Quelques Contes (Machado de Assis)/Trio en la mineur

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 137-156).


Trio en la mineur


I

ADAGIO CANTABILE


Maria Regina accompagna sa grand’mère jusqu’à sa chambre, lui souhaita le bonsoir et rentra dans son appartement. La femme de chambre qui la servait ne put, malgré la familiarité qui existait entre elles, lui arracher une parole et se retira au bout d’une demi-heure, en déclarant que Mademoiselle était bien sérieuse. Dès que Maria Regina fut seule, elle s’assit au pied de son lit, pensive, les jambes étendues, les pieds croisés.

La vérité m’oblige à dire que la jeune fille pensait amoureusement à deux hommes en même temps ; Maciel, l’un des deux, avait vingt-sept ans ; l’autre, qui s’appelait Miranda, près de cinquante. J’avoue que c’est abominable ; mais il ne m’appartient pas d’altérer le cours des événements ; et je ne saurais nier que si les deux hommes se sont passionnés pour elle, elle n’est pas moins éprise de tous les deux. Une originale, en somme ; ou pour employer le terme dont usaient ses amies de collège, une toquée. Personne ne lui refuse un cœur excellent et un esprit lucide ; l’imagination, voilà son défaut : une imagination brûlante, effrénée, insatiable, par-dessus tout revêche à la réalité, superposant ses lubies aux choses de la vie, et par cela même en proie à d’irrémédiables curiosités.

La visite des deux hommes, qui lui font la cour depuis peu, a duré une heure environ. Maria Regina a conversé allègrement avec eux ; elle a joué au piano un morceau classique, une sonate, qui a fait dormir un peu l’aïeule. Puis on a parlé musique. Miranda dit des choses pertinentes sur la musique ancienne et sur la musique moderne. Grand’mère a le culte de Bellini et de Norma, et parle des mélodies de sa jeunesse, airs délectables, mélancoliques, clairs, surtout. Maria Regina partage les opinions de Miranda ; Maciel concorde poliment avec tout le monde.

Au pied du lit, la jeune fille reconstruisait tout cela dans sa mémoire, la visite, la conversation, la musique, le débat, la manière d’être de l’un et de l’autre, les paroles de Miranda, les beaux yeux de Maciel. Il était onze heures ; la veilleuse éclairait seule la chambre à coucher ; tout conviait aux rêveries et aux songes. Maria Regina, à force de recomposer les événements de la soirée, finit par voir les deux hommes auprès d’elle ; elle les entendait ; elle causa avec eux pendant un certain nombre de minutes, trente ou quarante, aux échos de la même sonate qu’elle avait jouée : la, la, la…


II

ALLEGRO MA NON TROPPO


Le jour suivant, la petite fille et l’aïeule allèrent rendre visite à une amie qui habitait la Tijuca. Au retour, la voiture renversa un gamin qui traversait la rue en courant. Un passant se jeta à la tête des chevaux, et, au risque de sa vie, parvint à dominer l’attelage, et à sauver l’enfant, qui en fut quitte pour quelques excoriations et un évanouissement. Agglomération, tumulte… la mère du petit accourut tout en larmes, Maria Regina descendit de voiture, et accompagna le blessé jusque chez sa mère, qui demeurait tout auprès.

Quiconque connaît les habitudes du destin devinera sans peine que le sauveur de l’enfant est un des deux hommes de la nuit précédente.

Après le premier pansement, Maciel accompagne la jeune fille jusqu’à sa voiture, et accepte la place que la grand’mère lui offre pour le ramener en ville. On se trouvait à Engenho-Velho. Dans la voiture, seulement, Maria Regina s’aperçut que le jeune homme avait la main ensanglantée. L’aïeule demandait à chaque instant si l’état du petit était grave, s’il en réchapperait. Maciel déclara que les blessures étaient légères. Ensuite il narra l’accident ; il s’était arrêté sur le trottoir, en attendant un fiacre, quand il vit le petit traverser la rue, juste devant les chevaux ; il avait compris le péril, et avait essayé de le conjurer ou de l’atténuer.

— Mais vous êtes blessé, dit la vieille.

— Une bagatelle.

La jeune fille renchérit :

— Vous êtes blessé… vous êtes blessé ; on aurait aussi pu vous faire un pansement.

— Ce n’est rien, insista-t-il : une égratignure : j’essuie ça avec le mouchoir.

Il n’eut pas le temps d’en tirer un de sa poche ; Maria Regina lui offrit le sien. Maciel, ému, le prit, mais hésita à le salir. « Allez donc, disait-elle ; » et le voyant ainsi embarrassé, elle reprit son mouchoir, et essuya elle-même la main tachée de sang.

Cette main était jolie, jolie comme son propriétaire.

Celui-ci paraissait moins préoccupé de sa blessure que du chiffonnement de ses manchettes. Tout en causant, il les regardait à la dérobée, et les rentrait. Maria Regina n’y prenait point garde ; elle ne voyait que lui, et l’acte qu’il venait de pratiquer, et qui lui mettait une auréole. Elle comprit que la nature généreuse du jeune homme avait fait un saut par-dessus ses habitudes de pose et d’élégance, pour arracher à la mort un enfant qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre. Ils s’entretinrent de l’aventure jusqu’à la porte de la maison de ces dames. Maciel refusa, avec des remerciements, la voiture qu’on mettait à sa disposition, et prit congé jusqu’au soir.

— À ce soir, répéta Maria Regina.

Elle l’attendit anxieuse. Il arriva vers huit heures, la main entourée d’un ruban noir, et il s’excusa de se présenter ainsi. Mais ces dames lui avaient dit qu’il était bon de prendre quelques précautions, et il avait obéi.

— Vous allez mieux !…

— Je suis guéri. Ce n’était rien du tout.

— Venez, venez, lui dit la grand’mère, de l’autre bout du salon. Asseyez-vous à côté de moi ; vous êtes un héros.

Maciel écoutait en souriant. L’élan généreux était passé ; il commençait à recevoir les dividendes de son sacrifice. Le plus doux était l’admiration si ingénue et si évidente de Maria Regina. Elle en oubliait la grand’mère et l’étiquette. Maciel s’était assis à côté de la vieille ; Maria Regina leur faisait face. Tandis que l’aïeule, revenue de sa terreur, racontait l’émotion dont elle avait été saisie tout d’abord, sans savoir ce qui arrivait, puis ensuite à la pensée que l’enfant était peut-être mort, les deux jeunes gens se regardaient l’un l’autre, discrètement d’abord, puis enfin sans plus se gêner. Maria Regina se demandait à elle-même où elle trouverait un meilleur mari. La grand’mère, qui n’était pas myope, trouva la contemplation excessive, et parla d’autre chose. Elle demanda à Maciel les nouvelles du jour.


III

ALLEGRO APPASSIONATO


Maciel était un homme très répandu[1], comme il le disait lui-même en français. Il tira de son sac un tas de menues nouvelles fort intéressantes. La plus importante avait trait à une certaine veuve, qui venait de rompre son prochain mariage.

— Que me dites-vous là ? s’écria l’aïeule. Elle a rompu ?

— Oui. Il paraît que c’est elle-même qui a retiré sa parole. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’avant hier au bal, elle a dansé et causé avec beaucoup d’animation. Mais ce qui m’a impressionné bien plus que la nouvelle, c’est la vue du collier magnifique qu’elle portait…

— Avec une croix en brillant ? demanda la vieille. Je le connais ; il est fort beau.

— Non ; pas celui-là.

Maciel connaissait celui qui était orné d’une croix, et qu’elle avait porté à la soirée des Mascarenhas ; non, il ne s’agissait pas de celui-là. Celui dont il parlait se trouvait, il y a quelques jours à peine, à la vitrine de Rezende : un beau travail. Et il en fit la description, compta les pierres, décrivit la disposition et la taille ; et il termina en disant que ç’avait été le bijou à sensation de cette nuit-là.

— Pour se permettre ce luxe, elle ferait mieux de se marier, fit observer malicieusement l’aïeule.

— J’avoue que sa fortune ne lui permet pas ce train. Attendez ! j’irai demain chez Rezende, par curiosité, savoir le prix de vente. Pour sûr, ça a dû coûter gros.

— Mais enfin pourquoi ne se marie-t-elle plus ?

— Je n’ai pu le savoir ; mais je dois dîner samedi chez Venancinho Correa, et il me dira tout. Savez-vous qu’ils sont un peu parents ? c’est un charmant garçon ; il est complètement brouillé avec le baron…

La grand’mère ignorait cette brouille ; Maciel lui en conta les détails d’un bout à l’autre. Une raillerie à la table de jeu, une allusion à un défaut physique de Venancinho, qui est gaucher, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. On lui a redit le propos, et il a rompu toute relation avec le baron. Le plus joli, c’est que les partenaires du baron s’accusent l’un l’autre d’avoir rapporté ses paroles. Maciel déclara que, quant à lui, il avait pour habitude de ne jamais raconter ce qu’il entendait dire à la table de jeu, attendu que c’était un lieu où chacun devait avoir son franc-parler.

Ensuite, il fit le recensement de la rue d’Ouvidor, telle qu’il l’avait trouvée la veille, entre une et quatre heures de l’après-midi. Il connaissait le nom de toutes les étoffes et de toutes les couleurs à la mode. Il cita les principales toilettes du jour. La première qu’il détailla fut celle de madame Penna Maia qui était de Bahia, et fort distinguée, très pschutt[2]. La seconde fut celle de mademoiselle Pedrosa, fille d’un conseiller à la Cour d’appel de São-Paulo, adorable[3]. Il en nomma trois encore, les compara toutes les cinq entre elles, fit ses déductions et conclut. Parfois, par distraction, il s’exprimait en français ; il se peut bien, au fait, que ce ne fût point par inadvertance, mais volontairement. Il connaissait bien cette langue, la parlait avec facilité, et avait formulé, un jour, cet axiome ethnologique : On trouve des Parisiens partout. » Chemin faisant, il expliqua un problème de coltarete[4] : « Vous avez cinq atouts de pique et une manille, il a le roi et la dame de pique… »

Maria Regina tombait peu à peu de l’admiration dans la satiété ; elle se raccrochait de-ci, de-là, contemplait la figure juvénile de Maciel, se rappelait sa belle action ; mais elle se fatiguait de plus en plus. L’ennui ne tarda pas à l’envahir. Elle n’y pouvait rien. Alors, elle eut recours à un singulier expédient. Elle essaya de combiner les deux hommes, le présent avec l’absent, regardant l’un et écoutant l’autre de mémoire : expédient violent et douloureux, mais si efficace, qu’elle put contempler durant quelques instants une créature parfaite et unique.

Sur ces entrefaites, l’autre survint, Miranda lui-même. Les deux hommes se saluèrent froidement ; Maciel resta encore une dizaine de minutes, et prit congé.

Miranda resta. Il était de haute stature, sec, avec une physionomie dure et froide, il avait le visage flétri ; ses cinquante ans s’accusaient sur ses cheveux grisailles, dans les rides de sa peau. Ses yeux seuls montraient quelque chose de moins caduc. Ils étaient petits, et se cachaient sous la vaste arcade des sourcils ; mais là, tout au fond, quand ils n’étaient pas pensifs, ils scintillaient de jeunesse. La grand’mère lui demanda, aussitôt après le départ de Maciel, s’il avait appris l’accident d’Engenho-Velho, et le lui raconta avec force exagérations ; mais l’autre écoutait, sans admiration ni envie.

— Ne trouvez-vous pas cela sublime ? lui demanda-t-elle en terminant.

— Je pense qu’il a peut-être sauvé la vie à un misérable qui, un jour ou l’autre, sans le reconnaître, peut lui enfoncer un couteau dans le ventre.

L’aïeule protesta.

— Oh !

— Ou même en le reconnaissant, corrigea-t-il.

— Ne faites donc pas le méchant, repartit Maria Regina ; vous auriez été capable d’agir comme lui, si vous vous étiez trouvé à sa place.

Miranda sourit sardoniquement. Le rire accentuait la dureté de sa physionomie. Égoïste et méchant, ce Miranda n’avait de bon qu’un seul côté ; au point de vue de l’esprit, il était complet. Maria Regina trouvait en lui le traducteur merveilleux et fidèle d’une quantité d’idées qui se combattaient en elle, vaguement, sans forme ni expression. Il était ingénieux, fin, et même profond, le tout sans pédanterie, sans se perdre dans des taillis, restant au contraire dans la plaine des conversations ordinaires ; tant il est vrai que les choses tirent leur valeur des idées qu’elles nous suggèrent. Tous deux avaient les mêmes goûts artistiques ; Miranda avait fait son droit pour obéir à son père ; sa vocation était la musique.

La grand’mère, prévoyant la sonate, prit ses dispositions pour faire son petit somme. D’ailleurs, elle ne portait pas Miranda dans son cœur ; elle le trouvait antipathique et insupportable. Il se tut, au bout de quelques instants. La sonate interrompit une conversation que Maria Regina trouvait délectable, et ce fut lui qui demanda à la jeune fille de jouer. Elle eût bien préféré demeurer à l’écouter.

— Grand’mère, dit-elle, maintenant, un peu de patience…

Miranda s’approcha du piano. Aux lumières, sa figure montrait toute la fatigue des années, tandis que l’expression de ses traits accentuait encore leur amertume et leur dureté. Maria Regina nota la gradation, et elle jouait sans le regarder. Ce n’était guère facile, attendu que, dès qu’il parlait, ses paroles entraient dans l’âme de la jeune fille ! de telle sorte qu’elle levait involontairement la tête, et se trouvait en face d’un méchant vieux. Soudain, elle se souvenait de Maciel, de ses années en fleur, de sa physionomie franche, bonne et tendre, et enfin de l’acte que, le jour même, il avait pratiqué : comparaison aussi cruelle pour Miranda que celle des deux mentalités l’avait été pour Maciel. Et la jeune fille recourut au même expédient. Elle compléta l’un par l’autre ; elle écoutait celui-ci, en se représentant celui-là, et la musique aidait à la fiction qui, indécise au début, devint bientôt intense et parfaite. C’est ainsi que Titania, écoutant avec ivresse le chant du tisserand, admirait en lui la beauté des formes, sans remarquer qu’il avait la tête d’un mulet.


IV

MENUET


Dix, vingt, trente jours passèrent après cette soirée, puis encore vingt, puis encore trente. La chronologie n’est pas précise, mieux vaut rester dans le vague. La situation est la même. C’est la même insuffisance individuelle des deux hommes, le même complément idéal, de sa part, à elle, complément d’où sortait un troisième personnage, qu’elle ne connaissait pas.

Maciel et Miranda se jalousaient, se détestaient de plus en plus, et souffraient beaucoup, Miranda surtout, qui se raccrochait à une dernière passion. Ils finirent enfin par se lasser de la jeune fille. Elle les vit s’éloigner peu à peu. L’espérance les rendit relaps, mais tout a une fin, même l’espérance, et ils partirent pour ne plus revenir. Les soirées passèrent, passèrent... Maria Regina comprit que tout était fini.

La nuit où elle en arriva à cette conviction fut une des plus belles de l'année, nuit claire, fraîche, lumineuse. Il n’y avait pas de lune, mais notre amie haïssait la lune, il est difficile de savoir pourquoi : peut-être parce qu’elle a une clarté d’emprunt, peut-être parce que tout le monde l'admire, peut-être bien pour l'un et l'autre motif. C’était une de ses bizarreries ; en voici une autre.

Elle avait lu, le matin même, dans un entrefilet de journal, qu’il y a des étoiles doubles, qui nous donnent l'illusion d’être un seul astre. Au lieu d’aller dormir, elle s’accouda à la fenêtre de sa chambre, à regarder au ciel, pour voir si elle y découvrirait quelqu’une de ces étoiles. Vain effort. Ne la trouvant pas au firmament, elle la chercha en elle-même. Elle ferma les yeux pour s’imaginer le phénomène : astronomie facile et à bon marché, mais non exempte de péril. Elle a l’inconvénient de mettre les astres à la portée de la main. De telle sorte que si la personne ouvre les yeux, et les voit continuer à briller là-haut, grande est sa tristesse, et certaine l’imprécation. Ce fut le cas pour Maria Regina, qui vit au dedans d’elle-même l’étoile double et unique. Séparées, elles avaient quelque valeur ; réunies, elles formaient un astre splendide. Quand elle ouvrit les yeux et qu’elle mesura la hauteur du firmament, elle conclut que la création était un livre plein de lacunes et d’incorrections, et désespéra.

Sur le mur du jardin, elle vit alors quelque chose qui ressemblait à deux yeux de chat. D’abord elle eut peur, mais elle s’avisa bientôt que c’était la reproduction externe des deux astres qu’elle avait aperçus en elle, et dont l’image était demeurée imprimée sur sa rétine. La rétine de cette jeune fille projetait au dehors toutes les visions de sa fantaisie. Le vent fraîchit, elle rentra, ferma la fenêtre et se coucha.

Elle ne dormit pas tout de suite, à cause des deux ronds d’opale qu’elle voyait incrustés dans la muraille. Convaincue de son illusion, elle ferma les yeux et dormit. Elle rêva qu’elle était morte, et que son âme, emportée dans l’espace, volait dans la direction d’une étoile double. L’astre se dédoubla, elle vola vers l’un des corps composants ; n’éprouvant plus la sensation primitive, elle vola vers l’autre ; le résultat fut le même ; elle revint vers le premier, et continua dans un va-et-vient, vers l’une et l’autre des deux étoiles séparées. Alors une voix surgit de l’abîme, et prononça des paroles qu’elle ne comprit pas.

— Voilà ton châtiment, âme curieuse de perfection ; tu oscilleras, pour ta peine, durant l’éternité tout entière, entre deux astres incomplets, au son de cette vieille sonate de l’absolu : la, la, la…


  1. En français dans le texte.
  2. En français dans le texte.
  3. En français dans le texte.
  4. Sorte de jeu de cartes.