Quelques hommes/Odilon Redon

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Mercure de France (p. 193-202).

ODILON REDON


À Madame Lucie-Gabriel Frizeau.


I

Comment cet arc-en-ciel de fleurs apparut-il brusquement dans cette funèbre cave où Maître Odilon semblait à jamais séquestré ?

Renversement de notre logique ou, bien plutôt, évolution que l’homme admet de mauvaise grâce comme étant une évolution trop naturelle ! L’ordre divin le gêne et certains en veulent à Dieu de ce que la sombre chrysalide ait longtemps mûri en silence le prisme ailé du papillon.

Ce temps est loin que Huysmans se fit le montreur de cette coque, d’une admirable soie noire, qui protégeait, à l’insu de tous, ce sphinx du spectre solaire : la palette de Redon.

Semblable à l’artiste du moyen âge qui, pour devenir sagement célèbre, cherchait celui-là dont il deviendrait le disciple, Redon a choisi le divin Maître qui voyant que la lumière était bonne la sépara des ténèbres. (Gen. i, 4.)

Ce fut la lithographie. Quand donc, à l’humble imitation de Dieu, ce grand artiste eut placé des ténèbres devant lui, il y posa de la lumière. Mais, dans les belles ombres de cette œuvre, comme dans celles de l’Éden, l’ennemi s’étant glissé et lové, on vit souvent ramper d’effrayantes larves.

D’où venaient-elles ? Hélas ! de cet enfer qu’est la vie et au fond duquel, nouveau Dante, Redon était descendu. Mais ici ce n’était point, certes, de sa part l’amour gratuit et durable du mal, cet irrémissible péché. C’était la paradoxale, mais littérale traduction de l’existence sans joie d’un doux génie méconnu. Qui dira l’attendrissement de Redon pour ces êtres voués aux ténèbres ? Qui saura que ces araignées aux yeux suppliants, ces Pégases aux ailes que fripent les jantes des fiacres, ces chiens faméliques de maisons hantées, ces buddhas qu’hébète l’opium d’une vaine science, qui dira que le Maître les a connus et reconnus ? Tristes taudis ! Tristes courses nocturnes ! Tristes chenils ! Tristes ateliers en mal de religions nouvelles ! Ils sont, hélas ! d’un sûr réalisme dont sans doute Redon, le premier, s’inquiétait : lui dont les ailes éprises de ciel ne projetaient sur l’écran encore que de l’ombre.

Mais un jour le soupirail s’ouvrit sur la gloire dont un rayon tomba sur une femme dévouée et sur un fils. C’est alors que, remontant du séjour de l’horreur par-dessus les ailes de Dité, il vit poindre enfin les aimables couleurs :

Une douce teinte de saphir oriental qui, usqu’au premier cercle, nuançait l’aspect serein de l’air pur,

Rendit à mes yeux le plaisir, dès que je fus hors de la morte atmosphère qui m’avait contristé la vue et le cœur.

Dante, Purgatoire I. v, 6.

Et, chargeant à nouveau sa quenouille de cette même lumière dont il avait tissé tant d’œuvres sombrement puissantes, cette fois il la décomposa en sept notes qui furent celles d’Apollon.


II


C’est ce dernier Redon qui m’apparut, par un gai jour, sur une plage de la Guyenne. Son panama, sa claire ombrelle, son complet de flanelle neigeuse et un certain mouvement du pied qui faisait se relever en babouche des chaussures blanches, témoignaient assez de son origine exotique : riche planteur, sage de l’Inde et charmeur des serpents.

Conçu à la Martinique, il passa l’océan avant de naître et, durant la traversée, sa mère vit un spectre se lever sur les flots. Ce spectre fut-il la première œuvre que projeta, du sein qui le portait, le génie confus de l’enfant ?

Sa jeunesse s’écoula à Bordeaux et dans ce château solennel et familial, sis au milieu des fiévreux marais girondins, château qui semblait parfois donner asile à ces fantômes rendus errants par la Chute de la maison Usher. L’enfance de Redon fut une enfance de pleurs sans cause.

Adolescent, il connut Rodolphe Bresdin. Et, tandis qu’il étudiait sous ce grand maître, dans la ville d’Ausone, rue Fosse-aux-Lions, il lui était loisible de contempler par la fenêtre ce cimetière de La Chartreuse où reposait Goya. On improvisait quelques réunions dans ce logis dont l’exiguïté abritait cependant les forêts vierges que faisait surgir de la pierre nue, comme le peut le bâton d’un fakir, le crayon magique de Bresdin. Ces réunions rappelaient celles dont quelques peintres flamands nous ont laissé la mémoire : où, dans une ombre orageuse, élégante et naïve, s’enflamme le vernis des instruments à cordes.

Il en était ainsi chez Bresdin. Tel jouait du violon, tel du piano, tel de la flûte. Et la Science prêtait à l’Art une oreille attentive. Car assistait à ces nobles séances celui qui fut l’ami de Redon et le mien : Armand Clavaud, le botaniste illustre. Qui eût dit alors que les songeries de ce savant, bercées par tant d’harmonie, éparses dans l’âme de ce cénacle, collaboraient peut-être à la future flore animée qui éclate en gerbes de feu dans les nocturnes de Redon ?


III


Ce fut dans mon adolescence, trente ans après la fin de ces concerts, que je rencontrai Clavaud, non loin de ce jardin municipal qu’embaument les âmes de Linné, de Jussieu et de Durieu de Maisonneuve. Heures suaves ! durant lesquelles ce savant déjà âgé m’écoutait lire mes essais poétiques cependant que, des vastes presses à herbiers çà et là éparses, s’élevait le parfum de feuilles à l’agonie. Ce fut dans l’appartement de la rue Rochambeau, tout miaulant des bêtes préférées du botaniste, que je vis des lithographies qui me révélèrent l’existence et le génie d’Odilon Redon. Il était juste que ces planches d’art voisinassent avec celles où notre arni commun fixait des végétaux. La corrélation est grande entre les unes et les autres. Louis Pasteur avait compris quel naturaliste est Redon en qui l’on voit, souvent, un micrographe. N’est-il aussi, par la fusante fluidité des formes en rotation, une sorte d’astronome révélateur ? Et qui, plus que lui, ressent la vie des aquariums et sait mieux faire vibrer un hippocampe au milieu du prisme liquide ? Mais ici, je ne m’occuperai que de sa flore.


IV


Dix ans passèrent dont un jour fut fatal à Clavaud. Et voici que sa belle ombre, pareille à celle d’un cèdre du Liban, nous parfume encore : Redon, Charles Lacoste et moi. Qu’il vive dans l’heureuse éternité ! C’est donc après ce deuil que je rencontrai Redon sur la claire plage de Saint-Georges-de-Didonne.


V


Il écarta les bras en me voyant et, sans lâcher ni fermer son parasol, il m’embrassa. Je vis alors que ce parasol était doublé de vert. Puis nous déjeunâmes d’un cari d’un jaune livide, de tomates, de mollusques saumonés et d’un riz bouilli aux grains si détachés et purs qu’il ressemblait à un madrépore. Après quoi nous nous rendîmes à l’atelier, j’allais dire au jardin…

… Car, ô merveille ! Je n’avais jamais vu de fleurs telles qu’encore que peintes de main d’homme, leur parfum même était rendu !

Un continuel murmure emplissait la pièce, celui d’abeilles qui butinaient ces corolles pour composer le miel dont se nourrit un mystérieux génie.

Mais ces fleurs étaient douées, de plus, d’un charme que je ne savais dire — autre que le parfum, la couleur et la forme — un charme qui, par son caractère de jamais éprouvé jusque-là, me ravissait en extase inquiète.

Etje demeurais comme Dante quand, pressé par quelque doute théologique, il brûle d’interroger saint Thomas ou Béatrice. Mais ces deux âmes n’étaient point là pour me répondre. Et d’ailleurs, connaissent-elles d’autres fleurs que celle dont les pétales servent de trône aux élus ?

Lorsque dans la fleur, de siège en siège ils descendaient, ils y versaient de la paix et de l’ardeur qu’ils produisent en eux en agitant leurs ailes.

Dante, Paradis, xxxi, 6.


En contemplant chaque toile de Maître Odilon, je voyais bien que cette rose était ardente comme l’été, piquante comme l’amour ; et que ce tournesol, brave garçon et pas artiste, était dessiné et peint selon la volonté du bon Dieu, c’est-à-dire carrément, sans recherche, dans sa brutale vérité de soleil trapu ou de rustre d’or ; et qu’il était naturel qu’au cœur des eaux ce chryseis étalât paradoxalement, afin que l’air ne la froissât point, sa soie ; … et que ces pieds d’alouette inspiraient la crainte qu’ils ne rejoignissent leurs ailes dans l’azur… et ces ageratums les duvets bleus des nids… et ces feuilles empennées des mimosas les plages où l’on trouve des squelettes fragiles de poissons. .. et ces géraniums… et ces bluets… et ces anémones

Mais, dis-je, il y avait encore un charme impossible à saisir, une interrogation, formulée d’elle-même, à ces couleurs si simplement, si enfantinement, si crûment posées que c’était de leur seule juxtaposition que naissaient la subtilité, l’adresse et l’innombrable nuance.



… Oui… Mais cette réponse ? Ah ! Sans doute était-elle le secret de maître Odilon Redon. Et lui ne semblait point s’apercevoir de mon trouble, et riait, son parasol sous l’aile… Lorsque soudain…



Lorsque soudain je fus pris de stupeur voyant s’ouvrir les sombres lèvres d’une rose. Et, avant que je l’eusse interrogée :

— Tu cherches le secret de son génie ? demanda-t-elle…

Et j’inclinai la tête.

— Je l’ignore et lui-même l’ignore, dit-elle.

Puis elle se tut.