Quelques Odes de Hafiz/2

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Traduction par A.L.M. Nicolas.
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, LXXIIIp. 7-11).
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II


Si cette belle Turque de Chiraz vient à satisfaire les vœux de mon cœur, je lui fais don, pour le seul amour de son noir grain de beauté, de Samarquand et de Bokhara.


Apporte, ô échanson ! apporte le reste de notre vin, car tu ne saurais trouver en Paradis ni cette rive de Roukn Abad ni les jardins de Goulguecht ou de Mousalla[1].


Hélas ! semblables aux Turcs dévastateurs qui pillent et saccagent la table d’un festin, ces belles aux doux regards, ces perles de beauté dont les charmes embrasent tous les cœurs, ont mis à néant le repos[2] dont le mien jouissait.


Dans la plénitude de sa beauté notre amie n’a aucun souci de notre incomplet amour. Un joli visage, quel besoin peut-il avoir de teint, de coloris, de grain de beauté ou de duvet naissant sur la joue[3] ?


Je savais bien qu’à voir cette beauté chaque jour plus éclatante de Joseph, l’amour soulèverait enfin le voile sous lequel se cachait la vertu de Zouleikha.


Répète, ô échanson, répète-nous tes refrains qui parlent du vin et de la danse : un peu moins de zèle à rechercher les mystères de la création ; car, vois-tu, personne jusqu’ici n’a, par la science, résolu cette énigme et personne ne la résoudra[4].


Écoute-bien ce conseil, ô mon âme ! écoute-le, car les jeunes gens favorisés du ciel préfèrent à leur propre vie les avis d’un vieux savant.


Tu m’as grondé, j’en suis ravi, Dieu te le rende, tu as bien fait, car des paroles empreintes d’amertume, cela sied à des lèvres de rubis d’où découle la douceur.


Cette ode, ô Hafiz, véritable perle que tu as percée, viens nous la chanter de ta charmante voix, afin que le ciel, détachant le nœud qui retient l’écrin des pléiades, les fasse en offrande pleuvoir sur toi.


  1. Rivière et jardins de Chiraz. Ces vers sont trop connus pour avoir besoin de commentaires.
  2. Il sera facile de retrouver par la suite des plaintes de ce genre. Hafiz dit autre part : Mon amie m’a conseillé de ne pas me livrer au repos, quoiqu’elle sût que c’était là mon désir. Et Mohammed Ibn-Mohammed Darabi explique : Mon amie véritable, qui m’a emporté le cœur, a vu que ce n’était pas le moment du repos quoiqu’elle sût que j’en avais envie. Ce vers se rapproche de ce Hadis : Combien il y a de choses que vous n’aimez pas, mais qui sont bonnes pour vous, et combien il y a de choses que vous aimez et qui vous sont nuisibles. En vérité, il y en a, parmi mes serviteurs qui, si je les laissais à eux-mêmes, mourraient.
  3. Quel rapport ? Quelle liaison y a-t-il entre le premier hémistiche et le second ? Peut-être faut-il comprendre : L’incomplet amour du poète pour l’objet chéri de son cœur, dont la beauté infinie mériterait, selon lui, un amour plus violent encore, peut-il lui servir d’ornement et ajouter à ses charmes ? — Cependant je doute de cette explication.
  4. À rapprocher de ces vers d’Hafiz. Tu ne comprendras pas un point des secrets du monde quand même tu y tournerais comme le compas dans le cercle. Vers que Darabi explique ainsi : Ceci est une allusion aux croyances de ceux-là qui voient dans la créature la preuve de l’existence de Dieu. Chebistery dit à ce propos : le philosophe est stupéfait de ne voir dans le monde que la créature. De la créature il veut donner la preuve de l’existence de Dieu, c’est pour cela qu’il demeure étonné devant son essence. J’admire l’ignorant qui prend un flambeau pour chercher le soleil. Il faut, en effet, savoir que les choses que nous voyons n’existent pas en elles-mêmes, l’on ne peut donc en tirer la preuve de l’existence de Dieu. Il faudrait, en effet, que la preuve fût alors plus évidente que Dieu lui-même.