Quelques mots sur un vieux livre (Atlas des enfants, 1783)

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Quelques mots sur un vieux livre (Atlas des enfants, 1783)
Revue pédagogique, second semestre 1884 (p. 37-40).

QUELQUES MOTS SUR UN VIEUX LIVRE


Nous venions de lire l’intéressante étude publiée par M. Paquier dans la Revue pédagogique sur l’enseignement de la géographie en France, lorsque le hasard fit tomber entre nos mains une édition française d’un livre intitulé : Atlas des enfants ou nouvelle méthode pour apprendre la géographie ; avec un nouveau traité de la sphère et 24 cartes enluminées. — À Lyon, chez Jean-Marie Bruyset, 1783[1]. La date de cette édition nous donna l’idée d’un rapprochement qui ne serait peut-être pas sans intérêt. Il nous parut curieux, après avoir lu l’étude de M. Paquier, de retourner juste un siècle en arrière et de juger par nous-même de la valeur d’une méthode sur laquelle cent ans ont passé. Le résultat de cette épreuve fut loin d’être défavorable à l’Atlas des enfants, et, sans vouloir opposer ce livre aux ouvrages modernes, on nous permettra de lui consacrer quelques lignes pour l’analyser brièvement et faire ressortir les idées principales qui ont inspiré l’auteur.

L’Atlas des enfants a été imprimé pour la première fois à Amsterdam en 1766. Il est regrettable que ce soit là la seule indication bibliographique que nous ayons à donner. L’éditeur français n’a pas cru devoir faire connaître dans sa préface le nom ni la nationalité de l’auteur de notre livre. Quoi qu’il en soit, cet Atlas se compose de 22 cartes « dressées d’après celles de M. Delisle » et représentant la Terre, l’Europe et ses différents États, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. Chaque carte est suivie d’une leçon sur le pays qu’elle représente. L’auteur de l’Atlas n’a pas donné à ces leçons la forme d’un développement suivi ; il a craint sans doute de lasser l’attention des enfants en les obligeant à lire et à apprendre par cœur de longues dissertations. Il a préféré procéder par demandes et par réponses et faire de son cours une suite de dialogues entre le maître et l’élève.

Pour donner une idée de la méthode suivie, il suffira d’analyser une de ces leçons, par exemple celle qui est faite sur la France. Sans s’arrêter à la division en sept articles ou chapitres, on peut distinguer deux parties principales dans cette leçon : la première comprend des notions sur la géographie économique, politique et administrative de la France ; la seconde roule sur la géographie physique. On remarque, dans cette dernière, la division de la France en douze provinces, division que l’auteur adopte « comme la moins compliquée ». La première partie, de beaucoup la plus intéressante, mérite d’attirer l’attention par la façon en quelque sorte toute moderne dont elle est traitée. On en jugera par ce passage que nous citons textuellement :

Quelle est la religion de l’État ? — La Religion Catholique Romaine est la seule dont l’exercice soit autorisé.

Pourquoi appelle-t-on l’Église de France, Église Gallicane ? — Parce que le clergé du royaume ne reconnaît le Pape qu’en qualité de premier Évêque, premier entre ses égaux, et qu’il examine ses bulles avant que de les recevoir.

 

Quel titre porte le roi de France ? — Celui de Roi Très Chrétien, donné à Louis XI en 1469 par le pape Paul II, ainsi que le titre de fils aîné de l’Église.

 

Quelle est la forme du Gouvernement en France ? — La France est un État monarchique, héréditaire pour les mâles seuls, selon la loi salique qui en exclut les femmes. L’héritier présomptif de la couronne se nomme Dauphin.

En combien de corps se divise l’État ? — En trois, qui sont le Clergé, la Noblesse et le Peuple ou le Tiers État. C’est ce qui formait autrefois les États où toutes les Provinces envoyaient leurs députés. Les derniers États se tinrent à Paris sous Louis XIII, en 1614.

Qu’appelez-vous Pays d’États ? — Ce sont des Provinces qui ont le droit de former des assemblées de ces trois corps, soit pour les affaires de la Province, soit pour régler les subsides qu’elles doivent au souverain : telles sont la Normandie, la Bretagne, le Languedoc, etc. Ces assemblées particulières dans chacune de ces provinces sont appelées États Provinciaux. On nomme Pays d’Élection les Provinces qui n’ont pas le même privilège de s’imposer elles-mêmes : ce nom vient des Tribunaux d’Élection qui y sont établis pour connaître des différends touchant les Tailles, les Aides et les Gabelles.

Comment se régit l’administration générale de la Justice et des Finances ? — Par quatre Conseils d’État : le premier, proprement le seul Conseil d’État, est celui que le roi tient avec ses ministres ; on y traite de la guerre, de la paix et des affaires générales de l’État : le second est le Conseil Royal des Finances : le troisième, le Conseil des Dépêches, qui est pour les affaires des Provinces : enfin le Conseil Privé ou des Parties, auquel on appelle de tous les Tribunaux du Royaume ; il est présidé par le Chancelier.

Par qui est rendue la Justice ordinaire ? — Par les Parlements qui jugent en dernier ressort ou par les Conseils souverains.

Combien compte-t-on de Parlements en France ? — Douze, savoir ceux de Paris, Toulouse. Grenoble, Bordeaux, Dijon, Rouen, Aix. Rennes, Pau, Metz, Douai et Besançon.

Combien compte-t-on de Conseils souverains ? — Deux, celui d’Alsace. établi à Colmar, et celui de Roussillon qui réside à Perpignan. On peut y joindre le Conseil Provincial d’Artois, qui est établi à Arras.

N’est-il pas piquant de rencontrer dans ce vieux livre « imprimé avec approbation et privilège du roi » ces questions auxquelles il faudrait changer peu de choses pour qu’elles pussent trouver place dans nos Manuels d’instruction morale et civique ?

Mis si curieux que soient ces rapprochements de détail, ce qui est surtout intéressant, c’est d’étudier le plan général suivi par l’auteur de l’Atlas des enfants, de comparer l’esprit qui anime cette méthode avec celui dont s’inspirent les géographes modernes. Certes, ce serait une étrange erreur de penser qu’un abîme sépare la manière d’enseigner la géographie de la fin du xviiie siècle et les méthodes en faveur de nos jours. Il faudrait ignorer combien fut florissante pour l’étude de la géographie la période du xviiie siècle, quelle impulsion vigoureuse reçut alors cette science et quels progrès marqués elle accomplit grâce aux hommes dont M. Paquier rappelait les noms. Toutefois, on ne peut se défendre d’une certaine surprise en retrouvant exposés dans la préface de l’Atlas des enfants les principes mêmes sur lesquels reposent nos dernières méthodes. Ce que recommande, eu effet, l’auteur de la préface de notre livre, c’est, avant tout, de faire de l’étude de la géographie physique le fondement même de cette science, de s’appliquer à enlever à l’enseignement son caractère abstrait pour mettre sous les yeux de l’enfant l’objet même de la leçon qui doit se graver dans son esprit. Ne croirait-On pas écrites d’hier ces lignes dans lesquelles l’éditeur français insiste sur « le secours des cartes qui accompagnent le texte, secours particulièrement nécessaire dans un âge où il est plus essentiel de parler aux yeux que dans tout autre » ? N’est-ce pas là la méthode moderne, qui consiste « à faire comprendre la géographie par les livres, faire voir la géographie par les cartes » ? — S’agit-il de l’idée fondamentale qui doit respirer le savant et le guider dans ses travaux ? À un siècle de distance, la même conception se retrouve. Le but que doit se proposer le géographe, c’est, en quelque sorte, d’animer la science qu’il enseigne par un double travail d’analyse et de synthèse, en décomposant d’abord la géographie pour en faire connaître toutes les parties[2], et en la reconstituant ensuite pour en faire voir l’ensemble et l’harmonie. « Que serait la géographie, dit la préface de l’Atlas, si, bornée à la connaissance des lieux, elle ne nous attachait pas par l’idée qu’elle doit nous donner de la variété de leurs productions et de leurs habitants ? L’analyse, qui nous éclaira par ses distinctions, qui nous montra dans un même objet la liaison et la différence de ses rapports, qui sut si bien les déterminer en les séparant, peut aussi nous égarer lorsqu’elle est portée à l’excès, n’offrir qu’un squelette décharné au lieu d’un tableau que le coloris des chairs devrait animer, et substituer une nomenclature aride à l’intérêt d’une étude faite pour amuser. »

Nous croyons inutile d’insister davantage sur des rapprochements qu’il serait facile de multiplier. Il nous suffit d’avoir recommandé par quelques citations un vieux livre qui ne mérite peut-être pas de tomber tout à fait en oubli. Il peut, par un exemple particulier, contribuer à montrer comment les méthodes les plus nouvelles se rattachent toujours par quelque endroit à d’anciennes théories. Nous nous garderons d’en conclure que « tout a été dit et que l’on vient trop tard » ; mais le mot de La Bruyère fût-il vrai en pédagogie, on pourrait encore s’en Consoler, car si tout a été dit, il reste beaucoup à faire.

  1. Ce livre a été offert à la bibliothèque du Musée pédagogique.
  2. « Ces différentes manières d’être ne sont que les membres épars d’une même science. Il faut rapprocher ces membres afin de donner au corps son unité et sa vie ; chercher les liens qui unissent les parties les unes aux autres pour s’élever jusqu’à la conception de l’harmonie générale. » (M. Levasseur.)