Questions politiques et sociales/12

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Calmann Lévy (p. 149-174).



HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE
Par M. LOUIS BLANC[1].




I


Le voici enfin devant nous, ce grand fait si diversement compris, ce fait capital dans l’histoire de l’humanité, la plus grande page de l’histoire peut-être, la révolution française !

Les vieillards qui perdent la mémoire ne la perdent que relativement ; les détails de leur jeunesse, de leur enfance même, se retracent volontiers à leur souvenir : ils ne peuvent se rendre compte de ce qu’ils ont fait la veille.

Il en est ainsi de l’humanité : le temps de son existence qu’elle connaît et juge le moins, c’est celui qu’elle vient de traverser immédiatement. Sur son premier âge, quand elle n’a pas de documents satisfaisants, elle en forge ; elle accepte la poésie des temps fabuleux, elle en creuse les symboles ; des savants entassent des montagnes de commentaires sur des montagnes d’incertitudes. Les premiers grands événements qui se dessinent avec netteté sont l’objet d’un culte classique, d’études consacrées.

L’enfant suit la même route que le genre humain : il apprend, dès qu’il peut apprendre quelque chose, l’histoire des anciennes républiques et des antiques monarchies. Il passera dix ans de sa vie, tout au moins, à connaître la vie des Grecs et des Romains, mais l’histoire des Français, mais sa propre histoire, quand la connaîtra-t-il ?

Il y a un fait certain et consacré dans le régime officiel des écoles, c’est que, après Louis XIV, on ferme le livre de l’histoire. Il y a à cela une bonne raison : c’est que ce qu’on enseigne officiellement comme l’histoire du passé est un leurre, la plupart du temps, et qu’il serait bien dangereux de montrer des conséquences vraies après avoir donné des prémisses menteuses.

Mais cet habile système est vain ; il est maladroit, comme toutes les habiletés de mauvaise foi. La lumière veut être, elle sera, elle est ; La loi naturelle qui fait qu’au lendemain de l’action, la mémoire des hommes s’obscurcit et se remplit de nuages comme celle des vieillards, cette loi même qui semble fatale, ne saurait prévaloir contre le besoin de vérité qui déchire l’épaisseur des ténèbres. La bataille a été livrée. Les combattante sont épuisés de fatigue ; ils quittent l’arène enveloppés de poussière et de fumée ; ils cherchent le repos dans une sorte d’oubli ; trop d’émotions, d’ailleurs, se sont produites en eux pour qu’ils soient juges du fait accompli. Mais le fait subsiste. Le sol est couvert de sang et de débris ; il faudra bien revenir demain pour recueillir les dépouilles et ensevelir les morts. Alors chacun rassemblera ses souvenirs, chacun dira ce qu’il a fait, ce qu’il a vu ; les récits contradictoires se croiseront dans une nouvelle mêlée des esprits, aussi ardente, aussi confuse que celle des armes. Des préjugés naîtront, des calomnies se répandront : l’un dira trop, l’autre trop peu. Mais encore un jour, et le vent balayera les vapeurs, la soleil éclairera la scène, l’histoire viendra, et le fait revivra tout entier. Les morts eux-mêmes ressusciteront pour se confesser ou se justifier. Les ossements glorieux foulés aux pieds seront portés dans les temples, qui, à leur tour, rendront au vent, des cendres consacrées par l’idolâtrie. Telle est l’auguste mission de l’histoire. Quiconque porte la main au burin sacré doit frissonner d’enthousiasme et d’épouvante.

De tous les faits qui ont soulevé des tourbillons de poussière, à rendre aveugles les témoins les plus lucides, des concerts d’imprécations à rendre sourds les auditeurs les plus recueillis, il ne s’en est jamais produit de comparable à celui de notre révolution. Quel choc immense que celui d’une société qui s’écroule ! Quel affreux pêle-mêle de débris ! Combien de victimes précipitées les unes sur les autres et mêlant leur sang au fond de l’abîme !

Et pourtant une bataille, un combat véritable, auquel tout à l’heure je comparais ce combat de la société, présente un ensemble bientôt saisi, un résultat facile à définir, malgré la diversité infinie des combinaisons et l’imprévu des événements. C’est que là, si c’est pour une idée qu’on a tiré le canon et fait marcher des hommes, cette idée est une. Elle se présente toute résumée, toute acceptée ; elle est déjà incarnée dans le fait. Dans une crise sociale comme la Révolution, l’idée est multiple, elle prend tous les aspects, toutes les nuances, elle s’incarne sous autant de formes qu’il y a de rôles à jouer et de coups à porter.

Il ne s’agira donc pas seulement, pour que l’histoire devienne possible, de recueillir des faits et de dresser des enquêtes. Il s’agira de dégager les idées, de les connaître, de les saisir, de les faire sortir du chaos de l’interprétation, et, pour que le rôle de chaque idée soit assigné à son véritable représentant, il faut que la génération qui accomplira ce travail soit elle-même en rapport direct avec les idées dont ces événements furent l’expression.

L’homme qui sentira le plus intimement le génie qui préside à de telles révolutions sera donc celui qui les racontera le mieux. Il devinera au besoin la nature d’un fait douteux, s’il en comprend bien la cause et la portée, car l’histoire n’est pas seulement un récit, c’est un arrêt, et ce ne sont pas les témoins qu’on prend pour juges dans les décisions qui intéressent l’honneur et la vie des hommes. Les témoins ne rendent pas la justice, ils la servent.

La Révolution a produit tant d’écrits et laissé tant de documents, qu’il faut déjà presque toute la vie d’un homme pour les connaître tous. Et, si cet homme les lisait sans croyance ou sans passion, son discernement ne^lui servirait absolument à rien ; car jamais tant d’émotion n’a soulevé tant d’erreurs, de trouble et de ressentiment dans la conscience des partis. Il faut donc croire à quelque chose d’absolument faux ou d’absolument vrai pour condamner ou pour admirer notre révolution. Hors de là, il n’y a que le doute pour solution à l’examen, et je demande si le doute peut jamais être une solution. C’est pourtant celle qui se présente à notre génération de sceptiques, et cette génération méritera d’être signalée, à son tour, dans l’histoire, comme ayant tenté d’accomplir un prodige, celui de vivre sans savoir pourquoi, et de vivre en paix là-dessus.

Mais cela est à jamais interdit à l’homme, il faut le croire, puisque la pensée qui gouverne officiellement l’époque actuelle et la France en particulier, a épuisé tout son art et fait en ce sens tout le mal possible, sans pouvoir consommer le grand œuvre de notre imbécillité.

Voilà donc qu’en dépit de tout, en dépit des funestes influences qui pèsent sur nous, en dépit de notre propre apathie, en dépit de l’amour de la paix à tout prix que cette génération aurait bien voulu conclure avec sa conscience, l’âme du public se réveille sur tous les points à la fois et se prend à regarder dans ce beau passé de la veille, qui déjà lui apparaît comme un rêve, comme un poème des temps héroïques. De généreux esprits, animés eux-mêmes par ce symptôme de résurrection morale, qui ne vient jamais aux individus que sous l’influence du frémissement de tous ; des esprits placés, il faut le remarquer, à des points de vue non identiques, se prennent à raconter la Révolution, chacun à sa manière. Et remarquez encore que, malgré les nuances, tous se confondent dans un sentiment d’admiration vive et d’attendrissement profond. Et la foule frémit à ces récits ; elle quitte la lecture du roman, cette histoire de fantaisie, qui suffirait hier à sa nonchalance ; elle dévore ces pages de la vie réelle ; elle a du temps, de la reconnaissance, du succès à donner à toutes ces publications. L’immobilité sociale n’est plus qu’une apparence. Les cœurs sont émus, lés imaginations s’enflamment ; heureux présage ! La France se tâte le cœur, et s’aperçoit que la vie n’est pas éteinte. L’humanité, en se retrempant dans la cendre féconde de ses pères, communie avec sa propre substance, et la communion, c’est le symbole de la vie renouvelée.

Ce serait ici le lieu d’analyser ces différentes publications si importantes, si respectables, à l’heure qu’il est. Mais ce travail aurait une étendue que ne comporte pas cet article. J’aimerais mieux n’en pas parler du tout que d’en parler trop peu. Les Girondins de M. de Lamartine, le premier volume de M. Michelet, voilà un contraste bien frappant à signaler ; celui-ci rapide, brusque, ému, palpitant, comme le récit d’un messager hors d’haleine ; celui-là éloquent, abondant, soigné, coloré comme une œuvre d’art ; les Sympathies de chacun s’emparent d’ailleurs des types et des faits que la nature de leur talent et la couleur de leurs pensées ramènent à la surface du flot ; tout deux sincères, tout deux, pénétrés et pénétrants, tout deux travaillant au même œuvre, celui d’émouvoir et d’entraîner les esprits avec lesquels chacun d’eux est le plus naturellement en rapport.

Mais je m’abstiens, car, il y aurait à faire ici l’histoire de l’histoire, et des mains plus puissantes que la mienne la feront un jour. Nobles esprits, continuez votre œuvre, et n’oubliez pas qu’en touchant à l’histoire, vous allez, vous aussi, y prendre place pour les générations à venir.

L’ouvrage que noua avons sous les yeux à cette heure est celui de M. Louis Blanc, ce jeune homme qui s’est déjà placé au premier rang des écrivains sérieux, en nous, racontant, pour ainsi dire, notre vie présente dans son Histoire de dix ans. Faire agir et parler les vivants d’aujourd’hui avec tant de convenance et d’autorité, c’était résoudre un problème délicat ; se prendre corps à corps avec les vivants d’hier, présente aujourd’hui une autre grande difficulté. Il ne s’agit plus de pénétrer au cœur de faits palpitants sous la main, il faut remonter à l’origine des idées, faire la sainte, et glorieuse généalogie de la dévolution, embrasser d’un coup d’œil rapide et sûr l’histoire des principes, le développement du progrès dans l’humanité.

Quand cet esprit logique et consciencieux aborda son sujet, il fui à la fois ravi et épouvanté de l’enchaînement des conséquences rigoureuses qui se présentaient à lui. De la veille de la Révolution partait une série de causes antérieures qui allait s’enfonçant dans la nuit des siècles et se perdant aux origines mêmes de l’humanité. Un moment il dut se sentir comme contraint de prendre l’histoire du principe d’égalité aux symboles de la Genèse, pour l’amener, comme un germe toujours actif, souterrain, indestructible, immortel, jusqu’à son éclosion impétueuse en 93. Forcé de se resserrer dans une limite saisissable aux préoccupations du monde actuel, il traça une formule, divisa son plan en trois parties, et ne put se dispenser de rétrograder au moins jusqu’aux préliminaires du protestantisme, pour expliquer, en partie, le mouvement continu qui porta dans ses flancs notre étonnante révolution.

Étonnante en effet, si on la prend comme un fait isolé ; étonnante encore, si on l’attribue seulement aux écrivains du xviiie siècle ; étonnante enfin, si elle n’a pas ses racines dans le cœur du premier homme.

Mais le siècle impatient et pressé est là, demandant des livres qu’il ait le temps de lire et qu’il ne donne pas volontiers aux écrivains le temps de faire. M. Louis Blanc, pour résoudre les problèmes de la Convention a le courage de rétrograder jusqu’au concile de Constance, sans toutefois placer d’une manière, absolue l’origine des doctrines de Robespierre et de Saint-Just dans les protestations de Jean Huss et de Jérôme de Prague. Cet absolu est impossible, et vouloir saisir l’origine précise et isolée d’un fait moral dans le passé des hommes, serait nier le principe de solidarité qui relie entre elles toutes les phases de la pentsée, tous les germes de l’action. L’Histoire ne commence et ne finit nulle part : tel est le premier mot que trace M. Louis Blanc au début de son livre.

C’était déjà beaucoup que d’embrasser et de résumer clairement dans un premier volume cette période historique qui rattache le xve siècle au xviii- siècle. Ce tableau rapide et coloré a une grande profondeur et sert de base solide au drame révolutionnaire. Après Jean Huss, Luther et Calvin, représentent dans son plan l’individualisme travaillant à l’œuvre d’affranchissement religieux. Dans la politique et dans la philosophie, l’historien nous trace et le côté incomplet et le côté providentiel des doctrines de la Boëtie, de Montaigne et du milieu de rénovation qu’ils traversent. Henri IV résume la lutte et consacre le triomphe du protestantisme passé dans les mœurs par l’adoption du principe de tolérance.

Le second livre est l’histoire de la bourgeoisie aux prises avec la royauté, depuis les communes jusqu’à la Régence. C’est toujours l’individualisme luttant contre l’antique principe d’autorité.

Enfin l’histoire du xviiie siècle nous montre dans la politique, dans la religion, dans la philosophie, dans la littérature, dans les mœurs, la Révolution, accomplie d’intention, prête à éclater de fait.

Le second volume commence aux derniers moments des philosophes et finit aux derniers moments de l’aristocratie privilégiée. C’est Voltaire et Jean-Jacques mourant à trois mois de distance ; c’est la noblesse et le clergé s’immolant d’inspiration dans la nuit du 4 août. Ainsi dix ans suffisent à consommer l’œuvre amenée à son développement intellectuel par Rousseau et par Voltaire. Quand les fruits sont mûrs, ils tombent vite. On dirait même qu’ils se précipitent d’eux-mêmes vers la terre, foyer d’attraction.

Il est difficile de traiter avec plus de précision et de clarté l’histoire des idées que ne l’a fait M. Louis Blanc, avant d’entrer dans celle des faits. Cette histoire des idées, si absolument nécessaire, il était mal aisé de l’étendre suffisamment sans rebuter beaucoup d’esprits antipathiques au travail des idées. Nous voulons dire, en toute froideur de jugement, que, sous ce rapport, son étude est excellente. Rendre saisissables aux organisations les plus récalcitrantes aux chiffres les questions de finance, et embrasser en quelques pages tout le système de Law entre autres, ce n’est pas un petit mérite. Cette difficulté va même s’expliquer quand on voit l’auteur chercher les idées sous les chiffres et découvrir la philosophie du fait. Ces chiffres s’animent alors et perdent leur aride insensibilité. C’est la vie des hommes qu’ils représentent, ce ne sont plus des sacs d’écus. C’est le pain des familles, les cris de l’enfant, les larmes de la mère. C’est le bien-être, c’est la liberté, c’est l’éducation du genre humain dont le principe se lève et s’agite, sous ces rigides questions d’économie, de crédit et d’opération. Colbert, Turgot, Necker, ne sont plus des abstractions pour les ignorants, quand on sait présenter ainsi les causes, les effets et le but de l’œuvre qu’ils, ont accomplie ou tenté ou manqué d’accomplir.

Quant au travail des philosophes, l’immense cohue des idées du xviiie siècle avait encore besoin d’être résumée en traits clairs et saillants, avant d’aboutir à la Révolution. L’auteur l’a fait avec une admirable limpidité, et nulle part je n’ai mieux compris la lutte de Jean-Jaques Rousseau contre son siècle et pour son siècle. La confusion de l’Encyclopédie se classe et s’explique. La mission de toutes les intelligences de cette époque, depuis les plus brillantes jusques aux plus incertaines, se révèle et se coordonne. Les mystères de la maçonnerie, l’œuvre des autres sociétés secrètes qui en étendirent et en modifièrent le puissant réseau, la part de mysticisme et celle d’incrédulité qui luttèrent là pour la même cause, parfois avec les mêmes armes, tous ces éléments du chaos qui s’agitèrent pour donner passage à la lumière, jusqu’aux grandes et trop profondes énigmes de Saint-Martin, jusqu’aux prodiges de Mesmer et de Cagliostro, jusqu’aux formules du merveilleux et aux symboles de la magie ; tout s’éclaire et retrouve sa place importante, sa part d’activité dans l’histoire sous l’habile investigation de M. Louis Blanc ; et ces parties de son récit, qui menaçaient d’être arides ou obscures, sont pleines de couleur et d’intérêt.

Mais nous voici en pleine révolution. Vienne la suite, nous l’attendons avec impatience : toutes les difficultés d’un pareil travail ne sont pas encore vaincues. C’est au cœur de la tragédie qu’il nous faut entrer. Nous la connaissons, cette tragédie sanglante, où le sombre génie de Shakespeare semble avoir passé. Mais, comme Shakespeare nous fait entrer dans les replis du cœur humain au sein même de l’action, et n’arme pas le bras de ses personnages sans faire parler leur conscience ou leur passion, il faudra tout à l’heure que l’historien nous dévoile le mystère de ces âmes éprises de l’amour de l’humanité, fanatiques terribles qui parurent disposer froidement de la vie et de la liberté de leurs frères. La solution courageuse du problème n’est pas douteuse pour nous. Voici une page admirable qui nous révèle l’intelligence et le cœur de l’écrivain :

« Mais quelle est cette Assemblée qui se forme dans l’orage ? Les hommes qui la composent représentent toutes les forces et tous les intérêts de l’humanité, ses ressentiments, ses douleurs, ses espérances. Que veulent-ils ? Venger le monde et le refaire… Alors éclate leur puissant délire. À la lueur des châteaux incendiés, au bruit du tocsin des hôtels de ville, au bruit du canon ennemi qui a passé la frontière et qui approche, pendant qu’une multitude furieuse entoure l’Assemblée, agitant des piques et hurlant aux portes, eux, calmes et violents, ils se préparent à écraser tout. Et les voilà qui délibèrent dans le mugissement du peuple. Leur secret pour sauver la France est de la croire sublime et de lui dire · · · · ·

» Et ne leur dites pas qu’ils auront leur tour : ils le savent. Ne les menacez pas de l’anathème des races futures : par un dévouement sans exemple et sans égal, ils ont mis au nombre de leurs sacrifices leur nom voué, s’il le faut, à une infamie éternelle. Invincibles à la peur, supérieurs au remords, qu’invoquent-ils pour s’absoudre ? leur foi, leur politique profonde, et cette loi de la nature, « qui veut que l’homme pleure en naissant ». Mais, sur le point d’apaiser la Révolution pour la conduire, ils tombent vaincus, sanglants et insultés, ils tombent, et ils emportent cette gloire, cette douleur, que leur mort ajourne l’affranchissement de la terre.

» Quel spectacle ! quels enseignements ! Oui, au souvenir de ces vivantes luttes de la pensée, qui eurent le bonheur des hommes pour objet final, l’échafaud pour instrument, les places publiques pour théâtre, et pour témoin le monde épouvanté ; au moment de réveiller de leur commun sommeil, pour les replacer face à face au bord du gouffre qui les attira tous, maître et sujets, nobles, prêtres, plébéiens, sacrificateurs et victimes ; au moment de vous évoquer afin qu’on vous juge, ombres chères ou condamnées, tragiques fantômes, héros d’une épopée incomparable, j’ai peine, je l’avoue, à commander à mon émotion et je me sens le cœur plein de respect et d’effroi. »

C’est ici la cas de dire que la véritable éloquence part du cœur. Mais cet ouvrage n’est pas seulement un modèle de style, qualité bien précieuse dans un temps où la langue est si maltraitée, style jeune pourtant, rapide et coloré, et où l’on aime à trouver le cachet de l’époque dans ce qu’elle a de bon et de progressif ; cet ouvrage est un véritable livre d’histoire, il est éclairé d’en haut par des idées grandes et vraies, gouverné et enflammé par une logique passionnée qui est comme l’esprit même de la Révolution, contenu et adouci par un grand sentiment de délicatesse. Car, pour ne citer que les qualités secondaires d’un ouvrage qui, grâce à sa haute portée, pourrait se passer de certaines convenances, on peut dire qu’il y a du goût même dans la passion qui souffle à travers ce récit, et c’est ce qui lui donne un caractère éminemment français. Le malheur, la faiblesse, l’erreur, un roi sans lumières, une reine entraînée par la jeunesse ou par le désespoir, la loyauté mal éclairée de certains hommes, les égarements du génie sans principes, tout ce qui peut chercher son excuse dans l’ignorance, dans la souffrance, dans le délire ou dans la fatalité, est traité par l’écrivain avec cette indulgence généreuse qui ne manque jamais aux esprits justes. La conscience des principes, plus elle est inflexible, plus elle autorise la pitié délicate qu’on doit aux personnes.

Et n’est-ce point là la véritable justice ? N’est-ce point celle que nous invoquons tous quand nous nous tournons vers Dieu pour lui demander la connaissance de la vérité et le secours de notre faiblesse. Quiconque porte en soi un sentiment religieux doit désirer avec ardeur de voir flétrir le vice et condamner le crime en ce monde ; mais, en même temps, il doit se sentir disposé dans son âme à être l’avocat, devant Dieu et devant les hommes, de tout être égaré qui succombe. Il n’est point de véritable équité sans compassion. Justice, mon Dieu ! contre la puissance du mal ! Pitié pour ceux qui n’ont pas la conscience du mal qu’ils commettent ! Telles doivent être l’aspiration et l’inspiration de l’historien. Que la rigueur des circonstances oblige parfois l’homme d’action à confondre dans le même châtiment et le principe du mal et l’individu qui le représente, ç’a été jusqu’ici la loi des sociétés, loi barbare, il est vrai, mais au-dessus de laquelle il n’a pas été possible apparemment de s’élever, surtout dans les temps de crise. Mais l’historien qui parle à la postérité dispose une seconde fois du sort des hommes absous ou condamnés dans le passé. Notre mémoire est plus durable, plus importante et plus précieuse que notre vie, et, quand il s’agit de la flétrir ou de la réhabiliter, le juge s’élevant au-dessus des lois humaines, au-dessus des nécessités immédiates et même des passions légitimes, doit servir d’avocat à tous les accusés, de confesseur à tous les condamnés.

Ces réflexions nous sont inspirées par la lecture du livre de M. Louis Blanc. Partout nous y sentons le feu de la conviction, l’enthousiasme de la foi, nulle part le mépris de l’humanité, nulle part les haines de l’esprit de parti, nulle part l’insensibilité du fanatisme aveugle. Et on sent aussi à chaque page que ce n’est point là un effort d’habileté, un travail d’artiste : c’est comme un instinct de grandeur qui fortifie l’âme du lecteur sans jamais l’endurcir. Au-dessus de toute cette passion qu’on retrouve bouillonnante en soi-même, au récit de tels événements, il se fait un certain calme dans les hautes régions de l’esprit, et on s’aperçoit qu’on a pu descendre dans ces abîmes sans en rapporter le vertige et l’épouvante.

Se retracer, jour par jour, heure par heure, cette tempête où l’âme humaine, frémissante d’horreur et de sainte colère, chercha la vérité dans un océan de larmes et de sang ; traverser tout ce sang, toutes ces larmes, toute cette fange, car la fange aussi fut soulevée sous les pieds des combattants ; affronter d’effroyables apparitions, passer sous l’échafaud hideux, voir des têtes qui s’élèvent au bout des piques et se promènent au-dessus de la foule exaspérée ; rencontrer la charrette fatale qui entasse les victimes pêle-mêle ; avoir eu des parents emportés ou meurtris par ces orages ; sentir jusqu’à la moelle des os le frisson que la génération d’hier lègue à celle d’aujourd’hui comme un contre-coup de ses immortelles souffrances ; revoir et ressentir tout cela, et pourtant se retrouver plus fort, plus convaincu, plus calme, plus humain après la contemplation émouvante de pareils tableaux, c’est le plus grand éloge que mon cœur puisse adresser à celui qui vient de les mettre sous mes yeux.

Novembre 1847.


II

C’est en 1847 que nous écrivions les lignes qui précèdent. Dix-huit années riches d’enseignements, terribles d’évidence, se sont écoulées depuis que nous signalions l’apparition des deux premiers volumes de cet important et magnifique ouvrage, aujourd’hui terminé, aujourd’hui popularisé par l’édition illustrée, aujourd’hui jugé par toutes les intelligences droites, aujourd’hui placé au premier rang des livres d’histoire que notre siècle déjà si riche a produits.

Donc aujourd’hui, en relisant les douze volumes de Louis Blanc sur la révolution française, nous sommes douze fois plus convaincu de ce que nous pensions il y a dix-huit ans. De combien de faits, de combien d’œuvres, de combien d’hommes, de combien de jugements pouvons-nous dire la même chose après un intervalle si rempli d’expérience et de déceptions ? Un cataclysme politique a dispersé en apparence des éléments de progrès que les circonstances avaient groupés autour d’une action commune, mais là où l’individu représentait fortement une idée vraie, ces éléments n’ont rien perdu de leur force, la dispersion ne s’est pas faite dans l’ordre moral, l’éloignement des personnes n’a donné à leur pensée que plus de valeur et à leur génie que plus de portée. Ceux qui étaient aux avant-postes du mouvement libérateur sont restés en tête de leur colonne, et, dans leurs mains, le flambeau de l’avenir brille d’un plus vif éclat que lorsqu’il était promené dans la tourmente. Ils sont loin, ceux que nous suivions à travers le tumulte des événements, ils ne sont plus à nos côtés, agitant la flamme pour éclairer nos chemins. Mais quoi ! sont-ils éteints, sont-ils partis ? Non, ils ont monté plus haut, et, comme des phares tranquilles et puissants, ils font planer sur nous un rayonnement que nulle puissance humaine ne peut intercepter.

J’avoue que, pour mon compte, je ne partage pas les abattements inconsolables de ceux qui, ayant conçu le progrès sous de certaines formes, le voient tout à coup faire un détour, et, au prix d’apparentes inconséquences, se frayer un autre lit et chercher sa pente à travers des obstacles nouveaux. Que le progrès s’accomplisse par l’abus ou par la privation de la liberté, nous croyons qu’il s’accomplit toujours, et que, désormais, il ne peut plus rencontrer d’entraves durables. Les longues ténèbres des siècles écoulés nous envoient encore des nuages sombres qui s’efforcent d’envahir le ciel, mais la révolution française, résumé terrible et grandiose de tous les efforts antérieurs de l’humanité, a déchiré du haut en bas le voile du temple et jamais plus nous ne verrons reparaître la puissance à long terme des principes du droit divin.

C’est que le sort de ces doctrines est accompli. En s’éclairant de la lumière philosophique, l’homme est arrivé à nier la divinité, ou à concevoir d’elle une notion plus élevée. Athée ou déiste, le xviiie siècle nous a délivrés de la terreur d’un maître absolu, inique et stupide, contresignant dans le royaume des cieux les arrêts portés sur nous par les rois de la terre. Désormais, le droit divin n’a plus de sens ; mais, comme l’homme ne peut pas encore se passer de l’espoir d’une intervention céleste dans les fluctuations de sa destinée, plusieurs abandonnent la notion des dépositaires de la volonté divine par droit d’hérédité, et cherchent à la remplacer par celle des représentants de la Providence par voie de conquête ou par droit d’habileté. Le droit de conquête peut suffire aux athées, c’est la loi du hasard, le droit du plus fort.

Le droit de l’intelligence plaît à ceux qui ne veulent pas admettre un dieu étranger à nos petites affaires de tous les jours. Sans doute ils ont raison dans un sens : celui qui a fait l’univers et l’homme ne peut jamais être étranger à ce que font l’homme et l’univers ; mais combien d’esprits sont assez calmes pour comprendre que les lois divines abandonnent les êtres et les choses aux lois admirables qui les régissent. Abandonner n’est même pas ici le mot qui convient. Le pouvoir qui maintient de telles lois, lui confie les choses et les êtres, et Dieu n’a pas besoin d’être sage et prévoyant à notre manière pour représenter à l’esprit le type de la sagesse et de la prévoyance.

Excluerons-nous pourtant la Providence de nos respects et de nos aspirations ? Pourquoi exclure cette sainte idée, si nous pouvons, en la comprenant bien, la purifier des caprices étroits que le passé ignorant lui attribuait, et réclamer légitimement sa maternelle intervention dans nos généreux desseins, dans nos luttes héroïques ? Eh quoi ! la Providence aurait suscité César, elle l’aurait absous de ses vices et protégé dans ses intrigues, trouvant plus simple et plus commode de s’adresser à la finesse d’un homme que d’éclairer des masses ignorantes et passionnées ? Ce serait attribuer à l’action divine bien de la paresse et de la fantaisie, et ce n’est pas sérieusement que la littérature historique se sert des poétiques expressions qui tendent à attribuer à certains hommes le droit d’agir au nom des dieux.

Nous croyons, nous, que la Providence est l’action de Dieu en nous, et non pas sur nous. À ce titre, nous avons tous un droit égal à ses bienfaits, à ses révélations, et c’est à nous de connaître de mieux en mieux les lois de cette action, c’est à nous de nous enseigner les uns les autres, sans attribuer à un seul d’entre nous le droit exclusif de régler nos opinions d’après les siennes et nos destinées suivant ses ambitions.

Nulle part, les grands résultats qu’un peuple peut obtenir de l’initiative de chaque individu largement éclairé à un moment donné de son existence par le progrès providentiel, ne sont aussi clairement démontrés que par notre grande révolution. Là, on peut bien voir les agitations suscitées par l’influence de tel ou tel homme, mais on sent le besoin de tous de lutter avec énergie pour un principe, et l’on a pu presque dire dans ces grandes heures de l’histoire : « À présent, Dieu s’occupe de nous, ou tout au moins Dieu nous regarde ! »

Mais, quel que soit le sentiment religieux ou la fatalité que chacun de nous porte dans cette appréciation, avouons que le spectacle est grand et qu’il mérite d’être compris et jugé par la postérité, comme une de ces crises de développement soudain qui marquent les phases suprêmes de l’histoire de l’homme sur la terre. Étudier et comprendre cet événement immense, c’est presque acquérir et enseigner une philosophie ; car, à quelque point de vue que l’on se place, il faut toujours reconnaître que cet événement nous a engendrés intellectuellement, moralement et physiologiquement, que c’est par lui que nous sommes ce que nous sommes, et que, sans lui, nous aurions peut-être encore aujourd’hui l’inconnu devant nous.

Il n’en est plus ainsi. La Révolution a créé une logique dans le monde. Nous savons maintenant pourquoi les sociétés existent, à quelles fins elles tendent, quel but elles doivent atteindre. Nous savons comment elles se transforment, et pourquoi des efforts grandioses triomphent ou avortent, selon que la passion étouffe ou respecte l’idée, selon que l’idée fait taire ou parler le sentiment humain. Il y a de tout cela dans la Révolution. Des volontés d’une puissance admirable, d’immenses erreurs, des aspirations infinies, des égarements déplorables. C’est véritablement le livre du destin des temps modernes. Là, on peut étudier à fond la loi de vie de l’humanité, voir de quels éléments elle se compose, comment il faut entendre la justice fictive et la justice vraie, où sont les limites que la conscience ne peut franchir impunément ; quels châtiments entraînent les attentats que la politique semble conseiller ; quels prodiges peut accomplir la foi ; à quels forfaits peut descendre le fanatisme, et par quelles réactions fâcheuses sont punies les fureurs de l’action ! Quand on se borne à étudier un individu, rien ne semble plus inconséquent que la nature humaine, et, quand on prend pour base d’un système quelconque l’histoire de cet individu, on est effrayé de l’injustice apparente de cette Providence tant vantée ; Mais, quand on prend pour objet de l’examen, l’action et la destinée collective d’un peuple, on retrouve le doigt de Dieu, c’est-à-dire la logique éternelle qui préside à l’ensemble, et qui affranchit ou enchaîne, fait marcher ou reculer, tomber ou ressusciter le progrès général selon que les instruments de ce progrès ont le sens du vrai oblitéré ou purifié. C’est dans la succession des événements terribles que l’on découvre les grandes lois du droit et du devoir, et que le lien des effets et des causes ressort avec une solennelle évidence : aucun bien ne résultant du mal, aucun mal n’étant capable d’étouffer l’effet du bien. Cette effroyable mêlée de la Révolution, contemplée du haut d’un esprit philosophique et d’une conscience saine, devient claire et palpable comme une démonstration mathématique.

Voilà la chose capitale que le proscrit de 1848 a su faire. Il a étudié cette page sanglante et glorieuse, illisible pour ceux qui l’écrivirent avec leur sang, et longtemps obscure pour nous leurs fils. Il l’a éclairée du jour splendide de la grande morale, si méconnue de tout temps dans certaines régions politiques. Il n’a rien voilé, rien fardé, rien excusé, même chez ses héros de prédilection. Il a cherché, avec une patience inouïe et une inflexibilité de conscience digne du plus grand respect, le sens et la valeur des innombrables documents amassés et fouillés par lui pendant vingt ans. Aux prises avec les assertions les plus contradictoires, il a plaidé avec ardeur la cause des hommes calomniés, à quelque parti qu’ils eussent appartenu, et, là où la morale les condamne, il les a condamnés. À la place de l’impartialité froide qui ne devine rien, parce qu’il lui importe peu de saisir la vérité, il a mis dans l’histoire l’équité inéluctable qui tient compte de tout et qui prononce avec toutes les forces de l’être : la foi, la raison et les entrailles.

Aussi son livre est un monument qui restera à jamais : C’est l’œuvre d’un talent de premier ordre servi par un grand caractère. On y chercherait en vain la trace d’un prétendu système personnel. Le souffle qui l’anime est celui de la philosophie la plus élevée, la plus claire, la plus acceptée par tous les bons esprits de la génération présente, la plus saine vis-à-vis du passé, la plus pratique pour l’avenir. Je ne sais où certains critiques ont cru y voir une doctrine de socialisme étroit, sacrifiant le droit de l’individu à l’intérêt de tous, comme si, dans une société logique et rationnelle, un tel sacrifice pouvait ne pas entraîner la mort du corps social. Jean-Jacques Rousseau est tombé dans cette erreur. Nous savons que c’est une erreur, et nous n’en sommes pas moins avec Jean-Jacques Rousseau contre ceux qui, de son temps, prétendaient sacrifier ce qu’il appelait le Contrat social, à la fantaisie ou à l’égoïsme de l’individu. Il est aisé de voir que Louis Blanc appartient à-Rousseau plus qu’à Voltaire, mais que l’on ouvre son livre n’importe à quelle page, on y verra toujours l’ardente recherche d’une vérité supérieure à celle qui fit le débat du xviiie siècle, et dont les conséquences en lutte pesèrent si fatalement sur la Révolution. Cette vérité supérieure c’est l’accord des deux doctrines, c’est le travail que nous ont légué nos pères, c’est le mot de l’avenir. Nul ne peut dire encore sous quelle forme précise ce grand problème sera résolu ; mais accuser un noble et grand esprit de n’en avoir pas reconnu et proclamé la nécessité, c’est ne l’avoir pas compris, c’est presque le calomnier.

Certes, il y a, dans les deux extrêmes de la Révolution, des élans d’enthousiasme, des heures de périls où l’héroïsme patriotique a su tout sacrifier, même le droit de l’individu à l’idéal de la liberté et à la passion de la nationalité. Ce sont là des transports sacrés que l’historien a partagés en les racontant, et que nous partageons tous, Dieu merci, en lisant les admirables pages que le sujet lui a inspirées ; mais conclure de là au rêve d’un état normal de violence, de fièvre et de passion pour la société future, c’est accuser l’auteur et le lecteur de folie, et de telles accusations ne méritent pas qu’on y réponde.

Montrer par quels prodigieux efforts la conscience humaine, comptant avec les aveugles superstitions de l’obéissance passive, chercha la loi de son émancipation, la suivre avec impartialité dans ses admirables conquêtes et dans ses funestes erreurs, la montrer dans ses heures sublimes, ne pas chercher à justifier l’horreur de ses délires ; comprendre et admirer tous les héroïsmes, mais surtout saisir la transformation de l’âme d’un peuple, en ne considérant les hommes marquants que comme l’incarnation passagère des idées et des passions de l’être collectif, tel a été le but de l’éminent historien. On peut dire que dans ce travail sa puissance et sa foi se sont élevées d’année en année, de volume en volume. Saisi par l’émotion qu’un tel sujet inspire, il ne s’est pas un seul instant laissé entraîner par le fanatisme. Le logicien de l’idée est resté homme de cœur, et même d’instincts délicats. Devant le malheur et la souffrance, il n’y a chez lui que pitié profonde, respect pour le faible, horreur de la cruauté. Cette fibre généreuse répond aux tendances de l’esprit nouveau. La Révolution est déjà assez loin, ses conquêtes sont assez assurées, pour que la jeunesse d’aujourd’hui n’ait plus besoin de tolérer ses excès et d’accabler ses victimes. La jeunesse ! elle est comme qui dirait à point pour profiter des rudes enseignements de l’histoire et pour juger le passé avec, une souveraine justice. Elle aime et apprécie un écrivain qui ne s’est pas laissé dépasser par elle et dont l’âme restée jeune trouve dans la pureté de sa croyance et l’élévation de son esprit, le secret si rare d’allier la fraîcheur des impressions à la maturité du talent.

Juin 1865.
  1. Tomes I et II.