Questions politiques et sociales/4

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IV

LES OUVRIERS BOULANGERS DE PARIS


Nous avons reçu dernièrement de Paris une lettre que nous nous faisons un devoir de publier pour répondre au vœu de celui qui nous l’adresse. Réclamer contre les abus de la centralisation et en faire ressortir les funestes conséquences, est une des obligations que l’Éclaireur s’est imposées. Ce n’est pas seulement à nos provinces que nous nous adressons, c’est à la France entière, à la capitale par conséquent. Les douloureuses réclamations d’un prolétaire de Paris ne sont donc pas en dehors de notre cadre, et nous les accueillons au nom de la solidarité de tous les Français, de tous les hommes. Cette lettre, dont nous n’avons pas voulu altérer la rude simplicité, n’est point un objet d’art, un joyau brillant enchâssé dans nos colonnes pour l’amusement de nos lecteurs ; c’est un caillou brut, mais qui doit peser comme un rocher sur la conscience de quiconque resterait insensible devant tant de misère et de malheur.


« Paris, le 20 août 1844.

» Je vous prie de m’excuser si je prends la liberté de vous écrire. Ce n’est pas un homme de lettres ni un poète, c’est seulement un honnête homme, un simple boulanger, un enfant de maître Jacques, qui vient vous représenter la triste position des ouvriers boulangers de la capitale, cette classe si laborieuse qui sacrifie sa jeunesse et sa santé pour enrichir un tas de coquins qui, aux dépens de notre sueur, achètent des maisons de campagne et de belles propriétés. Dans ce moment, nous sommes au moins deux mille sans ouvrage. Moi qui vous parle, depuis le 25 juillet 1843, j’ai travaillé trois semaines et deux jours. Et combien d’autres se trouvent dans la même position et sont obligés de tout mettre au mont-de-piété pour vivre ! Voyez comme c’est malheureux ! Voilà comme cela se gouverne ! Autrefois, nous donnions dix francs au placeur, mais à présent celui qui ne lui donne que dix francs est sûr de rester cinq à six mois sur le pavé, et quelquefois plus. Il faut leur donner trente ou quarante francs ; j’en ai connu qui ont donné soixante francs et un gros dinde pour régaler le placeur. Aussi ceux-là travaillent toujours ; ils ne viennent jamais au bureau. On va les chercher à leur domicile quand ils sortent d’une boutique ; le lendemain, ils rentrent dans une autre. Et le pauvre malheureux qui n’a pas le sou dans sa poche, il n’y a pas d’ouvrage pour lui. Il faut donner à ces placeurs la moitié de ce que l’on gagne. Quand ils envoient travailler un ouvrier, au bout de quinze jours ils viennent chercher l’argent à la boutique ; aussitôt qu’ils l’ont reçu, ils font ce qu’ils peuvent pour faire sortir l’ouvrier qui né leur a donné que dix francs, à seule fin d’en faire rentrer un autre pour en recevoir davantage. J’ai vu plusieurs fois cinq à six placeurs venir dans la même matinée, dans une boutique où j’ai travaillé, et même donner de l’argent à leurs abonnés pour faire boire les ouvriers, pour les mettre en ribotte, à seule fin de les faire sortir de leur boutique pour en envoyer d’autres à leur place. On ne peut pas se figurer les gueuseries qui se font dans tous ces bureaux de placement.

» Malheureusement pour nous, c’est que les trois quarts des maîtres boulangers sont des épiciers, pharmaciens, perruquiers, cordonniers, chaudronniers, marchands de vin et autres corps d’état, qui font valoir à présent la boulangerie, et qui n’y connaissent rien. Les placeurs leur font entendre ce qu’ils veulent. C’est pour cela qu’ils font sortir les ouvriers à volonté.

» Maintenant, donnons un coup d’œil dans l’intérieur de nos boutiques, où l’élégance, le luxe et les riches peintures brillent. Nous inviterions M. le préfet de police à venir contempler les trois quarts des travaux de cave, ou, plutôt dire, de sombre cachot, où l’eau transpire de tous les côtés à travers les murailles, qui sont entourées de fosses d’aisance, où l’air et le jour ne pénètrent jamais. On peut les nommer des abattoirs humains.

» C’est là que l’on trouve un grand changement avec ces boutiques si belles ! Pourvu qu’on enrichisse le maître, ça leur est égal qu’on attrape des fraîcheurs, des fluxions de poitrine, des douleurs, que l’on respire là vapeur des braises, la puanteur du bois lorsqu’il "sort du four, la fiente des lieux qui transpire à travers les murs ! Le pauvre ouvrier a l’hospice pour lui ! Au bout de trois ou quatre jours, on dit : « Un tel est mort ! » Les hôpitaux sont remplis de boulangers. Ils ont même l’audace de dire que nous sommes des hommes sacrifiés ; voyez comme ils sont durs ! Dans les trois quarts des travaux, il faut voir la malpropreté qui règne t Ici, ce sont les lieux qui sont à côté du puits où Ton jette toutes les eaux sales, qui filtrent à travers le puits, et qui forment un limon. Lorsqu’il est trop épais, il tombe dans le puits, ce qui fait croupir l’eau. Ensuite l’on met cette eau dans une chaudière qui est garnie de vert-de-gris. Cette chaudière devrait être nettoyée au moins tous les huit jours et elle ne l’est pas tous les six mois. C’est pour cela que l’on emploie de l’eau qui est corrompue. Car la poussière, les cricris et autres genres d’insectes y tombent et y pourrissent ; c’est dans ces indignes lieux que, dans vingt-quatre heures, nous avons cinq ou six heures de repos, sur un grabat qui est par terre dans un coin de la cave, et que l’on appelle matelas (que l’on carde tous les dix ans) ! Voilà la vie privée des pauvres ouvriers boulangers. Cependant il y a des inspecteurs pour visiter toutes les boulangeries ; mais je crois qu’en place de faire leur devoir, leur occupation est de manger les petits pains au beurre et autres friandises de ce genre, et de se regarder dans les glaces pour voir si leur cravate est bien mise. Et ils se gardent bien de descendre dans l’intérieur du travail, crainte de blanchir leurs beaux habits noirs. Nous avons adressé une pétition à M. le préfet de police, ornée de six mille signatures. Nous lui demandions l’abolition des placeurs, et que les nouveaux bureaux soient dirigés par la police pour qu’il n’y ait plus d’injustice ni de passe-droit ; chaque ouvrier aurait donné deux francs par mois, travaillant ou ne travaillant pas. Cet argent aurait servi à payer les frais de bureau et à secourir les malades ; et, au bout d’un certain temps, on aurait pu fonder une maison pour la vieillesse et les estropiés. Vous voyez que cet argent aurait été bien employé, plutôt que de le voir entre les mains de tous ces coquins de placeurs qui nous mettent à la mendicité.

» Autrefois, les fours contenaient de soixante à soixante et dix pains de quatre livres ; aujourd’hui, tous ceux que l’on construit sont de cent à cent trente. Nous avons plus de mal et nous sommes moins payés. Où il faudrait quatre ouvriers, il n’y en a que trois ; où il y en a deux, il en faudrait trois. Les travaux sont si pénibles, qu’un ouvrier qui y passe deux mois n’est plus reconnaissable. Ce n’est plus qu’un spectre vivant. Nous travaillons seize à dix-huit heures pour quatre francs et deux livres de pain. Les ouvriers des autres corps d’état, lorsqu’ils travaillent la nuit, elle leur est payée double, et nous qui passons toutes les nuits et une partie des jours à suer sang et eau, voilà comment nous sommes récompensés. Tous ces détails que je vous dis, c’est l’exacte vérité, et je suis prêt à le prouver s’il le faut. Ainsi je vous supplie, au nom de l’humanité et de tous mes semblables, de vouloir bien avoir la bonté de faire mettre cela dans les journaux, à seule fin que les personnes de bien prennent nos intérêts et nous mettent sous leur protection, puisque le préfet de police n’a pas répondu à la demande que nous lui avons faite.

« Je suis, etc.

» G.,
» Ouvrier boulanger. »


Voilà le tableau énergique et brutalement vrai des souffrances de l’ouvrier. Et quel ouvrier ! celui qui prépare le plus nécessaire de nos aliments, l’aliment réputé le plus pur et le plus sain ! Une insigne malpropreté, dont l’ouvrier lui-même est révolté et qui, lui coûte la santé et la vie, préside à ce travail qui, dans une société bien organisée, devrait être honoré comme une fonction noble et quasi religieuse. C’est le pain que la religion a choisi pour le symbole eucharistique, comme le don le plus précieux que la terre offre aux hommes et qui offre réellement l’image de la communion universelle, puisque tous les hommes civilisés, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre, en font la base de leur nourriture. Eh bien, le boulanger qui, aux fêtes de la patrie, devrait marcher derrière le prêtre dans les solennités civiques, c’est dans notre société actuelle un manœuvre abaissé aux plus pénibles, aux plus viles fonctions ! Et, par le plus hideux rapprochement qui se puisse offrir à la pensée, c’est dans des cavernes infectes, c’est à la vapeur fétide des latrines, c’est presque avec l’ordure la plus immonde que ces spectres vivants, comme les appelle Fauteur de la lettre, pétrissent le pain, l’aliment premier de notre vie physique !

Ainsi la spéculation a tout envahi, jusqu’au pain que nous mangeons. Pétri matériellement de sueurs et de larmes, il coûte la vie chaque jour à des centaines d’ouvriers ! Provinciaux, qui courez par milliers pour contempler chaque année les merveilles de la grande cité, vous vous êtes sans doute arrêtés devant ces boutiques que vous dépeint en deux mots vrais notre prolétaire. Des dorures, des fleurs, des peintures qui rappellent celles d’Herculanum et tout le luxe inutile et insensé de l’empire romain à la veille de sa décadence, de grands panneaux de glaces, un comptoir de marbre orné de bronzes dorés, qui ressemble à un autel, voilà ce qui a frappé vos regards éblouis. Mais vous n’êtes pas descendus dans cette sentine de l’opulente maison où des malheureux, plus esclaves du salaire que ne l’ont jamais été les esclaves de l’antique conquête ou les serfs de la féodalité, s’épuisent et meurent sans qu’une seule de leurs plaintes puisse monter jusqu’à vous ! Le métier par lui-même est des plus rudes, et vous savez que le peuple de Paris, toujours pittoresque dans son ergot, a donné au garçon boulanger le nom de geindre. Geindre signifie gémir ! Et c’est avec des gémissements, en effet, avec une sorte de cri douloureux et sauvage que le boulanger soulève et frappe cette pâte dont vous admirez la blancheur et la légèreté. N’avez-vous jamais passé, la nuit, devant ces soupiraux d’où s’exhale une vapeur brûlante, et n’avez-vous pas entendu, au milieu du silence de la ville endormie, ce râle effrayant du pauvre geindre, auquel rien ne répond que l’horloge qui compte ses heures de peine ! C’est une poitrine humaine qui se dessèche et qui se brise pour vous ! On croirait assister à la dernière scène d’un meurtre ; cette pâte frappée lourdement sur la table, on dirait d’un cadavre qui tombe sous les coups ; et cet effort retentissant des poumons de l’ouvrier, c’est comme les derniers soupirs de l’agonie.

Eh quoi ! un travail si pénible, et le travail de l’enfourneur plus affreux encore, occupent dix-huit heures sans interruption le malheureux ouvrier t et, pour se coucher, lorsqu’il tombe de fatigue, il n’a qu’un grabat misérable dans un coin de l’antre ! Le luxe a prodigué ses merveilles dans un salon, au-dessus de sa tête, et l’exploiteur du travail a oublié qu’une des dépenses nécessaires de son établissement était une pièce saine, aérée et propre, où le martyr, au sortir de la fournaise, pût aller, pendant quelques heures, fuir l’atmosphère dévorante, fuir le bruit insoutenable, ou l’humidité infecte et mortelle de l’atelier !

Et après tant de maux, grâce au mince salaire ou au manque d’ouvrage, eu aux intrigues des placeurs, l’ouvrier n’a pour toute ressource que l’hôpital, pour tout refuge… que la mort !

Et qu’on ne croie pas que c’est la seule industrie où il y ait tant et de si misérables victimes ! Si vous écoutiez la plainte de tous les métiers, vous sauriez que celui-là n’est pas le pire, le moins rétribué, et le plus abandonné à la rapacité des spéculateurs. Vous en verriez de si affreux, que vos oreilles se refuseraient à en entendre la description. Vous verriez partout une classe d’hommes aveuglés et corrompus par la pente fatale qui entraîne l’industrie à ruiner le pauvre et à tromper le riche, se placer entre le producteur et le consommateur, pour tuer l’un par la fatigue et la misère, pour empoisonner l’autre par les procédés frauduleux de la fabrication. La police découvre et châtie tous les jours des industriels qui portent de graves atteintes à la santé publique ; mais vous voyez que la police n’y suffit pas, et qu’il est des parties où sa surveillance n’a pas encore su pénétrer. Nous croyons, nous qui parlons ainsi, que la police est moins fautive que l’organisation sociale du travail, et que son assistance sera un mince secours contre les exactions et les monstruosités sans frein de la concurrence. Mais nous n’en réclamons pas moins son attention, et nous supplions M. le préfet de police de faire droit à la requête des pauvres ouvriers boulangers de Paris.

27 septembre 1844.