Questions politiques et sociales/5

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V

LETTRE D’UN PAYSAN DE LA VALLÉE NOIRE


ÉCRITE SOUS LA DICTÉE DE BLAISE BONNIN


On dit par chez nous, messieurs, que vous faites paraître un journal qui a nom l’Éclaireur, pour éclairer le monde du pays sur bien des affaires qui jusqu’à présent n’ont pas été claires du tout, surtout pour nous, bonnes gens, qui savons tout au plus lire et écrire, et pour bien d’autres encore qui n’en savent même pas si long. Je me suis laissé dire que vous permettriez bien au dernier villageois de vous donner avis de ses peines et de ses idées (c’est tout un par le temps qui court), et que, si nous avions quelque chose à réclamer, vous nous aideriez bravement à le faire assavoir à, au moins, dix lieues à la ronde. C’est pour ça, messieurs, que je mets la main à la plume, vous priant de m’excuser si je ne sais pas bien tourner un écrit, et si je dis, faute de savoir, quelque chose que la loi défend de penser.

Vous voyez, messieurs, d’après ce commencement, que j’ai l’agrément de savoir lire et écrire, quoique je ne sois pas né dans le temps où l’on allait à l’école. Mais l’ancien curé de ma paroisse s’était amusé à m’instruire un peu, et j’ai appris le reste en essayant de lire dans les gazettes que notre ancien seigneur lui prêtait. Ce qui fait qu’au jour d’aujourd’hui, quand j’en trouve l’occasion, je fourre encore un peu le nez par-ci par-là dans les nouvelles. Eh bien, je n’en suis pas plus avancé, car tantôt je trouve dans les uns que tout va mal au pays de France, et tantôt que tout va si bien qu’on chante et qu’on banquette pour remercier le roi et le bon Dieu de la prospérité publique.

On ne peut pas se gausser du bon Dieu ; mais, tant qu’au roi, c’est bien certain qu’on se permet de l’affiner, si on lui dit que nous sommes tretous contents, et, quoi qu’en dise M. le préfet de l’Indre, qui bien sûr l’a dit pourtant à bonne intention, nous répétons tous les matins et tous les soirs, et souvent sur le midi : Ah ! si le roi le savait !

Tout en me creusant la tête pour savoir moi-même d’où nous vient tant de misère que personne ne plaint, et que personne ne dit au roi, je crois bien que je l’ai trouvé, et je ne serai pas si câlin que de ne pas oser le dire.

Oui, messieurs, j’ai trouvé le fin mot en y pensant, et, si ce n’est pas la vérité je veux perdre mon baptême. Voilà ce que c’est. On dit, on prétend, on soutient que la Révolution nous a fait de grands biens et porté beaucoup de profit. Nous l’avons cru aussi, et, le jour où nous nous sommes trouvés sans seigneurs, sans abbés, sans dixmes ni redevances, nous nous sommes tous imaginé que nous allions être libres et gaillards comme allouettes au champ. Nous nous sommes trompés, foi d’homme ! Je ne sais pas comment ça s’est emmanché, mais avec l’Empire, avec la Restauration, et encore plus avec la nouvelle révolution de l’an 30, voilà que la féodalité, la dixme, le servage, et jusqu’à la corvée, messieurs, oui, la corvée ; tout ça nous est retombé sur le corps. Il n’y a que les noms de changés. Le régime féodal, c’est le pouvoir absolu de celui qui possède sur celui qui ne possède pas. La dixme, c’est l’impôt, qui jamais ne profite qu’aux riches ; aux pauvres, point. Le servage, c’est notre état de misère qui nous livre à la merci de l’usurier bourgeois, du fermier bourgeois, du propriétaire bourgeois ou non bourgeois ; et la corvée, c’est la prestation en nature pour les travaux prétendus d’utilité publique !…

Oh ! ça vous étonne bien un peu, mes chers messieurs, et ça vous fâche peut-être contre moi dans le premier moment. Faites excuse si je ne sais pas bien parler, mais les mots ne sont que des mots, voyez-vous, et, si vous voulez bien m’examiner un tant si peu, vous verrez que mon idée n’est pas si fausse qu’elle en a l’air.

Voyez un peu, par grâce, si les riches, gros, moyens ou petits, ne sont pas nos seigneurs féodaux, et si nous ne sommes pas redevenus la gent taillade et corvéable à merci, comme on disait dans mon jeune temps, je m’en souviens encore. Il n’y a plus de châteaux forts, c’est vrai ; mais oh ! que l’argent, le capital, comme on dit au jour d’aujourd’hui, est devenu bien autrement solide pour défendre la caste qui en dispose ! Et comme c’est subtil, comme c’est maniable, comme c’est écrasant, cette monnaie jaune qui permet tout aux uns, et qui défend tout aux autres ! Nous n’avions qu’un seigneur par village, nous en avons dix, vingt, trente, à présent. Ils ne résident pas tous, on ne les connaît pas tous. Il y en a qu’on n’a, jamais vus, qu’on ne peut pas se flatter d’attendrir ou de persuader jamais, car on ne les verra mie. Les uns sont députés pour les riches, et, plaidant auprès de la nation pour les riches contre les pauvres, font grand mal au pauvre, qui ne sait pas seulement leurs noms, et qui n’a pas même, comme au temps d’autrefois, la consolation de maugréer tout bas contre M. le comte ou M. le marquis, seigneur de son endroit. Il y en a qui sont banquiers et qu’on ne voit pas davantage. Ils ont des fonds en circulation dans le pays ; ils règlent le taux des emprunts, ils font que l’argent est cher, et que quiconque est forcé d’emprunter, est bein sûr d’être ruiné. Et en dessous de ceux-là il y a la caste des moyens propriétaires, qui ont tous de l’autorité sur nous, outre celle de l’argent, parce que nous sommes forcés d’en faire nos maires, nos adjoints, nos conseillers municipaux, nos chefs et nos maîtres, pour parler vrai. Ils ne disposent plus de notre cou pour nous pendre, ni de nos épaules pour y faire tomber des coups de bâton, ni de nos femmes par droit du seigneur ; mais ils disposent de nos estomachs pour les laisser jeûner, de nos bras pour les faire travailler à leur profit moyennant salaire trois fois insuffisant… Et tant qu’à nos femmes, à nos sœurs, à nos filles…, oh ! bonnes gens, vous sayez bien qu’un écu, un tablier de soie, un peu d’aise et de gloriole, quelquefois, hélas, faut-il ! le besoin d’une pauvre mère de famille, font faire de plus vilaines choses que l’ancien droit dont je sais et ne veux pas dire le vrai nom. Du moins, si celui-ci nous humiliait et nous rabaissait, il nous portait moins de peine dans le cœur. On pouvait croire que ces pauvres créatures du bon Dieu avaient agi par crainte, par superstition, car on s’imaginait que le seigneur était plus qu’un homme. Quand on ne le respectait pas comme un ange, on en avait peur comme d’un diable. À présent, le diable s’est fait bonhomme : il se promène en redingote et en casquette autour de nos maisons, on s’en défie moins. Mais, quand on y songe, on doit s’en méfier davantage ; car, si l’on défend ses brebis, qui vous dit que ce riche qui ne craint ni Dieu ni diable, qui se moque du scandale comme du curé, et de la loi qui est faite et appliquée par lui et pour lui, ne vous ruinera pas" bientôt en vous chassant de la maison qu’il vous a louée, en réclamant l’argent qu’il vous a prêté (je ne veux pas dire à quel taux d’intérêt !) ; enfin, en vous refusant l’ouvrage dont vous ne pouvez pas vous passer ? Fermez les yeux, tout ira bien ; ouvrez-les, vous irez, de par lui, à l’hôpital. Vous vivez donc toujours dans la crainte, non d’un seul comme autrefois, lequel du moins, quand il était pieux et sage, par bonne chance, vous protégeait contre le voisin, mais de vingt ou trente maîtres qui se soutiendront tous contre vous au besoin.

Tant qu’à l’impôt et aux prestations en nature, voyez un peu, bonnes gens, si ce n’est pas, sous d’autres noms, la redevance et la corvée ! À qui va, à quoi sert, à quelles gens profitent l’argent ainsi que le travail qu’on nous impose ? On dit que ça sert à ce que nous soyons bien gouvernés ! Quelle part avons-nous, nous qui ne votons sur rien, aux bienfaits d’un beau gouvernement ? D’abord est-ce nous qui l’avons fait ? nous en rend-on compte, savons-nous ce qui s’y passe ? On dit que nous sommes trop bêtes pour savoir ce qui nous fait besoin, ce qui nous est dû ; on dit que nous l’avons consenti, ce gouvernement, parce que nous ne nous sommes pas révoltés contre. Nous ne sommes pas méchants, Dieu merci ! Nous ne connaissons pas, au pays dont nous sommes, la colère et les mauvaises paroles. Quand le bon Dieu nous envoie la grêle, nous ne disons pas d’injures, nous ne montrons pas le poing au bon Dieu. Nous craindrions que ça ne nous portât malheur et qu’il ne nous en arrivât pire. Nous nous plaignons tout doucement, nous prions pour le beau temps, et le beau temps finit toujours par arriver. Mais, avec les gouvernements, le bon temps ne nous arrive jamais, et nous avons beau prier, on nous écoute si peu qu’on dit au roi que son peuple est heureux, et dans le journal du gouvernement qu’il n’y a pas à s’embarrasser des pauvres, vu qu’il y a des gendarmes et de la troupe, et des canons, et des grandes bâtisses tout autour de la ville de Paris pour nous empêcher de remuer.

C’est à ça que je voulais eu venir ; c’est à toutes ces belles dépenses dont chacun de nous paye sa petite part, sur le grain de sel qu’il met dans son pot, sur l’air qu’il respire par sa petite lucarne, sur la patente de son pauvre petit métier, sur les quatre ou cinq mauvais meubles qu’il n’a pas toujours pu payer, enfin sur tout ce qu’il y a de plus nécessaire à sa pauvre vie. Là-dessus, nous payons les gendarmes, pour qui ? pour garer des voleurs ceux qui ont quelque chose à voler, car nous autres, nous ne craignons rien ; les voleurs ne sont pas si sots que de venir chez nous. Nous payons les troupes. Sommes-nous en guerre avec les Anglais, les Prussiens ou les Russiens ? Faut-il tant de troupes sur pied pour le peu qu’on entend tirer de coups de canon depuis tantôt trente ans ? Mais il paraît que les gens riches qui tiennent boutique à Paris veulent qu’il y ait beaucoup de troupes pour garder leur fait. Nous payons les fonctionnaires du gouvernement. Oh ! là-dessus, j’en aurais beaucoup à dire pour vous montrer le bien qu’ils nous font. Ce sera pour une autre fois. Mais j’ai encore la corvée à vous prouver, et là-dessus je suis tout prêt.

À quoi servent les prestations en nature ? À qui servent les chemins ? Ce n’est pas à nous bonnes gens, qui ne les gâtons guère et qui n’avons pas besoin de grandes routes pour nos sabots ! Ça n’est pas la charrue, ni la voiture, ni les bœufs, ni le cheval, ni même l’âne du journalier qui défoncent les routes et creusent les ornières. Le journalier n’a rien de tout çà. Une petite traquette bien droite lui sert mieux. C’est le propriétaire, c’est le fermier, c’est celui qui a des récoltes à serrer, des bestiaux à conduire en foire qui réclament pour les chemins et qui nous y font conduire et remuer de la pierre. Et encore s’ils étaient contents ! Mais ils ne le sont point, ils sont toujours à se disputer, à se tromper et à se jalouser pour savoir par où passera le chemin. « Je le veux devant mon domaine, dit l’un. — Je le veux tout droit sur mon moulin, dit l’autre. — S’il ne traverse pas le village, disent les autres, nous savons bien pour qui nous ne voterons plus. » Ah ! c’est une comédie, et une belle, je vous en réponds, que de les voir se disputer ce pauvre chemin ! J’ai à la maison un vieux bouquin bien drôle qui me fait toujours rire quand j’ai du souci, et qui fait rire mêmement M. le curé quand je lui en raconte quelque fadaise, sans qu’il sache toutefois d’où ça sort ; car ce livre est peu dévot quoiqu’il soit à ce qu’on dit d’un ancien curé de Meudon. Dans ce livre-là, il y a une histoire de chemins, toute bâtie sur des jeux de mots. « J’entends toujours dire (que l’auteur dit, dit-il) qu’un tel a pris le grand chemin de Bourges, ou la route de Tours, ou telle autre route. Je ne savais pas qu’on pouvait voler les chemins. » Eh bien, par ma foi, on lui prouverait bien, au jour d’aujourd’hui, à ce brave M. l’abbé Rabelais, qu’on peut les prendra et les voler, les chemins, les petits comme les grands. J’en sais qu’on a subtilisés dans la poche des contribuables d’une façon aussi joyeuse que toutes les histoires de mon abbé, que j’aime bein d’ailleurs, vu qu’il parle le bon et vrai français qu’on parle encore aujourd’hui chez nous, ce qui fait que, de tous les livres que j’ai lus (j’en ai bien lu quatre ou cinq), c’est celui-là que je comprends le mieux.

Vous voyez donc bien, mes chers messieurs, que le pauvre est à la merci du riche, comme autrefois le faible était à la merci du fort. Vous voyez donc bien par conséquent qu’une misère à la place d’une autre, ce n’est rien de gagné ; de la même manière qu’un fardeau qui ne fait que changer de nom n’est pas plus doux à porter dans un temps que dans l’autre. Mais je n’ai pas fini de vous énumérer nos peines et nos inquiétudes. Vous allez voir qu’il nous arrive pire que jamais, et que la vie d’un chacun pauvre va être mise en question ; à savoir s’il a le droit de vivre, ayant quelque chose, ou si, n’ayant rien, il n’est pas obligé de se jeter à la rivière avec une pierre au cou pour faire de la place. Je veux même avoir vos bons avis là-dessus, pour savoir si je ne ferais pas mieux d’en prendre mon parti tout de suite et de me périr avec ma famille avant tous les chagrins et tous le» ennuis qui vont nous y forcer peu à peu.

Dans l’ancien régime, nous avions nos communaux, propriété sacrée et inaliénable du pauvre, comme disait notre ancien curé, et on ne songeait pas à les vendre. On le pouvait en certains cas, mais on n’eût osé. On avait bien assez à faire de les défendre contre les empiétements et prétentions des seigneurs, qui n’avaient pas toujours gain de cause, et à qui la loi de 96 finit parfaire entendre raison de gré ou de force. Dans ce temps-là, nous avons pu nous imaginer que la loi protégerait toujours les intérêts du pauvre. Dans le pays d’ici, nous n’en voulions pas à nos anciens maîtres ; nous ne brûlions pas leurs châteaux ; nous ne désirions ni leur mort ni leur ruine ; mais nous ne pouvions pas regretter les droits féodaux ; voilà tout le tort que nous avons eu, et si c’en est un, on nous en a bien punis depuis ! On n’a pas vengé la fierté des anciens aristocrates, mais on a contenté l’avarice des nouveaux, en leur donnant plus qu’autrefois aux autres le gouvernement de nos intérêts, à tous les degrés du pouvoir, soit payé, soit honorable. Par ainsi, nous ne dépendons pas seulement des préfets, sous-préfets et gendarmes, mais encore des maires, adjoints et conseillers municipaux, lesquels acceptent souvent lesdites places, comme ils le disent d’eux-mêmes, non pour le plaisir ou l’honneur, mais pour avoir une autorité qui leur permette de veiller à leurs intérêts et à ceux de leurs amis, de se garer des tracasseries que pourrait leur occasionner celui qui occuperait la place ; enfin, de faire respecter la grande propriété par la petite. Ils se font de ce dernier chef un mérite, un devoir et quasiment une religion. On dirait que ces pauvres riches sont dans un danger abominable de ne pas le devenir davantage, et que, si tout ce qui a un brevet de pouvoir dans la nation ne leur court point en aide, ils vont mourir du chagrin que leur causerait une poule dans leur blé ou une oche dans leur luzerne. Mais qui est-ce qui prendra donc enfin un beau jour la défense de la petite propriété contre la grande ! M’est avis que ça serait temps. Et la défense de la non-propriété, c’est-à-dire de la vie des pauvres contre tous les propriétaires petits et grands ? Oh ! pour ça, je ne vois pas qu’on ait envie de ressusciter la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je crois bien qu’il se passera mille ans avant qu’un maire, un adjoint ou un simple conseiller municipal donne, dans une contestation, la préférence au misérable sur le propriétaire, son confrère et son semblable à lui, officier municipal qui n’est jamais et ne peut jamais être choisi parmi les pauvres, nos pareils à nous qui ne nommons et ne choisissons personne !

J’en étais sur les communaux, pardon excuse si tout ce que j’ai sur le cœur me fait bavarder un peu à tort et à travers. Je vous disais qu’en 93, vous le savez mieux que moi, on nous avait fait là-dessus des lois qui nous débarrassaient si bien des prétentions de nos seigneurs, que nous pensions n’avoir plus rien à craindre. Aussi prîmes-nous bientôt, nous autres pauvres ménageots, l’habitude de regarder comme nôtres ces terres vaines et vagues, comme où les appelait. Nous achetâmes chacun cinq ou six pauvres bêtes, et même moins quand nous ne pouvions pas mieux faire ; et de ce moment-là, comme on paraissait ne vouloir jamais nous tracasser là-dessus, nous fîmes de nos petits enfants des pasteurs, de nos ouailles de la laine pour nous vêtir de notre chèvre le lait et le fromage de notre nourriture, de nos élèves en volailles, chebris ou porcs, un petit bénéfice de vingt, trente ou quarante écus par chacun an. Ça nous sauvait de la misère, ça nous assurait la vie et à nos pauvres enfants. Car enfin, messieurs, calculez ce que gagne et consomme un pauvre journalier chargé de famille, et vous connaîtrez clair comme la parole de Dieu que sans notre petit troupeau nous ne pouvons pas vivre. Le moins qu’un homme, consomme de seigle ou marsèche, c’est 50 francs par an. Mettons qu’il a femme, père ou mère, et seulement trois enfants à nourrir. Quand un paysan n’a que cinq personnes sur les bras, il est bien heureux… Bien heureux ! moins on a de famille, de parents à aimer, plus on est heureux ! Voilà pourtant ce que la misère fait dire et penser… Mais passons. Mettons que, pour ces cinq personnes, trop vieilles ou trop jeunes pour consommer autant que le chef de famille qui peine et travaille, il faille, à raison de 25 francs, par an, un total de 125 francs ; ajoutez le loyer d’une maison et d’un coin de jardin dans notre endroit, c’est le moins 50 francs ; meilleur est le pays, plus chère est la chose. Ça fait 225 francs. Ajoutez l’impôt mobilier, les vêtements, les sabots, en voilà bien vite pour 25 ou 30 francs. Mettons la dépense totale la moindre possible, il faut 250 francs à une médiocre famille pour vivre sans autre régal que le pain et l’eau, sans bois de chauffage et sans chandelle ; je n’ai pas compté le savon, ni le sel qu’on met pour faire d’un peu d’eau claire du bouillon de paysan. Ça n’est pas que ça rende le pain meilleur, mais ça empêche qu’il ne vous étouffe, et quelque chose de chaud dans l’estomac, ça joue la soupe. Dans le pays de châtaignes, on vit encore à moins, à ce qu’on dit ; mais pour nous, habitants de la vallée Noire, nous ne pouvons pas économiser davantage.

Voyons maintenant notre salaire : 20 sous par jour en été, 10 sous en hiver. Supprimez les dimanches et fêtes chômées, les temps de glace où l’on ne peut travailler la terre ; si nous arrivons à 200 francs par an, je défie bien que nous dépassions d’un écu ; dira-t-on que c’est assez et que nous pouvons exister ? Il faudrait supposer pour ça que nous n’aurons pas de dettes, et pourtant, si nous n’entrons pas en ménage avec un mobilier, il faut s’endetter pour l’acheter ; — que nous ne serons jamais malades, et la santé continuelle n’est jamais arrivée à aucun homme, que je sache. Soyez arrêté seulement une semaine, vous voilà endetté. Soyez arrêté trois mois, vous voilà ruiné. Soyez arrêté un an, vous voilà perdu, Soyez estropié, vous voilà mort. — Étant malade, n’espérez pas payer le médecin. Ils sont tous bons et charitables dans notre pays, c’est au moins ça. Mais il faudrait qu’ils fussent bien riches pour nous payer à tous des drogues et pour nous donner un peu de viande, et du vin qu’il faudrait pour nous rétablir. Plus ils sont généreux et honnêtes, plus longtemps ils restent pauvres, ou plus vite ils le deviennent. C’est le sort de tous ceux qui ont bon cœur d’être bientôt à bout de leur petit pouvoir dans ce monde, où on les laisse faire sans faire comme eux. — La maladie c’est donc la misère. — Mais ce n’est pas tout. Il y a encore le manque d’ouvrage. J’ai toujours entendu dire aux pauvres : Travaillez ! Je n’ai pas vu que ça leur donnât de l’ouvrage quand il n’y en a pas. Plus la propriété est divisée autour de nous, c’est-à-dire plus il y a de gens un peu aisés, plus ceux qui n’ont rien deviennent inutiles, et, on a beau dire, je vois bien que c’est toujours le plus grand nombre. — Il y a donc, outre les commandements de l’Église, outre les maladies et les accidents, des chômages forcés. Il n’y a pas un seul journalier qui n’ait souffert grandement de toutes ces choses-là. Une fois endettés, nous ne pouvons plus en sortir. L’homme qui n’a pas de garantie n’a de ressources que chez les usuriers. Il ne peut payer l’intérêt. Au bout de deux ou trois ans, on l’exproprie ; la dette se trouve payée par là, mais il faut recommencer, et, quand une fois on a eu du malheur, on ne retrouve pas aisément un crédit de dix écus pour ne pas coucher dehors, soi, sa vieille mère ou son vieux père infirme, sa pauvre femme enceinte ou nourrice, et ses petits malheureux quasiment nus.

Voilà, je crois, un sort assez dur. Eh bien, nous nous sommes en partie sauvés jusqu’à présent dans nos campagnes. Grâce aux pâturages communaux, la chèvre et l’ouaille vous font une nourriture un peu moins mauvaise, des habits un peu moins coûteux, et avec ce profit des élèves on peut parer aux coups de malheur. Eh bien, je ne sais pas ce qui s’est passé dans les lois depuis la Révolution : je n’ai quasiment pas lu une seule gazette, et, si vous n’en faisiez pas une que notre bourgeoise me prête, il est sûr que je n’en aurais plus jamais lu ; je ne saurais donc dire ce gui a passé par la tête du gouvernement, non-seulement d’autoriser tous les conseils municipaux à renfermer, affermer ou vendre les communaux, mais encore de les en semondre, de les y pousser et de les y contraindre en leur refusant des fonds quand ils en demandent pour une école, un presbytère ou quelque sinistre. Voilà que dans beaucoup de communes on a fait comme voulaient MM. les préfets et MM. les sous-préfets. On a retiré au pauvre le parcours sur le terrain commun, on l’a forcé de se défaire de ses bêtes, on l’a réduit à se faire, quoi ? braconnier ? non, car la chasse est si bien gardée à présent qu’une alouette coûte 50 francs au pauvre malheureux qui l’attrape. — Quoi ? mendiant ? non, car la mendicité va être interdite. On a fait un établissement où il y a jusqu’à présent soixante lits pour six mille pauvres ; et ceux qui s’y trouveront gênés ou qui n’y pourront être admis iront en prison, s’ils s’arrêtent au seuil d’une porte pour demander un morceau de pain. — Alors quoi ? voleur et brigand jusqu’à ce que les galères et la guillotine s’ensuivent.

Remarquez les trois belles lois dont l’application nous tombe sur le corps à la fois dans ce moment-ci ? Je veux vous questionner sur les deux dernières une autre fois, mais pour les communaux j’en veux avoir le cœur net aujourd’hui.

Autrefois on autorisait la vente des communaux dans les cas d’urgence et quand la commune réclamait cette autorisation. À présent on l’impose presque, car, sur de simples officiers municipaux de campagne, quelle n’est pas l’autorité d’un conseil de M. le préfet ? Ça flatte la vanité du paysan riche qui commence aussi à se faire bourgeois et à se déclarer l’ennemi du pauvre ; ça donne la peur à son intérêt qui lui remontre le tort que font à ses récoltes tous ces petits troupeaux des ménageots qui touchent à ses bouchures en passant, et qui même sautent quelquefois par-dessus quand nos damnés gamins s’endorment sous un arbre ou s’oublient à jouer à la marelle ou à danser la bourrée entre eux. Oh ! dame, je sais bien ce qu’on lui dit et ce qu’ils se disent ensuite les uns aux autres, nos paroissiens propriétaires ! « Vous voyez bien que tant de bêtes (il y en a 6 et 800 dans les plus petites communes), ne peuvent pas vivre sur le commun ? Ça va tantôt chez vous, tantôt chez moi ; ça grapille sur tout ; les gardes champêtres sont trop doux, ils leur font miséricorde, ou bien nous sommes obligés de la faire nous-mêmes, parce que, si nous ruinions une famille par un procès-verbal de 50 francs, ces coquins de malheureux pourraient bien en tirer vengeance. Il ne faut qu’un coup de colère, comme dit l’autre, pour vous couper un arbre pendant la nuit ou pour vous faire périr une bête aux champs. (Outre que les malheureux sont quasi tous sorciers et qu’ils savent des paroles pour tarir les vaches ou faire avorter les juments. Les plus riches d’un bourg ne sont pas toujours les moins bêtes et ils croient à toutes ces sornettes-là.) « Alors, qu’ils disent, il n’y a qu’un moyen pour qu’on ne nous fasse pas tort d’un boisseau de blé ni d’une fourchetée de foin : c’est de les empêcher d’avoir du bestiau ; c’est de vendre le communal. Après ça, nous verrons comment ils nourriront tant de bêtes. Ça ne fait-il pas horreur au monde de voir des gens qui n’ont pas un pouce de terre en propre se permettre d’avoir tant d’animaux ? »

Il y en a bien qui répondent : « Prenez garde ! quand ils n’auront plus la commune, ils enverront leurs bêtes chez nous sans se gêner ; ils deviendront insolents ; ça sera comme une guerre, et il faudra être toujours sur la défense, la loi à la main, faire punir et par conséquence être exposés à leurs revanges plus que nous ne le sommes à présent. »

Mais il y en a qui répondent ; « Soyez donc tranquilles, on va embrigader les gardes champêtres. Ça sera comme autant de gardes particuliers, comme autant de gendarmes que nous aurons à notre service. On arrange ça si bien que nous n’aurons plus le droit de faire grâce. Nous nous laverons donc les mains du dommage, et le malheureux ne pourra plus s’en prendre à nous. »

Voyez, messieurs, comme tout ça est bien arrangé, de vrai, comme ça se tient, et comme nous voilà tenus, nous autres, bâtés, enfargés et enlicotés !

Mais il y a les câlins, les bons apôtres, les jésuites de la propriété, qui viennent pour nous endormir avec des beaux raisonnements. « Mes enfants, qu’ils disent, vous n’y entendez rien. À qui va-t-on vendre les communaux ? à vous ! Libre à vous d’acheter chacun votre petite part, de la renfermer, d’y serrer vos bêtes, ou d’ensemencer, et de devenir propriétaires. C’est joli, ça ! vous qui ne l’avez jamais été ! ça va vous donner de l’agrément, des droits civils, de la considération. Jamais vous n’auriez trouvé de belle occasion pour acheter, dans un pays où le moindre lopin de terre autour de vos maisons se vend quelquefois à raison dW demi pour cent ! Vous trouverez enfin de la terre à bon marché et peut-être du temps pour payer. »

Eh ! ôtez-vous de là, avec vos menteries ! Qui n’a rien ne peut rien acheter, et, s’il trouve du crédit dans ce temps-ci, c’est sa perte. Nous savons bien ce que c’est que l’emprunt, l’intérêt à 15 et 20, les frais d’huissier et le remboursement, c’est-à-dire l’expropriation ! Malheureusement vos flatteries en attrapent beaucoup, et vous avez persuadé à bien des malheureux que la vente des communaux ferait leur fortune. En attendant, vous les renfermez, vous les plantez, vous faites couper nos vieux arbres de rapport, qui nous donnaient des noix et de la feuillée, et vous les vendez, toujours au profit de la commune, comme vous voulez vendre le terrain, toujours pour arranger des chemins qui ne servent qu’à vous ; pour augmenter le traitement des gardes champêtres engendarmisés qui ne garderont que vous, pour complaire au pouvoir en votant des prestations en nature pour certains travaux hors de la commune, qui contentent et payent tel ou tel électeur bien pensant du voisinage, lequel vous fera payer de votre complaisance une autre fois, etc. Je n’en finirais pas si je disais à quoi vous servent et à quoi ne nous servent pas les impôts dont vous nous chargez.

D’ailleurs, qu’on pourrait leur dire encore, vous nous la baillez belle en promettant que nous serons riches quand nous serons propriétaires I Vous faites avaler cela au malheureux, et le malheureux aide de lui-même à sa perte en contribuant de tout son petit pouvoir au dépouillement que vous appelez, je crois, morcellement de la terre. Les badauds ! ils ne voient donc pas qu’avec leur petit lopin de pré ils ne pourront plus élever de bestiaux ; le bestiau aime à se promener, il ne mange pas, il ne vit pas sur une baisselée d’herbe ; qu’avec leur petit lopin de champ, ils ne pourront pas cueillir de blé ? Sans bestiaux, ils n’auront pas d’engrais. Le communal s’engraissait de lui-même du parcours de toutes les bêtes ; il ne demandait ni clôture ni culture. Avec quoi cultiverez-vous ? Vous n’aurez ni bœuf ni arreau ; il faudra emprunter l’attelage du riche et le payer cinq francs à chaque façon. Et quand vous serez gelé, inondé, grêlé, qui vous dédommagera ? Ce n’est pas sur le peu que vous pourrez récolter d’une bonne année que vous mettrez en réserve pour la mauvaise. Et puis, pour chaque troupeau, il faudra une bergerie ou un pâtour. Sur le communal, un seul pouvait garder toutes les bêtes de la commune. Vous ferez comme les métayers, avec la différence que sur de grands travaux un enfant de plus à la maison est richesse, tandis que, sur de petits, un enfant de moins placé chez les autres est la ruine d’une maison. J’en connais plus d’un vieux ménage qui, ne pouvant plus cultiver son petit bien, garde son grand gars à la maison pour que le bien ne se perde pas. Le gars quitte une condition de laboureur ou de domestique, où il gagnait cinquante écus, pour revenir cultiver un bien qui ne peut nourrir son père, sa mère et lui.

Si tous les malheureux voulaient croire la raison, au lieu d’acheter des grobilles de communal, ils feraient un grand, un seul communal avec tout le peu de chacun, et vous les verriez, s’ils le cultivaient bien en commun, et sans se jalouser et se méfier les uns des autres, arriver à être bientôt plus riches que tous leurs voisins. Mais ça n’est pas seulement la raison qu’il leur faudrait, ça serait l’amour du prochain avec, et se persuader, avant tout, que l’un ne doit pas chercher à manger l’autre. Et puis il faudrait que ça se fît partout d’un bon cœur, d’un bon accord et dans l’intention de plaire à Dieu… Si je parlais de ça dans notre bourg, on me dirait que je suis fou, et, si j’en parlais ailleurs, ça serait peut-être encore pis.

Qu’est-ce qui va arriver pourtant, si les gens d’esprit qui écrivent tant là-dessus ne nous trouvent pas un moyen d’en sortir ? Avec la loi sur les communaux, avec la loi sur la chasse, avec la loi sur la mendicité, je ne sais pas s’il nous restera de quoi acheter une corde pour nous pendre. On répond à nos plaintes que les bourgeois ont le droit et la force, que les propriétés seront respectées, et que c’est dans l’intérêt du petit comme du gros. Moi, je dis que ce qu’on appelle le petit est encore un très gros pour nous, et qu’après ceux-là, les plus nombreux sont si petits, si petits, qu’il paraît qu’ils ne comptent pas. Beau calcul, ma foi, que de dire : « Voilà cinq hommes sur mille, que nous avons contentés et qui sont en position de devenir toujours plus riches ! Si les 995 autres ne sont pas contents, qu’ils aillent plus loin. » Et où plus loin, si c’est partout de même ?

Voilà donc où nous en sommes réduits ; c’est à demander ce que nous allons devenir, à des gens qui ne veulent pas nous répondre, et qui trouvent même insolent que nous osions leur faire cette question-là. Quand on veut bien essayer de nous tranquilliser, on nous dit : « Vous mourrez de faim, c’est vrai, mais vous aurez une belle église, ça fera honneur à votre curé. Vous ne mangerez jamais de viande, mais vous aurez une jolie halle où vous aurez le plaisir de la voir étalée, ça fera honneur à votre maire. Vous serez coffrés si vous vous avisez de sortir de votre commune, parce que vous ne pouvez en sortir qu’en qualité de vagabonds ; mais vous aurez sous les yeux une belle route, ça fera honneur à votre travail. Vous ne pourrez pas faire apprendre à lire à vos enfants, mais vous aurez une école dont vous verrez sortir ceux de vos riches paroissiens, savants, habiles, bons à tout, et capables de vous mettre dedans en un tour de main, ça fera honneur à votre conseil municipal. Vous ne croyez peut-être guère à la messe, et nous pas du tout ; mais vous aurez un curé que vous nous aiderez à établir dans un joli presbytère, et ça attirera du monde sur la place ; ça fera les affaires d’un tel qui vend vin, et d’un tel qui montera une boulangerie, et d’un tel qui fera concurrence au cabaretier, de même qu’un tel aussi fera concurrence au boulanger. Tous quatre se ruineront un jour ou l’autre ; mais d’autres prendront bien vite leur place, et, en mangeant votre pain de marsèche, vous aurez le plaisir de nous voir manger du pain blanc ; ça fera honneur à votre patience. »

C’est bien, mes chers paroissiens ! Soyez contents, faites vos embarras et prenez vos aises. Ayez pignon sur rue, bonne maison blanche avec un escalier de pierre et deux étages, vitre claire, feu de sarment, viande au pot et poinçon dans la cave, ménagère propre, forte et bien nourrie pour vous soigner, point d’enfants pleureurs à votre chevet qui demandent du pain au lieu de s’endormir, ni tapageurs sur votre porte ; ils iront à l’école avec des souliers aux pieds et des livres sous le bras…

Tant qu’à nous qui avons quasi tout perdu et qui allons perdre le reste pour vous donner ces amusements-là, nous vous demandons de quoi vous allez vous priver pour nous donner une compensation. Nous ne savons quoi vous indiquer, puisque vous nous avez tout rendu impossible, et que vous dites que c’est pour le mieux. Mais vous qui êtes si savants et que le gouvernement instruit et conseille si bien, vous trouverez peut-être quelque petite chose.

Nous attendons.

5-12 octobre 1844.