Questions politiques et sociales/11

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Calmann Lévy (p. 133-148).



XI

SUR L’HISTOIRE DE DIX ANS
DE M. LOUIS BLANC


Il n’est pas de tâche plus difficile que celle d’écrire l’histoire ; aussi n’en est-il pas de plus noble ni de plus glorieuse ; aussi n’en est-il pas qui ait été moins comprise et plus rarement accomplie. Les mauvaises passions ou les vieux préjugés, ici l’orgueil nobiliaire, là le fanatisme, ailleurs encore de cupides engouements, ont fait de presque tous les matériaux à l’aide desquels l’histoire reste à construire, de fougueux libelles, de hautaines déclamations ou de lâches panégyriques. Si à côté de ces mauvaises productions on ne peut citer de meilleurs écrits, on les voit en général atténués par une prétention à l’impartialité qui, depuis ces deux derniers siècles surtout, est arborée comme un drapeau par tous ceux qui ont osé toucher à l’histoire. Cette impartialité tant vantée est encore du goût des sceptiques, et nous ne glisserons pas sur un mot qui a pris tant d’importance et qui a donné lieu à une si mauvaise manière de juger et de comprendre, sans nous demander quel est son véritable sens.

Il y a ainsi un certain nombre de mots dont la langue moderne a étrangement abusé, et nous nous sommes souvent préoccupé du désir de les voir rendus à leur véritable acception.

Impartialité est un de ces mots qui ont été profanés et dont une sorte de mauvaise foi publique a détourné le sens à son profit. Tâchons de définir ce que c’est réellement que la véritable impartialité. N’est-ce pas cette droiture de l’âme qui nous empêche de juger sans connaître et de condamner sans entendre ? N’est-ce pas le sentiment humain et honnête que nous éprouvons tous lorsqu’on accuse devant nous un absent sans nous offrir la preuve de ses torts ? N’est-ce pas aussi la sévérité avec laquelle, ses torts avérés, nous le blâmons, fût-il notre parent, notre obligé, notre ami ?

Mais les rapprochements tirés de la vie privée ne suffiraient pas pour cette définition, c’est à la fonction solennelle du juge public qu’il faut remonter pour se faire une juste idée du devoir de l’impartialité. L’impartialité du juge préside à l’instruction des procès et à l’application des sentences ; mais, quand il résulte de l’instruction qu’en face de lui sont placés un innocent et un coupable, le châtiment qu’il inflige à l’un, la réparation qu’il accorde à loutre, prennent le nom de justice, et le juge peut être indigné contre le coupable, ému de compassion pour l’innocent, sans qu’on puisse lui imputer le reproche de partialité ; car le juge doit haïr profondément le mal et respecter souverainement l’innocence ; autrement ce serait un magistrat indigne de sa fonction, et vous ne pourriez jamais vous fier à l’impartialité de son examen.

Qu’entendent-ils donc par impartialité, ceux qui veulent que l’histoire, cette autre Thémis, qui juge en grand les causes générales et qui frappe avec le glaive de l’opinion, se fasse indifférente au bien et au mal ?

Eh quoi ! voici un despote et son esclave, un meurtrier et sa victime. Le juge intègre ne s’en rapportera pas d’abord à de vagues accusations. La clameur publique, l’aspect repoussant du coupable, la plainte de la victime, les mouvements instinctifs de son propre cœur devant l’apparence d’un forfait, ce sont là des préventions terribles que le juge se fait un devoir de repousser jusqu’à ce que la lumière de la certitude se soit faite par le témoignage des hommes et par ^évidence des faits. Voilà en quoi peut et doit consister toute l’impartialité du juge et la vôtre propre, spectateur loyal et judicieux qui assistez à un tel drame et qui sentez instinctivement votre propre conscience intéressée comme solidaire dans les arrêts de la justice humaine.

Mais, quand le crime est avéré, que penseriez-vous du juge qui se voilerait la face en disant : « Je n’accuse ni n’absous personne ? je ne m’intéresse pas au malheur, je ne m’indigne pas à la vue du crime. Je suis indifférent au bien comme au mal. Thémis est aveugle, sourde et immobile après comme avant la certitude. Dans mon impartialité, je mets les parties hors de cause : comme Pilate, je me lave les mains et m’en remets au caprice du peuple. »

Vous sentiriez vos entrailles se révolter contre l’imbécillité ou l’hypocrisie d’un tel jugement ; vous diriez que ce n’est pas un jugement, que c’est un acte d’idiotisme infâme, et vous seriez tenté de faire justice de vos propres mains pour soustraire l’esclave au despote, la victime au meurtrier, la proie au tourmenteur.

Eh bien, dans l’histoire du genre humain, il y a toujours eu des oppresseurs et des opprimés, des assassins et des victimes, des filous et des dupes, des innocents et des coupables.

L’histoire du monde n’est qu’une éternelle redite de ce grand leurre, et de cet immense désastre où l’iniquité triomphe la plupart du temps, où la rémunération providentielle n’apparaît que comme une puissance mystérieuse, toujours voilée au vulgaire, et cependant toujours visible pour le génie de l’historien, toujours devinée tôt ou tard par le noble bon sens du peuple.

Et l’historien, c’est le juge investi de la dure et sublime fonction d’absoudre ou de condamner. Il est l’applicateur de la loi de Dieu, de la suprême justice ; son travail consiste à examiner laborieusement les pièces de ce vaste procès.

S’il n’est qu’un homme médiocre, la vérité ne se lèvera point sur ce labyrinthe de contradictions : il s’y égarera de plus en plus, et on se fatiguera en pure perte à l’y suivre dans les ténèbres. S’il porte une âme perverse, il se passionnera pour le mal ; s’il est un lâche, il restera froid et se parera, comme beaucoup, ont osé le faire, d’une fourbe et honteuse impartialité.

Et le despote et le meurtrier passeront la tête haute à travers un siècle d’impunité criminelle. Et les victimes gémiront en vain, la foule sceptique leur criera : « Que sais-je ! » Parce que le juge prévaricateur se sera lavé les mains, en disant : « Je ne veux pas savoir. »

Oh ! combien ont été crucifiés, combien pendent encore sanglants et défigurés au fatal gibet de l’opinion publique, grâce à l’impartialité de stupides ou de méprisables historiens !

Combien sont restés exposés aux chiens et aux vautours, sans que les hommes osassent se demander si ces cadavres méritaient les gémonies ou le panthéon, faute de juges qui eussent pénétré le mystère des faits, apprécié la justice des causes, et trouvé le courage de dire aux hommes : « Brûlez ce que vous avez adoré, adorez ce que vous avez brûlé. »

C’est qu’il faut un grand courage pour dire cela, et surtout dans une époque de doute, de froideur et de crainte.

Vous allez vous passionner pour le bien, criera-t-on de toutes parts ? donc, vous êtes insensé. L’injustice et le mensonge vous révoltent ? donc, vous êtes un furieux. Le grand et le beau vous ravissent d’enthousiasme ? prenez garde de passer pour un niais !

Et, quand l’historien a fait preuve de courage, ces clameurs tombent. La vérité a une force invincible qui réveille la grande âme de la foule. En France surtout, on adore le courage, en France, le vrai courage moral ne sera jamais vaincu. Mais les intérêts ou les orgueils froissés se retranchent dans le reproche de haine, et murmurent dans un coin : « Ceci est de la violence, de la déclamation, de la partialité ! »

En effet, c’est être partial, n’est-ce pas, que de prendre parti pour celui qu’on maltraite et qu’on dépouille injustement ?

C’est être violent que d’exprimer sa haine contre la ruse abjecte et la cupidité féroce. Ajoutez encore que c’est être bien mal élevé que de troubler le repos du meurtrier et de ne pas respecter le butin du larron.

Il serait bien vrai de dire que, faute de patience dans l’examen des faits, et grâce à des passions souvent sincères mais toujours aveugles, les grandes causes dont l’histoire est pleine ont été mal jugées, jugées depuis cinquante ans surtout avec une effroyable partialité. Nous pouvons interroger, nous avons encore sous les yeux les libelles de la Restauration contre la veille et le lendemain du pouvoir de la Restauration. Qu’y voyons-nous ? à chaque page, des vanteries d’impartialité, et c’est mauvais signe.

L’impartialité véritable ne se promet ni ne se proclame. C’est une vertu de cabinet. Quand le livre de l’historien sort du laboratoire, il n’est plus question pour l’historien d’examiner les faits, il s’agit de les présenter tels qu’ils sont sortis d’une recherche approfondie, de les juger, et de prononcer pour la postérité des sentences de vie et de mort.

Quant à se vanter de n’avoir falsifié ni anéanti les documents où il a puisé, quel est donc l’homme au nom souillé qui croirait devoir en parler au public comme d’un acte de courage et de vertu ?

Pourtant, voici un livre qui ne se pique pas de cette impartialité honteusement négative, et qui a passé sans encombre à travers une législation ombrageuse et des accusés tout-puissants. Ce livre n’a donné lieu à aucune persécution, et une bienveillance universelle l’a accueilli.

Quoi de plus épineux pourtant que d’écrire l’histoire contemporaine, de raconter les actions et de faire portrait des hommes vivants ? Jusqu’ici, on n’a obtenu, en traitant cette question brûlante, que des succès de scandale, et voilà que celui-ci est un succès d’enthousiasme, que l’auteur a éveillé de toutes parts d’ardentes sympathies, et que tes hommes pour lesquels il a été le plus sévère n’ont pas eu à lui adresser un reproche ni une réclamation.

Aucun démenti, aucun procès, aucun duel, aucune polémique enflammée n’a terni l’éclat de ce pur triomphe. C’est vraiment un tour de force, diront les gens qui croient se connaître en habileté. C’est le plus honorable des succès, disent ceux qui se connaissent en loyauté et en dignité. Mais d’où vient donc ce miracle, et comment un tout jeune-homme, qui raille et dédaigne avec feu les arcanes de la science diplomatique, a-t-il été, par la force même de sa conscience et de son courage, plus habile que tous ceux qu’il a démasqués ? C’est qu’apparemment son livre, quoique hardi et passionné, est empreint de la véritable impartialité. C’est qu’il y a en effet une qualité incontestable qui porte ce nom et qui réside dans les âmes élevées.

Et pourquoi cette qualité dont tous se vantent est-elle si rare chez les historiens ? d’où vient qu’elle est si difficile et si estimable ? c’est que, lorsque l’homme de bien tient dans sa main les preuves du crime, il lui devient difficile de prononcer sans amertume et sans passion. Cette passion est d’autant plus forte que l’historien se sent plus douloureusement indigné, plus généreusement ému. Et c’est alors qu’il est obligé de se faire violence pour vaincre ses dégoûts et pour chercher dans la conscience des coupables les motifs secrets qui peuvent, sinon justifier, du moins atténuer par la pitié l’étendue de leurs fautes. Dans leur vie privée, dans leur éducation première, dans leur entourage, il y a toujours des causes qui expliquent l’égarement de leur âme et de leur esprit ; la fatalité semble les enlacer de liens terribles ; et, dans la pratique même du mal, cette invincible fatalité pousse l’homme fourvoyé d’un premier abîme à une suite d’abîmes toujours plus profonds. C’est là que le philosophe hésite, consterné devant-ces lois du châtiment providentiel, et que, poussé par le cri de son cœur à plaindre la misère humaine, il voudrait pouvoir épargner ceux qu’il a démasqués, et gémir sur la condamnation qu’il va porter lui-même.

C’est pourquoi le ton de l’historien philosophe quelque brûlante que soit sa noble colère, ne sera jamais celui de la haine. C’est pourquoi jamais il ne se plaira à marquer au front le coupable. Il le fera, tel est son devoir, telle est sa mission ; mais c’est un devoir triste, c’est une mission de douleur, et il sent gravement, noblement, toute l’amertume attachée à son rôle de justicier.

Ce profond sentiment de pitié qui se mêle au mépris le mieux fondé des actes iniques et des personnes méchantes, cette sorte de religieuse douleur à accomplir sa tache, est ce qui nous a frappé dans l’œuvre de M. Louis Blanc, avant même l’éclat d’un talent auquel il est impossible de ne pas rendre hommage. Nous nous croyons presque dispensé de louer ce talent tant il est incontestable, tant son prestige est irrésistible. À qui l’apprendrions-nous, maintenant que ce livre est dans toutes les mains ? rare privilège à coup sûr que d’être à la fois au plus haut degré écrivain brillant et sérieux, clair et profond, artiste puissant et puissant logicien ! mais ces éminentes qualités qui sont la condition d’un succès d’élite, comme d’un succès populaire, et qui l’ont à juste droit conquis, sont couronnées à nos yeux par des qualités plus rares et plus précieuses encore. Les brûlantes convictions, l’émotion d’un cœur généreux, l’amour enthousiaste de la vérité, voilà bien ce qui a donné la vie à ce talent de premier ordre. N’était-ce pas assez ? non, ce n’eût pas été encore assez pour écrire, un tel livre, et la gloire de l’historien est à plus haut prix.

L’histoire s’élabore de siècle en siècle à l’aide de matériaux divers, plus ou moins purs, plus ou moins grossiers. La plupart de ces matériaux n’ont d’autre mérite intrinsèque que celui de la pierre et du métal employés dans les constructions ; mais ce n’en est pas moins une valeur réelle, et tous ces éléments se régularisent sous la main puissante de l’historien appelé à créer un monument. Ils se transforment sous le souffle de son intelligence, sagacité ou génie. Dans cette œuvre toute morale et philosophique, l’architecte est secondé par un rare bonheur attaché à la nature même de son sujet. C’est que les plus méchants matériaux sont parfois les plus utiles, c’est que réellement rien n’est insignifiant et nul pour l’historien qui sent et porte en lui la lumière. La vérité n’est jamais plus éclatante pour lui que dans ces pages où il surprend de flagrants mensonges. Quelle instruction ne renferme pas les plus infâmes libelles ! Combien de grands noms, combien de grandes idées, ne sont venus à nous qu’à travers des sentences de mort et d’infamie prononcées arbitrairement sur eux ! Combien les passions mauvaises et fanatiques n’ont-elles pas pris soin de se révéler elles-mêmes dans leurs fougueuses déclamations, dans leurs féroces calomnies ! Combien de martyrs de l’opinion n’ont-ils pas été réhabilités seulement par la martyre de la persécution ? La plume qui diffame et injurie l’innocence proclame la vérité sans le vouloir. Elle signe en traits de feu qu’elle a menti. On pourrait répondre à ceux qui dressèrent des gibets et des bûchers pour détruire la liberté de l’homme : « Dis-moi comment tu parles de tes victimes et je te dirai ce qu’elles ont mérité ; fais-moi voir comment tu écris et je te dirai qui tu es. »

Mais, pour que tous les documents, même les plus mensongers, éclairent à ce point la conscience de l’historien, il ne faut pas seulement que cet historien soit homme de sens et homme de bien à un degré ordinaire. La logique est parfois au service de vues étroites, et on peut fort bien raisonner tout en comprenant médiocrement. Il faut une doctrine, une philosophie au véritable historien ; si sa religion a peu d’élévation et de portée, son œuvre sera comme sa religion, et, quel que soit son talent, il ne jettera qu’un éclat éphémère. Se mettre au point de vue du présent matériel, expliquer des faits pour le seul plaisir d’en dévoiler le mystérieux mécanisme à l’œil des curieux, se renfermer dans une vulgaire tolérance des faits accomplis sans en chercher dans l’avenir l’immense portée et l’immortel retentissement, ce n’est pas comprendre l’histoire, car il n’est pas un seul instant dans la vie de l’humanité qui n’influe à jamais, soit en bien soit en mal, sur l’éternelle existence de l’humanité. Voyez donc quel homme supérieur il faut être pour embrasser la vie entière du genre humain dans le sentiment de quelques heures de son existence. Et vous comprendrez pourquoi, avec tant de matériaux pour écrire l’histoire, l’humanité a encore eu si peu d’historiens.

Oh ! qui pourrait seulement comprendre le mystère de sa propre vie serait déjà bien fort sur l’histoire du monde. En vain la mémoire nous représente jour par jour nos émotions les plus intimes, nos actions les plus secrètes. Qu’est-ce que cela nous apprend, si nous ne nous rendons pas compte de la cause et des fins de notre existence ? Il y a des personnes possédées de l’étrange et puérile manie d’écrire jour par jour, presque heure par heure les petits événements qui les occupent personnellement. J’ai connu un vieillard qui avait ainsi enregistré ses moindres actes pendant cinquante ans. C’était un vain amas de papiers où lui-même ne distinguait plus rien, et il est mort, ayant su moins que personne pourquoi et comment il avait vécu ; une seule pensée sérieuse eût plus appris de lui aux autres et à lui-même que les cent volumes de mémoires que ses héritiers livrèrent aux flammes, comme on détruit les pièces inutiles d’une machine mal construite et qui n’a jamais pu fonctionner. Combien de résumés historiques n’ont pas d’autre valeur !

Oh oui ! pour écrire dignement l’histoire, il faut une grande lumière, et, dût cette assertion faire l’effet d’un paradoxe, je dirai qu’il faut là plus d’inspiration encore, que de savoir, plus de synthèse que d’analyse, plus de religion philosophique éclairant l’âme émue et attentive à quelque chose qui ne vient que d’en haut, qu’il ne faut d’érudition et d’examen minutieux plongeant dans les affaires d’ici-bas. Vous aurez beau labourer et manier cette terre couverte de semences et de débris, vous ne me ferez pas comprendre ce qui germe et ce qui meurt à sa surface, si vous ne faites passer de votre âme dans la mienne le sentiment des lois divines qui président à la vie du grain de mil comme à celle des empires.

Vous donc, jeune historien, qui venez de faire repasser à chacun de nous les émotions et le but de sa propre existence en nous retraçant la vie des nations pendant dix ans, avez-vous rempli votre mission, nous avez-vous éclairé en nous agitant, avez-vous jeté votre œuvre au seuil de l’avenir pour qu’elle y trace un sillon qui ne sera point abandonné ?

Vous nous avez dit pourquoi notre gloire et le génie de Napoléon avaient été frappés de la foudre. Beaucoup nous avaient dit jusqu’ici que le coup était parti du ciel. Mais le ciel ne frappe pas au hasard, et vous nous avez montré l’abîme qui s’était creusé sous les pieds du colosse. Ici le rôle du ciel s’explique, et l’humanité tire d’elle-même un autre enseignement que celui d’une aveugle destinée. Vous nous avez dit pourquoi la Restauration nous avait comblés, et pourquoi, depuis, nous avons été corrompus et avilis. Beaucoup nous disent que c’est pour le mieux, et que la sécurité est au bout de ces honteux sacrifices. Mais la peur est un étrange gage de la force, et vous nous montrez sur quel abîme nous nous sommes endormis. Ici la voix du ciel se fait entendre, et l’humanité en peut tirer un autre renseignement que celui d’une stupide résignation. Vous nous avez dit ce qui avait manqué à notre passé, ce qui manque à notre présent, et nous voyons bien par là ce que nous devons demander à l’avenir. Nul historien n’a encore été aussi hardi que vous, et pourtant cette société qui a fléchi Sous le joug de la peur ne nous parait plus aussi redoutable à ébranler. Vous nous montrez que nous avons des armes qu’on ne peut ni prohiber ni détruire : la pensée, la foi, l’amour de l’égalité. Vous avez écrit l’histoire des puissants et celle du peuple. Tous ont compris, n’en doutez pas ; et si ceux-là vous craignent, celui-ci vous entend et se sent frissonner sous votre souffle généreux. Poursuivez votre carrière, rien de tout ceci ne sera perdu. C’est le plus grand éloge, c’est le plus vif remerciement que nous puissions vous adresser.

Il y a en vous deux hommes qui se complètent l’un l’autre : l’homme de la politique, qui peut chercher dans le domaine du présent des applications hardies et ingénieuses de ses principes. Mais cet homme politique n’est pas seul ; il est inspiré par le philosophe qui voit loin dans l’avenir, parce qu’un ensemble de doctrines l’éclairé, parce que tous les points fondamentaux du nouveau contrat social, formulés dans son cœur et dans sa pensée, lui donnent l’intelligence des choses passées et présentes. Sans cela, vous ne seriez qu’un homme habile, respectable encore par de nobles instincts, puissant par l’éclat d’un talent admirable ; mais, pour ma part, je ne suis pas courbé devant les privilèges de l’intelligence à ce point que je veuille la dispenser d’un seul de ses devoirs. Et vos devoirs, à vous, sont immenses, puisque vous avez reçu le don de comprendre et de raconter la vie du genre humain aux hommes de votre temps. Vous ne pourriez donc pas vous arrêter à une calme contemplation de ce passé plein de désastres, et de ce présent gros de mystères. Vous l’avez senti, et chacune de vos pages, chacune des expressions qui vous échappent pour flétrir ou consoler, nous révèlent à quel point vous êtes pénétré d’une vérité supérieure à celles qu’il vous convient d’énoncer maintenant. Cet idéal, se conservant et se développant sans cesse dans les profondeurs de votre âme, éclairera notre conscience d’un feu intérieur dont le rayonnement se fera sentir dans les moindres actes de votre vie pratique, quelle que soit la direction de vos travaux et le cadre de votre activité. Ô jeunesse d’une âme pénétrée et croyante, puissiez-vous communiquer ce feu qui vous anime à la jeunesse de votre pays, à l’avenir du monde !

15 janvier 1845.