Questions d’art et de littérature/32

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 379-396).



LE COQ AUX CHEVEUX D’OR
RÉCIT DES TEMPS FABULEUX
PAR
MAURICE SAND[1]


Voici un livre étrange, un fougueux caprice d’artiste enté sur l’érudition d’un chercheur patient. S’il y a anomalie, il n’y a pas bizarrerie. Le bizarre est ce qui n’a pas raison d’être. La logique de l’esprit, quelque dissimulée qu’elle soit sous la fiction, donne toujours une réelle solidité à un ouvrage d’art, et constitue l’originalité sans s’égarer dans le burlesque.

Il y a pourtant du comique dans ce livre, mais il y a surtout de la terreur et de la poésie, du savoir et de l’invention. Il fallait tout inventer en effet sur ces âges fabuleux, mais en même temps il ne fallait rien inventer qui ne fût dans la donnée, dans la forme et dans la couleur de la légende.

Grand et aride travail en apparence, travail abondant et facile pour celui qui, nourri d’études substantielles et doué d’une heureuse mémoire, puise dans son propre fonds et y trouve les matériaux tout prêts pour construire en se jouant l’édifice de la fantaisie. La fantaisie ! n’y a-t-il pas un point par lequel elle touche à la connaissance positive, comme la fable confine à l’histoire ? Les mythologues ne sont-il pas déjà des historiens ? S’ils racontent des faits erronés, s’ils affirment des choses impossibles, ne font-ils pas à leur insu le récit fidèle des idées et des émotions que subissait avec eux le monde de leur temps ? La légende est bien la peinture intellectuelle de nos existences, comme les créations de l’artiste sont l’histoire de sa pensée.

Le Coq aux cheveux d’or est la reconstruction de toutes pièces d’un monde qui n’est plus. A-t-il jamais existé, ce monde perdu de l’Atlantide, dont toute l’antiquité atteste la splendeur et déplore le désastre ? Les érudits de nos jours, frappés de la coïncidence de ces chroniques traditionnelles, cherchent encore la trace évanouie du royaume des Atlantes à travers les brumes obscures de l’âge antéhistorique et les dislocations géologiques qui révèlent l’histoire de la planète.

Quoi qu’il en soit, et en attendant une découverte toujours possible, le rêve d’une civilisation disparue est toujours dans les notions de l’homme qui se reporte à la contemplation de ses origines religieuses et sociales, et il n’y a rien là qui choque la raison. Les derniers bouleversemens considérables de l’écorce terrestre ont pu engloutir une contrée vaste ou florissante, une antique Albion de l’Orient, ou une petite république comme celles de la Grèce, qui firent tant de bruit en occupant si peu de place. À cet écroulement d’un monde, centre relatif des lumières de nos ancêtres, a pu succéder une longue période de barbarie au sortir de laquelle l’homme, croyant commencer son histoire, ne fit que la recommencer, et se nourrir des mythes vaguement conservés dans ses traditions, en s’imaginant fonder des dogmes et se servir de symboles nouveaux.

De tous les sujets qui piquent la curiosité et font travailler l’imagination, la catastrophe de l’Atlantide est peut-être le plus saisissant. Les anciens avaient esquissé ce drame horrible et prodigieux. Notre déluge de Noé en est une version merveilleusement empreinte du caractère positif de la race sémitique. Le patriarche emmagasine dans son arche les dons et les fléaux de Dieu, sans autre motif qu’un esprit d’ordre qui va jusqu’à la passion de l’inventaire. Dans la légende du Coq, le mage Xizouthros exprime des idées plus hautes et des vues plus profondes :

« Comme les laboureurs et les femmes se plaignaient de ce fléau (les rats et les souris qui avaient pénétré dans l’arche et menaçaient les provisions) :

— Sachez, leur dit le mage, que j’ai embarqué le tigre, le vautour et le serpent qui sont des ennemis plus redoutables.

» — Pourquoi as-tu fait cela ? lui dit Pyrrha, la femme de Deucalion.

» — Apprends, répondit Xizouthros, qu’Ahoura-Mazda n’a rien créé d’inutile, et que nul n’a le droit de lui dire : « Ceci est nuisible, » ou : « Cela est de trop. » Le sage qui se voue à la connaissance des secrets divins arrive à découvrir dans les venins et les poisons de puissants remèdes ; si vous ne savez pas encore tirer le bien du mil apparent, ne vous en prenez qu’à vous-même, et n’accusez pas le souverain bien de n’avoir pas su ce qu’il faisait. »

S’il y avait déjà de tels rayons de lumière dans l’esprit des sages, — nous ne voulons pas chicaner l’auteur après avoir cité cette courte et forte leçon, — il était bien permis de ressusciter un instant l’empire des Atlantes pour nous y faire pénétrer, de le placer au pied du Caucase, puisque c’est la région où la vraisemblance géographique le fait apparaître, et d’y introduire des personnages doués des éternelles aspirations et assujettis aux éternels appétits de l’homme. D’ailleurs le plus grand nombre des personnages de ce livre appartient au monde qui a survécu. Alliés, voisins ou ennemis des Atlantes, ils ont le droit de représenter les mœurs, les idées, les costumes, les croyances des peuples qui ont laissé non-seulement des traces confuses de leurs origines, mais des témoignages éclatans de leur existence.

Selon nous, Maurice Sand a tiré de ce sujet un parti des plus heureux. Il a su être intéressant, dramatique et amusant en peignant des sites, des monuments, des êtres qui ont leur physionomie réelle au sein d’un milieu fantastique. On en jugera par une rapide analyse.

Disons d’abord que l’auteur place son récit dans la bouche d’un narrateur relativement moderne, un certain Psammos, qui occupe une des charges de l’empire à Trébizonde sous Valentinien. Psammos s’est trouvé en rapports fréquents avec les prêtres et les mages de l’Arménie et de la Chaldée, qui prétendent descendre des Atlantes. Depuis dix ans, il parcourt l’extrême Orient de l’empire romain, les monts Caucace ou de Kaf, la Colchide ou pays de Cos, la Chersonèse taurique, les bords du Palus-Meotis, les rives de l’Hypanis et du Tanaïs. Il est convaincu que « ces contrées firent jadis partie de l’Atlantide dont l’île principale est maintenant au fond du Pont-Euxin ». Il est curieux et très-érudit pour son temps. Il a lu avec amour tous les auteurs qui parlent de l’Atlantide ; il a peut-être surpris, sans vouloir avouer son sacrilége, quelques indices dans les archives sacrées des mages ; enfin il a a recueilli, dit-il, assez de fragments et de légendes ayant rapport à cette antique civilisation, » pour se croire capable « de recoudre une fable dont par la suite les héros sont devenus des dieux chez les peuples issus des races échappées au désastre ». « Tel, ajoute-t-il, Satourann, qui doit être Saturne, — Bolkaï, Vulcain ; Thor, divinisé chez les Scythes, Némeith, le père de la race celtique, etc. C’est assez te dire, ô lecteur, que ce récit est antérieur à ce que nous connaissons de plus ancien. »

Voyons le récit attribué à ce Psammos.

L’Atlantide est la terre des prodiges qu’enfante la richesse. On croit voir l’agglomération des satrapies d’Orient sous la pression d’un prince absolu. La corruption règne sur ce monde gorgé d’or, et son roi Satourann est le type de la ruse et de la cruauté. Hemla est la fille unique de ce roi des rois. Elle a seule survécu aux quatorze enfants nés du mariage de Satourann et de Bahavani. Pour préserver ses jours, sa mère l’a fait sacrer ziris, c’est-à-dire euménide, vouée au culte du feu. Par ce vœu, Hemla est fiancée au redoutable Ptah, le dieu des feux souterrains, qui réside dans le temple Atanor, merveilleux édifice bâti ou plutôt forgé par les cyclopes du roi sur le cratère même du volcan, au centre de l’opulente cité de Sisparis, capitale de l’Atlantide. Ptah, malgré ses rugissements et ses flammes, est adoré comme une divinité secourable, dont la lueur entretient, en l’absence du soleil, l’éternité du jour sur l’heureuse ville des Atlantes.

Cependant la politique de Satourann s’accorde mal avec le célibat imposé à sa fille. Dès que la reine est morte, il déclare à la ziris qu’elle ait à faire choix d’un époux parmi les plus puissants rois ses alliés. De grandes fêtes sont ordonnées, tous les chefs des nations environnantes y sont conviés. Les prétendants arrivent au milieu de bizarres splendeurs. L’un offre à la ziris cent coursiers anoplothères, portant chacun un collier d’or ; un autre cent mammouths à longs poils, montés par des sagittaires qui sèment l’épouvante ; un troisième croit lui plaire en lui montrant ses cent concubines couronnées de fleurs.

Mais un autre a touché le cœur d’Hemla, c’est le Gète aux cheveux roux, Némeith le monothéiste, le preux, le chevalier des temps primitifs, celui qui ne possède rien que la confiance et l’amour de sa tribu, et qui, pour tout luxe, a planté sur la table du festin l’emblème de sa race, un coq de bois peint en rouge au bout d’un bâton. Némeith rêve aussi de la ziris, mais il a juré amitié à Thor, le chef des Scythes, son frère d’armes. Ils ont bu le sang l’un de l’autre. Thor, emporté, farouche, s’est pris d’une violente passion pour la jeune Atlante, et Némeith le généreux a renoncé à elle.

Après le festin, la ziris doit déclarer son choix en envoyant une corbeille de feuilles de palmier à chacun de ses prétendants. Toutes ces corbeilles contiennent des cadeaux, une seule renfermera l’anneau des fiançailles. Thor ne trouve dans la sienne qu’une hache de fer, don précieux pour un homme qui ne connaît encore que la lame de pierre, mais dont il s’indigne comme d’un affront ; Némeith a reçu l’anneau, et, craignant la douleur de son ami, il a caché ce gage dans sa ceinture. Il retourne sa corbeille pour faire croire qu’elle était vide.

— Que lui as-tu donc envoyé ? dit le Scythe jaloux à Hemla.

— Ma haine, répond la princesse irritée.

Tous les prétendants se croient joués. Le noir Surtur, roi de Cos, Arhimaz, prince d’Our, le louche Kaïs, roi des Ombos, se querellent avec les Scythes et les Gètes. Thor veut enlever la ziris. On se bat, le sang coule. Les éléphants effarouchés foulent aux pieds les vases d’or et les femmes éperdues. Un personnage vénérable se présente, c’est le grand-mage qui prédit la colère céleste, c’est Xizouthros qui construit l’arche du salut. Il menace et commande. À sa voix, tout se calme ou se tait.

Dans la nuit, Hemla, voyant son père décidé à la contraindre pour qu’elle épouse le noir Surtur, prend la fuite et tombe dans les mains de Thor, qui l’enlève ; le Gète est avec eux.

Poursuivi, on se réfugie sur les montagnes d’Our. Après mille dangers et mille désastres, la ziris se trouve seule sous la protection du coq aux cheveux d’or, et plus que jamais elle l’aime et se sent aimée ; mais ils ne peuvent être l’un à l’autre : Némeith respecte le serment de l’amitié, et le dieu Ptah, jaloux de sa fiancée, secoue la terre, déchaîne les vents, vomit des monstres et apparaît sous la forme d’un cône de laves ardentes qui surgit du sein de la mer bouleversée et furieuse. Hemla, pour l’apaiser, lui jette l’anneau que le Gète lui a rendu, et lui jure de retourner dans Atanor. À ce prix, le volcan épargne son rival.

Mais le Gète, qui ne croit qu’à Heimdall, le dieu père, méprise les forces brutales de la nature. Il obéit à sa conscience en reconduisant la ziris à son temple. Là, au moment de renoncer à elle, il est saisi de colère et de douleur. Il pénètre dans Atanor, et, de sa hache de jaspe, il coupe audacieusement la flamme qui s’exhale du cratère sacré, puis il s’éloigne pour rejoindre Thor, qui revient assiéger Sisparis.

Le rois alliés de Satourann sont vaincus et découragés. Le peuple attribue les désastres de l’empire à l’impiété du roi, qui a offensé le dieu Ptah. On se révolte, le roi comble de victimes humaines la gueule béante du volcan.

La fureur et le désespoir régnent dans Sisparis. Thor y pénétre et réclame la main d’Hemla, que son père épouvanté lui a promise. La ziris le hait et le repousse. Alors le Scythe accuse son ami, l’insulte et le frappe. Ils se battent. La hache de fer du Scythe pénètre dans le flanc de Némeith. Ses guerriers l’emportent sur la montagne, où ils le placent à la manière de leur pays, dans un cercueil de pierre, la face tournée vers l’Orient.

Thor exaspéré veut contraindre la ziris à le suivre. Il viole l’enceinte du temple et crache à la figure de Ptah, l’idole aux yeux de verre. Un bruit formidable répond à cette insulte. La grande tour des astres, où Hemla s’était réfugiée, croule, engloutit le Scythe et le broie sous les décombres.

Hemla reste cramponnée au chambranle d’une porte d’airain qui s’ouvre maintenant sur le vide, au flanc de la muraille éventrée. Elle est perdue, elle va céder au vertige, elle va lâcher prise. Un inconnu sorti de la foule gravit le long de cette ruine qui chancelle comme un homme ivre. Il saisit Hemla, la sauve, l’emporte et disparaît avec elle au milieu de la confusion où se débat dans les horreurs de l’agonie la ville déplorable des Atlantes.

Cette secousse de tremblement déterre, c’est la fin de Satourann et de son peuple, et cet homme prodigieux qui emporte la ziris, c’est Némeith revenu à lui. Gorgo, la belle fille aux dents pointues, l’avait déterré pour le dévorer. Elle l’a caché dans les profondeurs des cavernes où vivent encore de leurs hideuses rapines quelques-unes de ces goules ou kères, derniers restes des gorgones qui suçaient le sang des blessés sur les champs de bataille et rongeaient les os des morts. Elles avaient jadis ravagé l’Atlantide. Vaincues par les vaillantes Amazones, elles erraient encore autour des mourants et enlevaient les nouveaux-nés dans leurs berceaux. Némeith a pu échapper aux effroyables embrassements de la kère ; mais une autre femme aussi féroce aux vivants que Gorgo l’est aux cadavres, c’est Arthémis, la reine des Amazones, qui est éprise de Némeith et jalouse d’Hemla. Elle rencontre et poursuit le couple fugitif. Némeith lui échappe, emportant sur son cheval la ziris percée d’une flèche et mourante. Ils fuient toujours au hasard, poussés par l’ouragan qui souffle derrière eux et renverse les forêts sur leur route. La terre s’enfonce et disparaît à mesure qu’ils franchissent les bois et les plaines. Ils cherchent la montagne ; mais Hemla se sent mourir. Elle dit à Némeith de la conduire vers le fleuve Léthé, qui guérit tous les maux.

Némeith obéit, quoique le déluge commence, et, quand il arrive au Léthé un brouillard épais enveloppe la terre et se résout en pluie chaude. Pourtant Hemla est glacée, et cette fois Némeith la crut morte.

« Il s’élança dans l’eau avec son cheval et plongea la ziris à trois reprises. Elle but l’onde bienfaisante, respira, ouvrit les yeux et parla.

» — Sortons d’ici, dit elle. Qui es-tu, toi qui me tiens dans tes bras ? »

Elle avait perdu la mémoire. Ils gagnèrent le rivage, et, sous la pluie qui tombait toujours, lourde, incessante, Némeith s’écria en se roulant de désespoir sur la terre détrempée :

« — Heimdall lui a envoyé la folie !

» — Que fais-tu là ? lui dit la ziris en riant ! »

Quelques-uns des compagnons et amis du Gète l’avaient rejoint avec leurs guerriers.

» — Coq, lui dit Hu-Gadarn, prends courage et partons. La plaine se remplit d’eau, et la lumière du jour s’éteint dans des nuages de cendre.

» — Ce fleuve d’oubli va-t-il déborder et nous priver tous de raison ? dit Némeith.

» Il reprit Hemla sur son cheval, et tous s’éloignèrent dans la direction des montagnes de la Scythie.

» Elles sont loin, et les terrains délayés par le pluie deviennent impraticables.

» Les chevaux enfoncent dans une vase toujours plus profonde. Exténués de fatigue, ils ne peuvent lutter contre les courants de boue qui bientôt les entraînent avec les rochers, les prairies et les forêts.

» Un cavalier s’enfonce, puis quatre, puis vingt, puis cent.

» Hu-Gadarn crie :

» — Némeith ! si tu revois nos steppes, fais de mon fils un guerrier.

» Et il disparaît.

» Le Gète sent son cheval s’engloutir, il s’empare d’Hemla, il nage et fend les flots impitoyables.

» Ils sont seuls au milieu d’un océan sans rivages.

» — Hemla, te souviendras-tu au moins de ce que tu vois là, si nous en sortons ?

» — Je ne comprends pas, mais j’ai peur.

» Il rencontre le cadavre flottant d’un mammouth. Il s’y cramponne et reprend haleine ; le mammouth disparaît, »

Némeith heurte un autre cadavre, c’est celui d’Herser, son ami. Les torrents l’entraînent. La nuit vint longue et cruelle.

Ils ont trouvé une poutre, puis un tronc d’arbre :

« La pluie qui la veille est tombée en gouttes plus grosses que le poing, tombait en gouttes plus grosses que la tête d’un taureau.. Le froid les perçait de ses flèches. La faim se fit sentir impérieuse, dévorante.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Le jour suivant, une troupe de léviathans leur barra le passage et menaça de les engloutir. Némeith chercha par habitude sa hache de caillou à son flanc, il l’avait laissée dans sa tombe.

» — Dieu père, dit-il, quand pourrai-je façonner une nouvelle arme dans mes montagnes ?

» Pendant trois jours, ils furent le jouet des flots.

» — Il n’y a donc plus de terre ? disait Némeith avec désespoir.

» Une nef passa dans le lointain, elle était haute comme un palais. Il reconnut l’arche de Xizouthros. Il appela, mais la maison flotlante disparut dans les brouillards.

» La ziris pleura.

» Si les hommes nous abandonnent, lui dit Némeith, le grand Dieu nous voit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Encore six jours, et Némeith, prêt à défaillir, se rappela le talisman que portait Hemla.

» — Qu’y a-t-il dans ce sachet doré ?

» Elle ne s’en souvenait pas. »

Némeith l’ouvrit. C’était un amulette donné à la ziris par sa mère mourante. Que contenait-elle ? Cherchez, lecteur. — C’est une des plus jolies inventions de ce poème rempli d’idées originales et brillantes. Mais pourquoi ne vous le dirais-pas ? Le livre est si riche d’événements et de personnages dont je ne vous ai rien dit, que mon analyse ne vous privera pas de mille autres surprises.

Le talisman de la reine des Atlantes contenait un rayon de soleil. Ils ne trouvèrent rien dans le sachet doré, mais « à l’instant même, le rayon perça les nuages et vint réchauffer le couple perdu au sein des eaux ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand ils abordèrent, le jeune guerrier cueillit une petite plante.

» — C’est une fleur des montagnes de Kaf, dit-il, nous sommes en Scythie.

» — Quel dieu dois-je remercier, Némeith ? N’es-tu pas dieu toi-même, et n’est-ce pas toi seul que je dois adorer ?

» Némeith n’osa lui rappeler la colère de Ptah et les serments dont le fleuve Léthé l’avait enfin déliée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Un an après, lorsque les anciens guerriers de Némeith et ceux qui avaient échappé aux feux de Ptah eurent rejoint leur chef, deux beaux jumeaux aux cheveux d’or voyaient le jour devant la hutte de feuillage, sous les grands arbres de la forêt.

» La première fois qu’ils sourirent à leur mère, elle se souvint confusément du passé et dit à Némeith :

» — Ai-je rêvé que j’étais une grande princesse et qu’un peuple immense m’adorait comme une divinité ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Hemla, qui, dès son enfance, avait lu dans les livres sacrés, recouvra peu à peu la mémoire des événements ; mais les mystères du temple Atanor lui furent à jamais voilés, et le dieu unique des géants et titans barbares, qui avait béni son amour, fut celui qu’elle transmit à sa postérité.

» … Elle enseigna à ses fils les arts de la civilisation, et tandis que Némeith détruisait les monstres vomis par le déluge, Amphion bâtissait une ville en pierres blanches qui fut appelée Ataba ou Thèbes, la ville mère. Zéthus retrouva dans l’herbe les débris du vieux monde et releva au pays d’Our la ville d’Asgard où avait régné Arhimaz. »

On voit par ces fragments avec quelle simplicité de formes l’auteur raconte ce drame immense. La vision terrifiante d’un monde qui s’écroule gagne, selon nous, à n’être pas chargée de détails et d’épithètes. Où Psammos, écrivain de la décadence, a-t-il puisé ce mélange d’élégance grecque et de sobriété biblique ? Dans les traditions recueillies chez les barbares ou dans la fréquentation des pâtres de la Chaldée ? Je l’ignore, mais il me semble qu’il a dû lire souvent aussi le ferme et pur récit des prêtres de Saïs rapporté par Platon. À cette salutaire étude de la forme antique, l’auteur a joint adroitement, et sans qu’on sente l’intrusion, les qualités de l’art moderne, l’habileté de composition, la rapidité des événements, l’heureuse influence du sentiment de la peinture sur le procédé descriptif.

Nous avons suivi la ligne principale du roman ; à cette arête se rattachent les ramifications de nombreuses aventures, et une foule de personnages indiqués avec une grande fermeté de main. Une figure neuve, horrible et charmante est celle d’Ized, l’Atalante qui remporte tous les prix dans les jeux publics, et qui a été vaincue à la course par le coq de la Gétie. Ized vit avec les péris qui, au pays allante, ne sont nullement méprisées ; mais elle vit chaste, fière et triste. Elle vide d’un trait les larges coupes de vin et reste impassible et froide. Quel secret amer cache donc sa douleur ? Il semble qu’elle aime Némeith ; mais elle aime aussi la belle et douce Hanaïd, dont elle a voulu être la servante et qu’elle fait périr dans un accès de fureur et de désespoir. Elle l’ensevelit et fuit en dérobant ses longs cheveux qu’elle a coupés et réunis en une seule tresse. Elle va se cacher dans la grotte d’Our et roule un rocher à l’entrée. Là elle ralluma le feu, monta sur une pierre, passa la tête dans le nœud coulant formé par la tresse, « et, ayant appelé trois fois Hanaïd, elle s’élança dans le vide. Un instant le bout de ses pieds agiles effleura le sable comme si elle eût voulu fuir devant la mort ; mais bientôt ils pendirent immobiles et glacés. Le feu de genévrier pétilla une dernière fois et s’éteignit.

« Tout rentra dans l’ombre et le silence.

» Elle avait vingt ans et avait reçu le jour dans cet antre. »

Qu’était-ce donc qu’Ized ?

Une descendante de l’antique race androgyne issue des anges, persécutée par les hommes et qui passait pour disparue.

Cette figure, celle de la gorgone, celle de Mouza l’avaleuse de gemmes et plusieurs autres non moins étranges semblent nous faire assister à une époque de crise où l’humanité veut en vain se dégager du cycle antérieur des créations divines devenues impossibles et monstrueuses. L’Atlantide est encore le refuge des fantômes que rêve, ébauche, lance et abandonne au destin la force créatrice exubérante, goules, hermaphrodites, géants, peuples lithophages, plantes colossales, animaux indomptables, constructions extravagantes, ouvrages délirants de l’homme et de la nature, c’est un monde où le grotesque et l’horrible étreignent sans solution possible le beau et le vrai. Il faut que ce monde mixte entre le ciel et l’enfer finisse sans retour on en éprouve le besoin. Il faut que l’androgyne, ange ou bête, se donne la mort, que la goule voie les cadavres se ranimer sous sa dent venimeuse, que les mangeurs de salamandres crèvent d’intempérance, que le peuple abruti par la peur des feux souterrains soit dévoré par son dieu, que les tours de Babel s’écroulent sans avoir touché aux astres ; il faut que la mer passe son niveau sans pitié sur toutes les énormités d’une société aux prises avec les énormités de la création primitive. C’est aux peuples réputés barbares qu’ils appartient, là comme partout dans l’histoire des civilisations corrompues, de régénérer la race condamnée et d’infuser dans ses veines un sang jeune et vivace.

Hemla est l’emblème de cet hyménée rédempteur. Par une fiction ingénieuse, l’auteur lui ôte la mémoire de ses croyances manichéennes. Elle échappe ainsi à la vengeance de ses dieux cruels et stupides. Elle oubliera jusqu’à leur nom, et c’est en vain que quelques survivants de sa race jureront encore devant elle par Niroutfa, l’ancien dieu.

Elle a perdu ses titres et son prestige ; elle n’est plus la ziris, la fille sacrée, la vierge du feu, la grande euménide. Plus de richesse, plus de puissance tyrannique. Elle vit sous la hutte de feuillage. Dégagée de ses vœux impies, elle est aimée, elle est mère, elle s’est élevée à la dignité de femme. Elle est utile, elle enseigne, elle travaille, elle existe. La nature humaine est réhabilitée, purgée de ses aberrations, délivrée de ses épouvantes. La notion d’une providence intelligente, ou tout au moins d’une volonté humaine capable de braver et de dominer les forces aveugles de la matière, est entrée dans son esprit. Les éléments ne sont plus déifiés. L’homme n’est plus ni dieu ni esclave. La femme, sœur et compagne, n’est plus fatalement vestale ou courtisane.

La Gaule continuera et développera ces préceptes longtemps gardés dans les chariots de voyage et enseignés autour des feux de bivac de la race nomade celtique.

Février 1867.
  1. Au moment où nous corrigeons cette épreuve, des amis bienveillants nous font observer que nous allons contre l’usage, peut-être contre la modestie, en signant George Sand l’analyse d’un livre signé Maurice Sand. Nous n’avons pas voulu nous rendre à cette opinion. Il ne nous paraît pas juste que, seul entre tous, noua n’ayons pas le droit de dire notre pensée sur un ouvrage soumis à la critique de tous. Nous accusera-t-on de partialité ? On pourrait nous en accuser aussi à l’égard de tout autre livre dont nous aurions à rendre compte, Croira-t-on que l’auteur manque de modestie parce qu’il est content d’avoir notre avis sur son travail ? Il nous semble au contraire qu’il y aurait de l’orgueil de sa part à vouloir s’en passer, et que, de la nôtre, il y aurait une fausse timidité à craindre l’accusation de népotisme littéraire.