Quelques Contes (Machado de Assis)/La cause secrète

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 113-134).


La Cause secrète


Garcia, debout, regardait ses ongles et les faisait craquer. Fortunato, assis sur la chaise à bascule, contemplait le toit. Maria Luiza, auprès de la fenêtre, achevait un travail de couture. Depuis cinq minutes, aucun des trois ne proférait une parole. Ils avaient parlé de la belle journée, de Catumby, où demeurait le ménage Fortunato, et d’une maison de santé, dont il sera question plus loin. Comme les trois personnages présents dans cette histoire sont maintenant morts et enterrés, il est temps de passer aux faits sans retard.

Outre les trois sujets de conversation indiqués, ils en avaient eu un autre, celui-là si vilain et si grave qu’il ne les avait guère mis en train pour parler du temps, du quartier et de la maison de santé. Leur entretien était gêné. En cet instant même, les doigts de Maria Luiza paraissent encore tremblants, tandis qu’il y a sur le visage de Garcia une expression de sévérité, qui ne lui est pas habituelle. En vérité, ce qui s’est passé est de telle nature qu’il est nécessaire de remonter au début.

L’année précédente, en 1861, Garcia avait défendu sa thèse de médecine. En 1860, étant encore élève de l’école, il avait rencontré Fortunato pour la première fois, à la porte de l’hôpital de la Miséricorde. Il entrait, quand l’autre sortait. Il remarqua cette figure, qu’il eût probablement oubliée, n’était une seconde rencontre, quelques jours plus tard. Il habitait rue Dom Manoel. Une de ses rares distractions était d’aller au théâtre San Januario, situé tout auprès, entre cette rue et la plage. Il y allait une ou deux fois par mois, et n’y rencontrait jamais plus de quarante personnes. Les intrépides seuls osaient s’aventurer jusqu’à ce recoin de la ville.

Un soir qu’il se trouvait aux fauteuils d’orchestre, Fortunato survint et s’assit à côté de lui.

La pièce était un vieux mélodrame, lardé de coups de poignards, hérissé d’imprécations et de remords. Mais Fortunato l’écouta avec un étrange intérêt. Aux instants pathétiques, son attention redoublait, ses regards passaient avidement d’un personnage à l’autre, à tel point que l’étudiant supposa que son voisin trouvait dans la pièce des réminiscences personnelles. Après le drame, la farce ; mais Fortunato n’attendit pas qu’on la jouât, et sortit. Garcia partit sur ses talons. Fortunato prit par la ruelle du Cotovello, la rue San José, jusqu’à la place de la Carioca. Il allait lentement, tête basse, s’arrêtant parfois pour cingler de sa canne un chien endormi. Le chien aboyait, et lui continuait sa route. Place da Carioca, il monta dans une voiture et partit du côté de la place da Constituição. Garcia revint chez lui sans en savoir plus long.

Quelques semaines s’écoulèrent. Une nuit, il pouvait être neuf heures, et il se trouvait chez lui, quand il entendit une rumeur de voix dans l’escalier. Il descendit aussitôt des combles, où il demeurait, jusqu’au premier étage, où habitait un employé de l’Arsenal. C’était cet homme que d’autres transportaient, ensanglanté, à travers l’escalier. Le nègre qui était à son service courut ouvrir la porte. Le blessé gémissait, les voix étaient confuses sous l’insuffisante lumière. Après avoir déposé l’homme sur son lit, Garcia déclara qu’il fallait appeler un médecin.

— J’en ai envoyé chercher un, cria quelqu’un.

Garcia regarda, et reconnut l’homme de l’hôpital et du théâtre. Il pensa qu’il pouvait être ami ou parent du blessé ; mais il rejeta cette supposition en l’entendant demander si celui-ci avait de la famille ou quelques proches. Le nègre répondit négativement, et aussitôt il prit la direction du service, pria les personnes étrangères de se retirer, paya les porteurs, et donna les premiers ordres. Dès qu’il sut que Garcia était étudiant en médecine et demeurait dans la même maison, il le pria de rester pour aider le médecin. Ensuite, il raconta ce qui s’était passé.

— C’est une bande de capoeiras[1]. Je venais de la caserne de Moura ou j’étais allé rendre visite à un cousin, quand j’entendis un grand bruit, et aussitôt, je vis se former un rassemblement. Il paraît qu’ils ont encore blessé un autre individu qui est entré dans une des ruelles. Mais je n’ai vu que ce monsieur, qui traversait la rue au moment où l’un des capoeiras, en passant près de lui, l’a poignardé.

Il n’est pas tombé tout de suite. Il a donné son adresse, et comme il demeurait à deux pas, j’ai jugé bon de le faire transporter.

— Vous le connaissiez ? demanda Garcia.

— Non, je ne l’ai jamais vu. Qui est-ce ?

— Un brave homme, employé de l’Arsenal. Il s’appelle Gouvêa.

— Connais pas…

Le médecin et le commissaire de police arrivèrent sur ces entrefaites. On fit le pansement, et on prit les informations. L’inconnu déclara se nommer Fortunato Gomes da Silveira, rentier, garçon, demeurant à Catumby. La blessure fut reconnue grave. Pendant le pansement, l’étudiant servit d’aide et Fortunato de domestique, tenant la cuvette, la bougie, les linges, sans sourciller, regardant froidement le blessé, qui gémissait sans cesse. Ensuite, il prit le médecin à part, l’accompagna jusqu’au palier, et répéta au commissaire qu’il était prêt à aider aux recherches de la police. Quand tous les deux se furent retirés, il demeura seul avec l’étudiant.

Garcia était fort surpris. Il le regardait, le vit s’asseoir tranquillement, étendre les jambes, mettre les mains dans ses poches, et fixer ses regards sur le blessé. Les yeux étaient clairs, couleur de plomb ; ils se promenaient lentement, et avaient une expression dure, sèche et froide. La face était maigre et pâle, encadrée d’un étroit ruban de barbe, courte, rousse et rare, qui courait d’une tempe à l’autre, en passant sous le menton. Il pouvait avoir quarante ans. De temps à autre, il se tournait vers l’étudiant et demandait une information au sujet du blessé, mais il reportait immédiatement son regard sur celui-ci, pendant que l’étudiant lui donnait la réponse. La sensation que le jeune homme éprouvait était à la fois de répulsion et de curiosité. Il était forcé de reconnaître qu’il assistait à un acte de dévouement rare, et si cet acte était désintéressé, comme il paraissait l’être en effet, il n’y avait plus qu’à considérer le cœur humain comme un abîme de mystères.

Fortunato sortit un peu avant une heure ; il revint les jours suivants ; mais la cure fut rapide, et il disparut avant qu’elle fût complète, sans donner son adresse à son obligé. Ce fut l’étudiant qui lui indiqua le nom, la rue et le numéro.

— J’irai le remercier de ses bontés, dès que je pourrai sortir, dit le convalescent.

Six jours après, il courut à Catumby. Fortunato le reçut avec gêne, écouta impatiemment ses paroles de remerciements, lui donna une réponse ennuyée, et termina en battant la mesure sur ses genoux avec les cordons de sa robe de chambre. En face de lui, Gouvêa, silencieusement assis, lissait son chapeau avec ses doigts, en levant les yeux de temps à autre, sans rien trouver à dire. Au bout de dix minutes, il prit congé et sortit.

— Prenez garde aux capoeiras, lui dit le maître de la maison en riant.

Le pauvre diable sortit de là mortifié, humilié, sans pouvoir digérer la réception méprisante, s’efforçant de l’oublier, de l’expliquer ou de l’excuser, pour qu’il ne demeurât dans son cœur que la mémoire du bienfait. Mais c’était en vain. Le ressentiment, hôte nouveau et exclusif, entra et mit le service à la porte, de telle sorte que le pauvre diable n’eut d’autre ressource que de grimper dans la cervelle et de s’y réfugier comme une simple idée. C’est ainsi que le bienfaiteur insinua lui-même à cet homme le sentiment de l’ingratitude.

Tout cela stupéfia Garcia. Le jeune homme possédait, en germe, la faculté de déchiffrer les hommes, de pénétrer les caractères, il avait l’amour de l’analyse, et possédait le don, qu’il disait suprême, de pénétrer à travers plusieurs couches morales, et d’arriver à palper le secret d’un organisme. Piqué par la curiosité, il eut l’idée d’aller rendre visite au personnage de Catumby, mais se souvint que celui-ci ne l’avait pas formellement invité. Il fallait au moins un prétexte, et il n’en trouvait aucun.

Quelque temps après, comme il avait déjà reçu le titre de médecin, et qu’il demeurait rue Mata-Cavallos, près de celle do Conde, il rencontra Fortunato dans un omnibus, une fois, deux fois, et d’autres encore. Une intimité s’ensuivit, et un jour Fortunato l’invita à l’aller voir, tout près de là, à Catumby.

— Savez-vous que je suis marié ?

— J’ignorais…

— Oui, il y a déjà quatre mois ; je pourrais dire quatre jours. Venez dîner dimanche avec nous.

— Dimanche ?

— Ne cherchez pas d’excuses ; je n’admets pas de prétextes. Vous viendrez dimanche, sans faute.

Garcia fut exact. Fortunato lui donna un bon dîner, de bons cigares, une bonne conversation, secondé d’ailleurs par sa femme qui était fort intéressante. La figure du mari n’avait pas changé ; les yeux conservaient la dureté froide d’une plaque de plomb ; les autres traits n’étaient pas devenus plus sympathiques que par le passé. Les attentions, toutefois, si elles ne rachetaient pas la nature, donnaient quelques compensations, et c’était déjà quelque chose. Maria Luiza possédait par contre les charmes de la personne et des manières. Elle était svelte, imposante, avec de tendres yeux soumis ; elle avait vingt-cinq ans et n’en paraissait que dix-neuf. La seconde fois que Garcia se rendit chez eux, il s’aperçut qu’il y avait entre les époux quelques dissonances de caractère, peu ou pas d’affinité morale, et, de la part de la femme envers le mari, une façon d’être qui dépassait le respect, et confinait à la résignation et à la crainte. Un jour qu’ils se trouvaient tous trois ensemble, Garcia demanda à Maria Luiza si elle était au fait des circonstances qui lui avaient fait connaître son mari.

— Non, répondit la jeune femme.

— Vous allez entendre le récit d’une belle action.

— Elle ne vaut guère la peine qu’on en parle, interrompit Fortunato.

— Guère la peine ! vous en jugerez par vous-même, Madame, insista le médecin.

Il raconta l’aventure de la rue Dom-Manoel. La jeune femme écouta, surprise. Involontairement, elle étendit la main vers son mari, en lui serrant le poignet, souriante et reconnaissante, comme si elle venait de faire la découverte de son cœur. Fortunato haussait les épaules, mais écoutait, intéressé. Ensuite, il conta lui-même la visite que le blessé lui avait faite, avec tous les détails, attitudes, gestes, paroles embarrassées : « un pauvre diable, en somme ». Et il riait beaucoup pendant son récit. Ce n’était pas le rire de la duplicité, qui est évasif et oblique. Son rire, à lui, était jovial et franc.

— Singulier homme ! pensa Garcia.

Maria Luiza s’attrista de l’ironie de son mari ; mais le médecin lui rendit son contentement antérieur en recommençant à lui parler du dévouement et des rares qualités d’infirmier de Fortunato ; « si bon infirmier que si, quelque jour, je fonde une maison de santé, je lui offrirai de l’associer ».

— C’est dit ? demanda Fortunato.

— Qu’est-ce qui est dit ?

— Fondons une maison de santé ?

— Allons donc ; je voulais rire.

— On pourrait tenter ; et pour vous qui formez notre clientèle, cela aurait ses avantages. J’ai justement en vue une maison d’où l’on va déménager et qui ferait l’affaire.

Garcia refusa ce jour-là et le suivant ; mais l’autre s’était fourré l’idée dans la tête, et il n’y eut plus moyen de reculer. En vérité c’était un bon début pour le médecin, et l’affaire pouvait devenir bonne pour tous deux, il accepta enfin, au bout de quelques jours, et ce fut une désillusion pour Maria Luiza. Créature nerveuse et fragile, elle souffrait à la seule pensée que son mari pourrait vivre au contact des infirmités humaines : mais elle n’osa lui tenir tête et s’inclina devant sa volonté. On passa rapidement des plans à l’exécution. Il est vrai que Fortunato ne s’occupa plus d’autre chose, ni à cette époque, ni depuis. Aussitôt que la maison de santé fut ouverte, il en fut le propre administrateur, le chef des infirmiers, examinant tout, présidant à tout, surveillant les achats et les bouillons, les drogues et les comptes.

Garcia put alors observer que le dévouement de son associé au blessé de la rue Dom-Manoel n’était pas un cas fortuit, mais qu’il tenait à la propre nature de cet homme. Il le vit faire le service mieux que n’importe quel domestique, et ne reculer devant rien. Il n’y avait pas pour lui de maladie désagréable ou repoussante, et il était toujours prêt à tout, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Tout le monde s’étonnait et applaudissait. Fortunato étudiait, assistait aux opérations, et personne d’autre que lui ne pansait les vésicatoires.

— Il avait foi aux vésicatoires, disait-il.

La communion des intérêts resserra les liens d’intimité. Garcia devint le commensal de la maison ; il y dînait presque tous les soirs ; il observait la personne et la vie de Marie Luiza, dont la solitude morale était évidente. Et la solitude lui donnait de nouveaux charmes. Garcia commença à éprouver une agitation quand elle apparaissait, quand elle parlait, quand elle travaillait, silencieuse dans une embrasure de fenêtre, ou quand elle jouait une musique mélancolique, au piano. Peu à peu, l’amour pénétra dans son cœur. Quand il en eut conscience, il voulut le chasser pour qu’il n’y eût entre lui et Fortunato d’autres liens que ceux de l’amitié. Mais il ne put. C’est tout au plus s’il le contint. Maria Luiza comprit tout : l’affection et le silence. Mais elle feignit de ne s’apercevoir de rien.

Au commencement d’octobre, il se produisit un incident qui révéla mieux encore aux regards du médecin la situation de la jeune femme. Fortunato s’était mis à étudier l’anatomie et la physiologie, et il employait ses heures de loisir à découper et à empoisonner des chats et des chiens. Comme les plaintes des animaux troublaient les malades, il avait transporté son laboratoire chez lui, et sa femme, de complexion nerveuse, dut se résigner aux hurlements. Un jour, cependant, n’y tenant plus, elle alla trouver le médecin, afin qu’il obtînt de son mari, et comme une faveur personnelle, la cessation de semblables expériences.

— Mais vous-même, Madame…

Maria Luiza l’interrompit en souriant :

— Il me traitera naturellement d’enfant. Ce que je voudrais, c’est que, en qualité de médecin, vous lui disiez que cela est nuisible à ma santé ; et croyez que ça l’est en effet.

Garcia obtint sans peine que l’autre en finît avec ses études. S’il alla les continuer autre part, personne ne le sait, mais cela est fort probable. Maria Luiza remercia le médecin tant pour elle que pour les animaux, qu’elle ne pouvait voir souffrir. De temps à autre, elle toussait. Garcia lui demandait si elle souffrait de quelque chose ; elle répondait que non.

— Laissez-moi vous tâter le pouls.

— Je n’ai rien.

Elle refusa de laisser compter le nombre de ses pulsations et se retira. Garcia ressentit une appréhension. Il pensait qu’elle pouvait bien être souffrante, qu’il fallait l’observer, et aviser à temps le mari.

Deux jours après, exactement le jour où nous avons trouvé nos trois personnages réunis, Garcia était allé dîner chez Fortunato. Au moment où il entrait dans le salon, on lui dit que le maître de la maison était dans son cabinet, et il s’achemina de ce côté. Il arrivait à la porte, quand Maria Luiza sortit tout émue.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il.

— Le rat ! le rat ! s’écria la jeune femme, suffoquée, en s’éloignant.

Garcia se rappela que, la veille, il avait entendu Fortunato maugréer contre un rat qui avait emporté un papier important. Mais il était loin de s’attendre à ce qu’il vit : Fortunato assis devant la table qui occupait le centre de son cabinet, et sur laquelle il avait placé une assiette remplie d’esprit-de-vin, auquel il avait mis le feu. Entre le pouce et l’index de la main gauche, il tenait une ficelle, d’où pendait le rat, attaché par la queue. Dans sa main droite, il avait des ciseaux. Au moment où Garcia entra, Fortunato coupait l’une des pattes du rat. Ensuite, il descendit le malheureux jusqu’à la flamme, rapidement, pour ne pas le tuer, et il se disposa à séparer de la même façon la troisième patte, attendu qu’il avait antérieurement coupé la première. Garcia s’arrêta pétrifié.

— Tuez-le tout de suite, dit-il.

— Minute…

Et avec un sourire unique où se reflétait son âme satisfaite, et qui traduisait l’intime délice de sensations suprêmes, Fortunato coupa la troisième patte au rat, et fit pour la troisième fois le même mouvement jusqu’à la flamme. La misérable bête se tordait, poussant de petits cris, et, toute sanglante et carbonisée, n’en finissait pas de mourir. Garcia détourna les yeux, puis regarda de nouveau, en étendant la main pour empêcher la continuation du supplice. Mais il se contint, tant ce diable d’homme inspirait de crainte avec cette sérénité radieuse de sa physionomie. Restait à couper la dernière patte. Fortunato prit son temps en suivant du regard le mouvement lent des ciseaux. La patte tomba ; il demeura en contemplation devant le rat demi-mort ; et il procéda d’un geste plus rapide pour prolonger s’il était possible une dernière lueur de vie.

Garcia, en face de lui, essayait de dominer sa répugnance du spectacle, pour étudier le visage de l’individu. Ni fureur, ni haine ; mais une immense satisfaction, tranquille et profonde, comme celle que produirait, chez un autre, l’audition d’une belle sonate, ou la vue d’une statue divine, quelque chose de semblable à une pure sensation esthétique. Il lui sembla, et c’était vrai, que Fortunato l’avait complètement oublié.

La flamme se mourait ; le rat gardait peut-être encore un reste de vie : l’ombre d’une ombre. Fortunato en profita pour lui couper le museau et approcher une dernière fois la chair de la flamme. Enfin, il laissa tomber le cadavre sur le plat et repoussa tout ce mélange de viande rôtie et de sang.

En se levant, il aperçut le médecin et sursauta. Alors il tempêta contre l’animal qui avait dévoré le document ; mais cette fureur était évidemment feinte.

— Il châtie sans colère, pensa le médecin, parce que cela est nécessaire à son plaisir, dont la sensation est liée à la douleur d’autrui : voilà donc le secret de cet homme.

Fortunato fit valoir l’importance du papier, la perte, qu’il encourait, perte de temps c’est vrai, mais d’un temps qui était alors très précieux. Garcia l’écoutait sans lui répondre et sans le croire. Il remémorait les actions de cet homme, les insignifiantes et les graves, en trouvant à toutes le même motif. C’était la même transposition des touches de la sensibilité, un dilettantisme sui generis, une réduction de Caligula.

Quand Maria Luiza rentra dans le cabinet, un instant après, son mari alla à sa rencontre, en souriant ; il lui prit les mains en lui parlant doucement.

— Quelle femmelette !

Et se tournant du côté du médecin :

— Croiriez-vous qu’elle s’est presque évanouie.

Maria Luiza s’excusa de sa peur, reconnut qu’elle était nerveuse et femme ; puis elle alla s’asseoir près de la fenêtre avec ses aiguilles et ses pelotes, les doigts tremblants, telle que nous l’avons trouvée au début de cette histoire. On se rappelle qu’après avoir parlé de différentes choses, tous trois s’étaient tus, le mari assis et regardant en l’air, le médecin faisant claquer ses ongles. Peu après on alla dîner ; mais le repas ne fut pas gai. Maria Luiza songeait et toussait ; le médecin se demandait à lui-même si elle n’était pas exposée à quelque sévice, dans la compagnie de cet homme. C’était à peine croyable ; mais l’amour transforma la possibilité en certitude ; il trembla pour elle, et se promit de veiller.

Elle toussait, toussait, et, au bout de peu de temps, la maladie jeta le masque. C’était la phtisie, vieille dame insatiable qui suce la vie jusqu’à la moelle, et ne laisse qu’un monceau d’os. Cette nouvelle fut un coup pour Fortunato ; il aimait vraiment sa femme, à sa manière ; il s’était habitué à sa compagnie, il lui en coûtait de la perdre. Il n’épargna ni efforts ni médecins, ni remèdes, ni changements de climats. Il mit en œuvre toutes les ressources et tous les palliatifs. Ce fut en vain : la maladie était mortelle.

Pendant les derniers jours, devant les tourments suprêmes de la jeune femme, le nature du mari domina tout autre sentiment. Il ne la quittait plus. Il tint son regard, terne et froid, fixé sur cette décomposition lente et douloureuse de la vie ; il but une à une les affres de la belle créature, alors amaigrie et transparente, dévorée de fièvre et minée par la mort. Dans son âpre égoïsme, affamé de sensations, il ne perdit pas une minute d’agonie, qu’il ne paya d’ailleurs d’aucune larme publique ou intime. Au moment où elle expira, il demeura abasourdi. Il retomba en lui-même, et se retrouva seul, de nouveau.

La nuit suivante, tandis qu’une parente de Maria Luiza, qui avait assisté à ses derniers instants, était allée se reposer, Garcia et Fortunato, tous deux pensifs, veillaient le cadavre. Mais le mari lui-même était épuisé, et le médecin lui dit d’aller se reposer un moment.

— Allez dormir une heure ou deux ; ensuite ce sera mon tour.

Fortunato sortit, se coucha sur le sopha du petit salon contigu, et s’endormit aussitôt. Au bout de vingt minutes, il s’éveilla, essaya de retrouver le sommeil, tomba pendant quelques minutes dans une somnolence, et enfin se leva et rentra dans le salon, en marchant sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller la parente, qui reposait tout auprès. À la porte, il s’arrêta stupéfait.

Garcia s’était approché du cadavre, il avait soulevé le voile, et contemplait depuis quelques instants les traits de la défunte. Puis, comme si la mort spiritualisait tout, il s’était incliné et l’avait baisée sur le front. Ce fut à ce moment que Fortunato arriva à la porte. Il demeura pétrifié. Ce ne pouvait être la caresse de l’amitié ; ce devait être plutôt l’épilogue d’un roman d’adultère. Notez qu’il n’éprouvait aucune jalousie ; la nature l’avait fabriqué de telle sorte qu’il était exempt de jalousie et d’envie, mais non de vanité, qui est tout aussi capable de ressentiment. Il regarda stupéfait en se mordant les lèvres.

Cependant Garcia s’inclina une seconde fois pour baiser le cadavre ; mais n’y tenant plus, son baiser éclata en sanglots, et ses yeux ne purent contenir les larmes copieuses d’amour silencieux et d’irrémédiable désespoir. Fortunato, de l’embrasure où il se trouvait, savoura tranquillement cette explosion de douleur morale, qui fut longue, très longue, délicieusement longue.


  1. Sous l’empire, Rio était infesté de ces bandes, qui constituaient des corps organisés, avaient des noms, des chefs, des couleurs et des cris de ralliement, et non seulement faisaient de mauvais coups dans l’ombre, mais encore figuraient à toutes les fêtes, et mimaient à la tête des régiments une danse entremêlée de cabrioles et de sauts.

    « On donnait aux danseurs de ces hordes barbares le nom de capoeiras. C’est celui d’oiseaux qui vont en bande dans la forêt tropicale et qui se provoquent et s’attaquent sous la ramée, où les guettent les chats sauvages, tachetés et pillards. Les capoeiras étaient la terreur des quartiers paisibles, car ils se constituaient en corps rivaux, et quand ils se rencontraient dans une rue où ils passaient en sens inverse, la question du pas entraînait fatalement l’effusion du sang.

    « Ils s’attaquaient à coups de pieds, à coups de tête, à coups de rasoirs. Ils pratiquaient une sorte de boxe, dansante et compliquée, se tenant sur les mains autant que sur les pieds, promenant à la hauteur des têtes leurs semelles armées de lames effilées.

    « Cependant le gouvernement les tolérait, car ils constituaient aux jours d’élection un sérieux élément de succès, autant par leur vote que par la crainte qu’ils inspiraient. » (Roman Brésilien, p. 213.) (Note du traducteur.)