Questions politiques et sociales/3

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III

AUX FONDATEURS DE L’ÉCLAIREUR DE L’INDRE



LETTRE D’INTRODUCTION


Nohant, 1er septembre 1844.


Mes amis,

Je suis avec vous de tout mon cœur et de toute ma conscience pour protester contre les obstacles que la publication de l’Éclaireur a rencontrés dans l’esprit du gouvernement ; ces petites persécutions me semblent, entre tous les faits du même genre, manquer de franchise, de sagesse et de goût, puisqu’il s’agissait d’un journal encore à naître. La méfiance et l’aversion des employés du pouvoir ont semblé s’en prendre aux personnes, faute de pouvoir s’en prendre à des idées non émises encore et condamnées d’avance. C’est un véritable procès de tendance que vous avez eu à soutenir sous l’apparence d’une question de légalité. Rien » ne pourrait être plus favorable au succès de l’Éclaireur ; mais aussi rien n’est plus triste que d’avoir à lutter pour la vérité contre l’esprit de chicane et de mauvaise foi. Je ne puis donc me réjouir de cette sorte de victoire, et je ne m’en console qu’avec le vieux proverbe « À quelque chose malheur est bon ».

En vous félicitant d’avoir su persévérer dans ce regrettable combat, je m’empresse de m’unir à vous plus que jamais dans l’idée de créer, en dépit de tout, un journal qui devienne l’expression d’une sincère et libre opinion publique dans nos provinces centrales. Je saisis cette occasion de vous le témoigner, et, en même temps, d’entrer dans une courte explication de l’espèce de concours qu’il me sera possible de vous apporter.

Quelques journaux ont imprimé que l’Éclaireur était ou devait être mon journal, que ce journal était créé et fondé par moi. Erreur bienveillante à mon égard, mais qu’il vous importera de rectifier parce qu’elle entraînerait des conséquences gênantes pour vous et pour moi-même. Ces conséquences seraient, entre autres, de vous rendre solidaires et responsables de toutes mes opinions et de toutes mes croyances. Si j’avais à essayer de créer un journal pour en faire l’expression de toute ma pensée, je voudrais et je devrais en avoir seul la responsabilité auprès du public et auprès de vous. Cette situation n’est pas possible, par la raison unique et absolue que je crois de moins en moins à la politique comme l’entendent aujourd’hui les partis, et que je ne veux ni ne dois m’occuper de la politique actuelle. Or, l’Éclaireur ne s’est pas interdit la politique, et, comme il n’a jappais été question qu’il dût se l’interdire, l’Éclaireur n’a jamais été et ne sera jamais mon œuvre et mon, organe personnels. La pensée de publier un journal indépendant chez nous a été commune à vous, à tous ceux qui s’en sont faits les fondateurs, à moi avec vous et avec eux tous. J’ai désiré ainsi que d’autres, et peut-être avec plus de sympathie pour vous que beaucoup d’autres, pouvoir de temps en temps, émettre dans ce journal un jugement, un sentiment, un vœu. Mais j’aurais eu bien mauvaise grâce à vouloir vous imposer mon détachement de beaucoup de choses qui sont encore la vie de l’opposition, et, de même que vous ne pouviez abdiquer vos croyances et votre espoir, vous ne pouviez me demander de les partager, puisqu’il m’eût fallu les feindre. Vous savez que je rêve une autre société : pas davantage. Vous espérez réformer celle-ci avec ses propres éléments. Croire, c’est presque pouvoir. Essayez donc ! et employez vos forces selon votre inspiration. Je n’aspire pas à un effort qui me paraît, à moi, à peu près inutile, apparemment parce que je n’y suis pas propre. Mais je puis avoir, auprès de vous, un autre emploi. Je crois que le rêve d’une société meilleure est fondé sur des principes très différents de ceux qui régissent la société actuelle, oui, je crois fermement que ce rêve n’est pas seulement dans mon âme, je crois qu’il est dans d’autres âmes, et que par conséquent ce rêve a une sorte de réalité. N’y aurait-il de réalité absolue que dans les faits matériels, dans ce qu’on voit et dans ce qu’on touche, dans ce qui nous froisse et dans ce qui nous satisfait immédiatement ? Oh ! non, car Dieu, car le beau idéal, car la perfectibilité humaine, car le vrai et le juste seraient des chimères, des songes vains pour lesquels nos maîtres les plus grands et les plus saints apôtres de l’égalité auraient été à bon droit présentés ou immolés sur la terre comme des fous, comme des perturbateurs et des ennemis de la paix publique. Croyez donc qu’on peut, à côté de la politique et sans vouloir agir par les moyens de la politique, consoler encore aujourd’hui quelques esprits et ranimer quelques âmes éprises d’un plus doux songe. Je ne prétends pas qu’il y en ait beaucoup dans le temps de matérialisme où nous vivons, ni que j’aie de grandes forces pour les assister et les relever. Je sais si bien le contraire, que je n’ai jamais aspiré à ce qu’on appelle le succès, c’est-à-dire le suffrage général, et que les moqueries, les dédains des esprits forts de notre temps et les De profundis chantés sur mes utopies par la critique ne m’ont jamais ni surpris ni courroucé. Il est impossible qu’un myope et un presbyte s’entendent sur la distance. Tous deux voient mal peut-être, mais, à coup sûr, aucun des deux ne persuadera l’autre.

Laissez-moi donc m’adresser, quand l’occasion s’en présentera, à ceux qui ne voient pas à côté d’eux, mais dont la vue, usée par le faux éclat des choses présentes, cherché au loin, bien loin peut-être, une lueur dont ils portent la certitude en eux-mêmes. Descartes disait : « Je pense, donc j’existe. » Les rêveurs de mon espèce pourraient dire aujourd’hui : « Je rêve, donc je vois. »

Mais à vous parler de moi je m’oublie trop longtemps. Il importera peu à vos lecteurs que je m’attache, dans mon coin, à telle ou telle contemplation. L’important, c’est qu’on ne vous impute pas l’impuissance volontaire de mon rôle en ce monde. Expliquez-leur, en moins de mots et plus clairement, que je suis avec vous pour haïr et repousser le mal, à côté de vous pour chercher le remède.

Tout à vous de cœur.