrêter, content et prodigue de sa langue. Mais le diable l’interrompit :

— Rien de tout cela ; il ne s’agit ni d’aller au fond de la mer, ni dans les entrailles de la terre, mais simplement dans le jardin de délices où vivent Adam et Ève.

— Adam et Ève ?

— Oui, Adam et Ève.

— Deux belles créatures, que nous vîmes naguère marcher droites et sveltes comme des palmiers.

— Justement.

— Eh bien, je les hais !… Adam et Ève ? Non, non, envoie-moi où tu voudras, mais pas là. Je les déteste ; leur vue seule me fait souffrir. Voudrais-tu que je leur fisse du mal ?

— Précisément.

— En vérité ? alors je suis prêt. Je ferai tout ce qu’il te plaira, mon seigneur et père. Allons, dis vite ce que tu veux que je fasse. Que je morde Ève au talon ?… je la mordrai…

— Non, interrompit le Malin. Je veux justement le contraire. Il y a dans le jardin un arbre qui est celui de la science du bien et du mal. Il leur est défendu d’y toucher et d’en manger les fruits. Va, entre, entoure l’arbre de tes anneaux, et quand l’un ou l’autre passent, appelle-le doucement, coupe un fruit, et offre-le-lui, en disant qu’il n’y en a pas au monde de plus délectable. S’il te répond que non, tu insisteras, en disant qu’il suffit d’en manger pour connaître le secret même de la vie… Va, va…

— J’y vais ; mais je ne parlerai pas à Adam. je parlerai à Ève. J’y vais… « Que c’est le secret même de la vie », n’est-ce pas ?

— Oui, le secret même de la vie. Va, serpent de mon cœur, fleur du mal, et, si tu réussis, je te jure que la meilleure part de la création t’appartiendra, l’humanité tout entière, car tu pourras mordre à loisir le talon de plus d’une Ève, corrompre avec le venin du mal le sang de plus d’un Adam. Va, va, n’oublie pas…

— Oublier, je sais déjà la leçon par cœur.

Il rampa, pénétra dans le Paradis, se glissa jusqu’à l’arbre du bien et du mal, s’y enroula et attendit. Ève apparut au bout d’un instant, marchant seule, svelte, avec l’assurance d’une reine qui sait qu’on ne lui enlèvera pas la couronne. Le serpent, fou de jalousie[2], sentait déjà le venin à fleur de langue, mais il se rappela qu’il était aux ordres du Malin, et ce fut d’une voix mielleuse qu’il s’adressa à Ève. Celle-ci tressaillit.

— Qui m’appelle ?

— Moi. Je suis en train de goûter de ce fruit.

— Malheureux, tu es sur l’arbre de la science du bien et du mal.

— Justement. Je connais maintenant l’origine des choses, et l’énigme de la vie. Va, mange, et ton pouvoir sera grand sur la terre.

— Jamais, perfide.

— Folle ! pourquoi refuser la domination des âges. Écoute, fais ce que je te dis, et tu seras légion, tu fonderas des cités, tu t’appelleras Cléopâtre, Didon, Sémiramis ; tu porteras des héros dans tes entrailles, tu seras Cornélie ; tu recevras l’inspiration céleste, et seras Débora ; tu chanteras, et seras Sapho. Et un jour, s’il plaît à Dieu de descendre sur la terre, tu le recevras dans ton sein, et tu t’appelleras Marie de Nazareth. Que te faut-il encore ? Royauté, poésie, divinité, tu préfères à tout cela une stupide obéissance. Ce n’est pas tout encore. La nature te fera belle, et chaque fois plus belle. La couleur des feuilles vertes, les nuances du ciel bleu, nuances vives ou pâles, les couleurs de la nuit se réfléchiront dans tes yeux. La nuit même, rivale du soleil, viendra se jouer dans ta chevelure. Les fils de ta chair tisseront pour toi les meilleurs vêtements, composeront les plus délicats arômes, et les oiseaux te donneront leur plumage, et la terre ses fleurs, tout… tout… tout…

Ève écoutait impassible ; Adam survint, interrogea, et confirma la réponse d’Ève. Rien ne pouvait compenser la perte du Paradis, ni la science, ni la puissance, aucune autre illusion terrestre. Ce disant, ils se donnèrent la main, abandonnant le serpent, qui courut rendre compte de sa mission au Malin.

Dieu, qui avait tout entendu, dit à Gabriel :

— Va, mon archange, descends dans le Paradis terrestre, où habitent Adam et Ève, et fais-les entrer dans la béatitude éternelle qu’ils ont méritée par leur réluctance aux instigations du Malin.

Aussitôt, l’archange, mettant sur sa tête le casque de diamant, qui brille comme un millier de soleils, traversa instantanément les airs, arriva près d’Adam et d’Ève, et leur dit :

— Salut à vous, Adam et Ève, accompagnez-moi au Paradis, que vous avez mérité par votre réluctance aux instigations du Malin.

Tous deux, étonnés et confus, baissèrent la tête en signe d’obéissance ; alors Gabriel leur donna la main à tous deux, et ils montèrent jusqu’à la demeure céleste, où des myriades d’anges les attendaient en chantant :

— Entrez, entrez. La terre que vous avez abandonnée reste en proie aux œuvres du Malin, aux animaux féroces et cruels, aux plantes nuisibles et vénéneuses, à l’air impur, à la vie des marais. Elle sera le domaine du serpent qui rampe, bave et mord ; aucune créature semblable à vous ne fera résonner parmi tant d’abominations la note de l’espérance et de la pitié.

Et c’est ainsi qu’Adam et Ève entrèrent au ciel, au son de toutes les cithares, qui unissaient leurs accords en un hymne aux deux émigrés de la création.

… Ayant achevé son récit, le juge tendit son assiette à dona Leonor pour qu’elle y mît plus de dessert, tandis que les autres convives se regardaient bouche bée ; au lieu d’une explication, ils venaient d’entendre une narration énigmatique ou tout au moins sans aucun sens apparent. Dona Leonor fut la première qui parla.

— Je le disais bien que M. Velloso voulait se moquer de nous. Ce n’est pas cela que nous lui demandions, et rien de cela n’est arrivé, n’est-il pas vrai, frère Bento ?

— Monsieur le juge doit le savoir, répondit le carmélite en souriant.

Et le juge, portant à sa bouche sa cuiller à dessert, s’interrompit pour dire :

— À y bien penser, je crois en effet que rien de tout cela n’est arrivé. Mais s’il en était autrement, dona Leonor, nous ne serions pas ici, en train de savourer ce dessert, qui est vraiment un chef-d’œuvre. Est-ce votre ancienne pâtissière d’Itapagipe qui l’a confectionné ?


  1. C’est-à-dire, je me récuse ; il y a en portugais, sur l’expression « tocar viola », un jeu de mots intraduisible en français. (Note du traducteur.)
  2. Serpent (cobra, serpe) est féminin en portugais. La traduction masculine dénature donc la pensée de l’auteur. Il en est de même quand, dans le « Paradis perdu » de Milton, on traduit les mots Mort et Péché qui y sont allégorisés, et qui sont, le premier masculin, le second féminin en anglais, ce qui rend l’adaptation impossible en français.