Questions d’art et de littérature/31

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 363-378).



XXXI

L’HISTOIRE DE JULES CESAR

[1]


Quand Jules César apparut dans le monde, les grands jours de la république finissaient. La conquête avait corrompu les conquérants, l’anarchie régnait à Rome.

Deux idées de salut étaient en présence : celle de Caton qui voulait faire revivre le passé de toutes pièces ; celle de César qui voulait tenter les choses nouvelles sans détruire les abus du présent. Une idée positive, pratique, en lutte contre une idée noble et généreuse, mais devenue irréalisable dans son intégralité.

C’est au monde moderne à chercher la solution sans laquelle l’histoire des hommes tournera toujours dans un cercle vicieux : l’accord de la raison, c’est-à-dire du possible immédiat, avec l’idéal, c’est-à-dire avec le possible futur. Cet accord est peut-être tout simplement dans l’application de l’idéal visible, c’est-à-dire du possible prochain. Qui le redoute et le néglige pèche contre la destinée.

Plus on regarde en arrière, plus on voit que cette solution était impossible à des hommes qui manquaient de la foi au progrès. L’idéal de Caton était une oligarchie avec des esclaves ; la vertu pour quelques privilégiés, l’égalité pour un groupe d’hommes choisis, l’oppression et l’abrutissement pour le grand nombre. L’ambition de César c’était l’énergie politique, le développement de l’agitation sociale à tout prix ; l’ordre et le désordre, la paix et la guerre, les réformes enchevêtrées aux abus, tous les biens et tous les maux, plutôt que la dissolution de la Rome matérielle et l’extinction de sa vitalité.

Au premier abord, le génie aventureux de César séduit beaucoup plus que la rigide obstination de Caton, et même il semble que César représente la foi au progrès, l’estime de l’humanité, tandis que Caton représente l’éternelle défiance du développement humain et l’amour de la règle beaucoup plus que celui de ses semblables.

Il n’en est point ainsi pourtant. Caton place la vertu dans le passé, mais il y croit et il l’aime. César s’en rit et la supprime. L’idéal moral lui manque absolument, il méprise profondément les hommes, et c’est pour cela qu’il est pratique, il sait se servir d’eux. Caton conserve un idéal sublime, mais d’une étroite application, et trop inconscient des besoins de la vie nouvelle.

César, sceptique, attente légalement à la liberté ; mais il l’indroduit dans les mœurs par le fait. Caton, socialiste aveuglé, veut enchaîner l’individu à l’État, et il sacrifierait volontiers ; la liberté au devoir.

Tous deux devaient succomber sur leur tâche, celui-ci, en s’ensevelissant avec héroïsme sous les ruines de sa petite église ; celui-là, en tombant victime de sa fastueuse magnanimité, ce qui n’empêche pas sa fin d’être misérable. Elle ne consacre pas un principe comme celle de Caton ; elle constate la destruction de tout principe chez les autres et chez lui-même, puisque cette démoralisation politique et sociale est son ouvrage.

César est une grande intelligence, une admirable organisation : mais aucune séduction de raisonnement ou de langage ne nous le fera accepter comme un beau caractère. S’il peut être considéré comme le sauveur de Rome, ce n’est que dans le sens matériel de sa richesse et de sa puissance extérieure. Il n’en est pas moins un des agents les plus énergiques qui aient travaillé à sa décomposition morale et au déclin de son légitime ascendant sur le vieux monde. Qu’est-ce donc que de relever la fortune d’une nation et d’agrandir son territoire, si on avilit son âme ? un empire n’est pas grand parce qu’il est vaste.

Croit-on qu’il faille bénir César pour avoir rétabli l’ordre dans une société troublée ? Il ne l’a jamais rétabli, il ne pouvait pas le rétablir. Il est faux qu’on fasse de l’ordre avec le désordre dans les mœurs publiques Quand on a fait le silence dans les rues, on n’a pas mis la paix dans les maisons, et quand, dans ces mêmes rues, on a déchaîné les bacchanales du plaisir, on n’y a pas fait circuler la joie.

Le rêve de César ne pouvait se réaliser par les moyens que proposait Caton, rêves également stériles ! Rome voulait la vie, elle en avait besoin, elle y avait droit. La vertu ne pouvait satisfaire que son âme. Son existence physique, trop longtemps comprimée par Sylla, voulait se manifester. Caton, fanatique, mourut en lui criant : « Tu n’as plus d’âme, donc tu n’es plus ! » César, athée, lui dit : « Laisse là ton âme, et vis avec tes appétits. »

Quand il s’agit de ces républiques du passé qui ne représentent rien du monde moderne, nous avouons que nous faisons assez bon marché d’un mot, fût-il vénérable. Un changement de forme ne nous préoccupe pas si le fond y gagne. Qu’un héros joignant l’énergie de César (monstrum activitatis) à l’austérité des Caton et au patriotisme des Gracques, eût mérité l’autorité d’une suprême dictature en ces temps difficiles, nous n’eussions pas défendu avec acharnement les ruines souillées du passé. Mais César est-il cet être divin qui mérite de s’emparer des destinées d’un peuple, lui qui commence par l’acheter, c’est-à-dire par flatter et développer le plus lâche de tous ses vices, la vénalité des consciences ? Là où Sylla venait de régner par la crainte, César règne par la corruption.

La véritable grandeur de Rome avait été de porter la civilisation avec la conquête sur toutes les rives de la Méditerranée et jusqu’aux limites du monde alors connu. Elle avait réellement alors initié les peuples aux idées du droit, telles qu’elles étaient admises en ce temps, dans ce meilleur des mondes possible. Par un patriotisme héroïque, elle était devenue le soleil des nations et nulle n’existait si Rome n’avait daigné la foudroyer de ses victoires et l’illuminer de son alliance. Mais l’orgueil et la vertu fondirent au contact du luxe oriental, et, au temps de César, on ne se battait que pour s’enrichir. César fit comme les autres, mais, plus grand seigneur et plus habile que le vulgaire des ambitieux, il n’aima l’argent que pour se faire des amis. Acheter l’amitié, payer les suffrages, gorger la plèbe, voilà toute la vie de César, et c’est dans l’art de placer utilement ses largesses qu’il faut, avant tout, chercher le secret de son influence et de son prestige. Telles étaient les mœurs romaines ; tels étaient, nous dit-on, les moyens de ce temps corrompu. César s’en servit avec profusion ; nul n’avait jamais su s’en servir comme lui, il reconnut que c’était les meilleurs, il crut qu’il n’y en avait pas d’autres. Eh bien, je ne puis admettre que l’on porte en soi une ambition vraiment noble quand on est, à ce point, l’homme de son temps, quand on personnifie en quelque sorte le mal qui règne, le fléau qui sévit.

Je ne vois pas pour cela dans César un hypocrite voué au mal de parti pris et se le proposant comme le but de ses intrigues. Non, je vois en lui une spontanéité continuelle pour le mal et pour le bien, une nature excitée et sollicitée dans tous les sens ; doux par caractère, cruel sans plaisir et sans pitié, d’un cœur vide et froid avec de l’imagination ; une immense vanité, un goût exquis pour n’en laisser paraître que le côté aimable ; tour à tour dissimulé et abandonné, voluptueux sans amour, débauché sans ivresse, vindicatif à la manière des orgueilleux, sous une habitude de générosité exubérante, et trouvant son plus grand plaisir à avilir ses ennemis en les caressant : enfin un caractère beaucoup moins profond qu’on ne le suppose, mais doué d’instincts très-vivaces et toujours en éveil ; assez bien trempé pour les satisfaire tous, même les plus contraires, ne sachant guère dompter ceux qui pourraient user ses forces, ne le voulant peut-être pas, et pourtant se ménageant tout à coup pour le plaisir de se ménager et pour se reposer d’une situation d’esprit par une autre ; passant sa vie à vouloir être aimé, et à n’aimer personne, ne rêvant nullement d’avance la gloire et la prospérité de sa patrie, mais s’adonnant à cette plus noble tache, le jour où sa tâche personnelle est accomplie et son ambition de pouvoir satisfaite. Alors il n’a plus rien à désirer pour lui-même, il lève la tête, ses délicates narines se dilatent, sa bouche perfide et sensuelle frémit, son bel œil limpide se remplit de lumière, il regarde et embrasse l’horizon. Il est artiste en politique, il voit le beau côté de la puissance, et dans l’orgueil calme et profond d’un triomphe si longtemps attendu et cherché, il se dit enfin : Rome, c’est moi ! C’est alors qu’il se met à l’aimer, mais comme une maîtresse qu’on a eue pour esclave et dont le charme a triomphé de l’avilissement où on l’avait plongée.

À ce moment, César grandit, mais il ne se rachète pas. La grande ambition remplace la petite, mais il est trop tard. C’est juste à ce moment qu’on le redoute et le soupçonne. Poursuivant un but étroit et personnel, il séduisait les esprits ; on le laissait arriver dans l’espoir qu’il ferait de grandes choses. Il met la main à l’œuvre, il ne veut plus le pouvoir que pour rendre sa patrie orgueilleuse, triomphante et magnifique comme lui. Hélas ! c’est maintenant. César, qu’il faut mourir ! c’est maintenant que ton passé se dresse pour t’accuser et te perdre, c’est maintenant que ce qui reste de la vieille Rome de Caton se consulte, éperdu. Le désespoir est entré dans les âmes fières que tu as cru dompter en les souillant de tes bienfaits, et le patriotisme que tu as voulu dénaturer reprend ses errements sauvages et fanatiques. Tu te disais en vain : Le temps n’est plus où le poignard armait les mains de la vertu. J’ai adouci ces mœurs barbares, j’ai civilisé le monde, je l’ai rendu aimable, fastueux, élégant, libéral, et séduisant comme moi ; je ne craindrai pas les ides de marse, je laisserai les conjurés baiser le bas de ma robe. À présent que je représente la patrie, ils n’oseraient me frapper.

Et eux, ils disaient : Que va donc faire César ? que peut-il vouloir encore ? N’a-t-il pas obtenu tout ce qu’il souhaitait ? Et pourtant il n’est pas rassasié, car le voilà qui couve de mystérieux projets et qui cherche plus que jamais à se faire aimer. Plus que jamais il nous élève et nous caresse, plus que jamais il fait grâce à ses anciens ennemis. Sans doute il veut perdre la république et nous réduire tous en esclavage, car on sait bien que tout ce que César a fait, il l’a fait pour lui-même. On sait bien qu’il n’aime que lui et ne travaille que pour lui, et quand il parle des hautes destinées de la patrie, on sait bien qu’il ne songe qu’au brillant destin de César.

Et ces hommes l’ont tué lâchement, croyant faire une action héroïque, racheter leur honneur et sauver la patrie ! Et la patrie a laissé tuer César sans comprendre qu’elle lui devait beaucoup, puisqu’elle avait voulu ce qu’il lui avait donné. La patrie est restée muette de terreur et de surprise, sentant bien qu’elle ne valait pas mieux que le césar de la veille, et ne pouvant pas deviner le césar du lendemain. Comment l’eût elle deviné ? Quand un homme d’intelligence s’est longtemps appliqué à détériorer les esprits par l’intrigue, il peut se relever et se purifier jusqu’à un certain point, lui que la nature avait doué d’une grande vitalité ; mais la foule ne peut le suivre, elle ne se transforme pas subitement ; son ivresse est lourde elle ne peut la secouer comme un mauvais rêve, et tandis que César monte au Capitole pour invoquer les dieux de l’avenir, le peuple repu s’endort pour n’avoir plus à s’occuper du lendemain.

Donc il ne fallait pas tuer César, cela est certain ; car il pouvait au moins mûrir son œuvre de matérialisme et préparer peut-être ainsi le règne de l’esprit. Mais, telle qu’elle est, sa vie marque une époque de décadence morale dont Rome ne se relèvera pas. C’est en vain que l’empire, préparé et rendu inévitable par ses soins, aura ses jours de splendeur apparente : Rome est frappée au cœur. Elle est cupide, elle est dissolue, elle n’a plus soif de liberté ; elle défie ses maîtres ne pouvant plus s’estimer elle-même : elle finira dans l’orgie.

Le remarquable travail dont on nous invite ici à rendre compte ne porte pas d’épigraphe ; mais il en a une qu’il doit nous être permis de lui attribuer sans entrer dans le domaine de la politique. L’appréciation du rôle de César soulève une question d’histoire et de philosophie, et il serait impossible d’en parler sérieusement sans se reporter à l’histoire des idées modernes.

Cette épigraphe, qui par sa récente publicité nous semble le couronnement des réflexions suscitées par l’étude de la vie de César, la voici :

« Le progrès n’est point la réalisation d’une théorie plus ou moins ingénieuse ; c’est l’application des résultats de l’expérience consacrés par le temps et acceptés par l’opinion publique. »

Ce point de vue trop modeste selon nous, cette sorte d’abdication de la gloire de l’initiative dévolue comme un droit, comme un devoir peut-être dans certaines situations, cette appréciation réfléchie du rôle de l’expérience dans la marche du progrès nous apparaît comme une protestation contre toute imitation de la manière de César, puisque, bien loin d’attendre le vœu de l’opinion publique. César s’évertua, il s’ingénia, il s’acharna à l’émouvoir et à la provoquer afin de s’en rendre le maître souverain et de substituer sa volonté à celle de Rome. Il y a loin de ce rôle fiévreux et personnel à la mission de patience et de désintéressement que la parole citée plus haut semble tracer à l’ambition humaine.

Nous pensons donc que, dans les volumes qui suivront nous trouverons, une critique raisonnée des témérités plus ou moins légitimes de César, car l’impartialité de l’historien n’exige pas qu’il accepte comme bons et justes tous les faits accomplis. Ce serait le fatalisme dans l’histoire, et telle ne peut être la doctrine d’un esprit sérieux et méditatif.

Comme nous ne pouvons juger que le premier volume, nous sommes forcé de dire que l’absence de cette critique nous a rendu plus sévère pour César que nous ne l’eussions été si, en avouant davantage les fautes de son héros, l’historien nous l’eût montré aux prises avec les terribles entraînements de son milieu social et politique. Obligé de compter avec les obstacles que ses meilleurs desseins rencontraient chez les autres, César en rencontra d’aussi grands en lui-même. Il y trouva ses propres idées, résultat d’une époque sans principes, ses propres attaches au passé qui devaient paralyser ses aspirations vers l’avenir, sa propre corruption qui le ferrait non-seulement d’admettre celle d’autrui, mais encore d’en faire la base principale de son système, enfin ses propres appétits que le déchaînement des autres appétits sollicitait autour de lui. Tout cela peut être dit pour atténuer ce qui nous révolte dans l’audace ou dans l’inertie de sa conscience, et même l’esprit critique et analytique de notre époque nous a donné un sens qui manquait à nos devanciers ; nous savons maintenant beaucoup pardonner aux hommes du passé. Nous leur tenons compte précisément de l’influence de ce passé, que nous connaissons mieux. Si nous ne déifions plus les météores, nous leur sommes aussi plus indulgents et le scepticisme nous a conduits à une équité remarquable. Il n’y a pas à douter de l’esprit moderne sur ce point, et il n’est pas nécessaire de dissimuler les ombres d’un tableau pour que nous en saisissions les lumières.

Ce n’est pas que la louange soit décernée à César avec emportement dans ce premier volume. Rien n’y choque le goût, rien n’y dépasse la mesure. C’est une démonstration et non une apothéose. L’esprit de modération resplendit dans ces pages parfaitement pures d’esprit de parti et d’aversions systématiques. Elles sont vierges d’emphase et on peut en dire ce que Cicéron disait du style de César lui-même : « Il est pur, coulant, dépouillé de toute parure oratoire et pour ainsi dire nu. Peut-être quelques sots écrivains croiront pouvoir broder ce canevas, mais les gens de goût se garderont bien d’y toucher.

Par cette sobriété de moyens et cette discrétion de sentiments, le livre ne réalisera probablement pas l’attente de ceux qui croyaient avoir à se passionner pour ou contre un ardent panégyrique. Le foudre et le glaive, symboliques ornements de la couverture, sont tout étonnés de se trouver là sur une prose si sage, si respectueuse envers tous les mérites et si simplement belle par elle-même. C’est la froide limpidité d’une source, mais c’est aussi l’éclat du casque de Minerve que nous préférons de beaucoup à celui du front de Jupiter tonnant.

Dans une organisation aussi savante et aussi compliquée que celle de César, il y a plus d’un aspect à saisir, et tout historien a le droit de s’attacher à celui qui lui semble le plus net, le plus accessible, le plus sûr à dégager. Donc, la haute prudence et la sereine capacité du personnage ont trouvé ici un interprète attentif, sage et particulièrement habile à résumer sa pensée sans en jamais subir l’entraînement. Ce sera la qualité essentielle du livre ; il n’aura pas la qualité opposée, il faut sans doute s’y attendre ; mais il faut aussi savoir prendre les œuvres sérieuses telles qu’elles sont et apprécier la victoire qu’une conviction nette sait remporter sur les émotions qui la sollicitent.

Au point de vue littéraire, l’ouvrage est sans défauts, ce qui ne veut pas dire qu’il soit sans couleur et sans attrait. Tout lecteur indépendant peut bien se laisser faire quand on le parque dans une situation d’esprit où il ne se sent pas enfermé sans moyen de contrôle. Un appel à la raison pratique ne révolte que ceux qui ne veulent jamais faire usage de leur raison, et quand cette raison vient à vous avec aménité et dignité, on peut, on doit écouter avec déférence tout ce qu’elle a à vous dire.

Ici l’attention est facile, le livre est extrêmement bien fait. Toute la moitié du premier volume est consacrée au résumé de la situation où César doit apparaître. C’est l’histoire de la république rapidement esquissée et très-suffisamment appréciée. Les faits nombreux de cette période, l’action multiple de Rome sur les colonies, le but et l’effet de ses conquêtes, la portée de ses alliances, l’esprit graduellement modifié de ses institutions, les causes de sa décadence morale, la réaction fatale du monde extérieur sur cette cité modèle, tout cela est merveilleusement clair et sobre, rapide et plein. C’est sans doute le résultat d’un très-grand travail, mais nulle part on ne sent l’effort ni la confusion. Cela semble venu tout d’une haleine sur les lèvres d’un penseur érudit qui résume l’œuvre de tous les anciens historiens avec tant de facilité qu’on pourrait croire les entendre se résumer eux-mêmes. Les jugements personnels sont très-courts, mais d’une formule excellente, et si la couleur en est sobre, le dessin n’en est que plus ferme et la portée plus franche. Il en faudrait citer plusieurs, car jamais personne n’a mieux dit.

La seconde partie du premier volume, consacrée au récit des quarante premières années de la vie de César, nous plaît moins. Elle n’est ni moins bien faite ni moins bien dite. Mais elle entre dans le développement d’une théorie historique que, jusqu’ici, nous trouvons trop sévèrement enchaînée à la logique du fait. César y est représenté comme ayant toujours agi aussi bien qu’il était possible d’agir, les circonstances données. Ce n’est pas là notre croyance ; nous estimons qu’il a été aussi habile que possible, son tempérament étant donné, et ce tempérament laissant beaucoup à désirer sous le rapport moral, nous n’acceptons pas la complète et réelle sagesse de César. Nous ne voulons pas confondre l’adresse avec la véritable habileté, et l’ambition de la puissance avec celle de la véritable civilisation.

On nous invite pourtant à ne pas le croire égoïste. On invoque les plus nobles mobiles des actions humaines ; on nous demande avec une conviction courtoise et généreuse, s’il est probable qu’un vaste esprit, un caractère héroïque, ait tout sacrifié aux étroits calculs d’une mesquine ambition. C’est presque nous dire : Aimez-vous à croire le mal, à profaner les marbres, à chercher la tache dans le soleil ?

Non certes, nous n’aimons pas cela ; et il nous plairait fort de trouver quelque part dans l’histoire des audacieux, un type sans reproche, un idéal incorruptible. Mais nous ne croyons plus à l’homme d’action proprement dit. Notre temps repousse les colosses d’intelligence et de volonté, s’ils ne sont pas fécondés par le véritable amour de l’humanité. Nous ne les comprenons plus. Ils ont en eux je ne sais quoi de surhumain dans un sens et de sauvage dans l’autre qui ne nous enseigne rien, et ce qui nous instruira le plus dans l’histoire de César, ce sera le néant de sa fortune s’écroulant sous l’ingratitude des hommes que son mépris avait achetés. C’est ici la grande leçon dont nous profiterons tous, en ce temps où l’intérêt général devient une vérité palpable, et où le siège de la force n’est plus dans le nombre des légions ni dans l’or de la conquête, ni même dans le génie d’un seul, mais dans le vif sentiment de la solidarité humaine, et dans le rapide développement de l’esprit d’association.

Nous souhaitons quand même que cette importante publication n’ait que de bons résultats, car un ouvrage si éminent comme talent d’exécution et rempli de sentiments si élevés, doit tendre à élever le niveau des idées et à servir l’œuvre du progrès. C’est, à coup sûr, la pensée qui l’a dicté, et non celle de soutenir une thèse ou de montrer une capacité intellectuelle qui avait fait ses preuves.

Aussi nous espérons que la suite du travail entrera un peu plus dans le sentiment de la génération nouvelle, et ne sera pas une apologie sans restriction des coups d’État quelconques de l’histoire. Il en est dans la vie de César qui méritent plus d’indulgence que d’admiration, et le mouvement des idées philosophiques modernes, mouvement qui doit toujours sanctionner les aperçus de l’histoire dans ses mouvements durables, ne nous emporte pas dans le sens du droit absolu de l’individu sur les masses, quelque bien doué ou quelque bien intentionné que soit le privilégié du destin. On ne peut plus restreindre la légitimité des dictateurs aux époques de transition, car nous n’entendons plus que le progrès s’arrête et désormais tout sera époque de transition dans le flot rapide de l’avenir. Donc, si on accepte encore les dictatures, ce sera à la condition qu’elles ne s’érigeront pas en principe et en droit applicable à tous les moments de notre vie. Dans la science comme dans l’art, dans l’action comme dans la réflexion, dans l’histoire comme dans la critique, la liberté individuelle est nécessaire à nos manifestations sérieuses. Nous aimerions donc à voir circuler bien vite cet air vital dans l’Histoire de César et nous regretterions que l’historien, au nom de la logique, se le fût retiré à lui-même. Osons lui dire qu’il a le droit de critique sur son héros. C’est un droit bien acquis à celui qui manie la discussion avec une généreuse déférence et une évidente bonne foi, quand il s’agit de juger les adversaires de la doctrine et de la fortune de César.

Mars 1865.
  1. Tome Ier Plon. 1865