Qui perd gagne (Capus)/09

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Librairie Paul Ollendorff (p. 136-153).

IX

— Dix louis en banque, monsieur Farjolle ? demanda le croupier.

Farjolle regarda sa montre : cinq heures. Venu au cercle pour un rendez-vous, il traversait la salle de jeu. Le baccarat languissait, les gros joueurs quittant Paris pour les villes d’eaux, Jean, le croupier qui lui adressait cette invitation, connaissait Farjolle depuis dix ans et souvent lui avait prêté cent sous à l’heure du dîner.

— Dix louis ? je veux bien. Voilà trois mois que je n’ai pas touché une carte.

— Dix louis de plus ou de moins, dans votre situation, monsieur Farjolle, qu’est-ce que c’est que ça ? D’ailleurs, vous êtes en veine, j’en suis sûr.

Jean répéta :

— Dix louis en banque !

Un grouillement se fit parmi les pontes. Plusieurs accoururent des salles voisines. Farjolle prit les paquets de cartes, les battit, en distribua à droite et à gauche, abattit neuf. Il n’avait pas d’émotion. Il aurait perdu ses dix louis qu’il serait parti tranquillement. Comme disait le croupier, dix louis de plus ou de moins ! Il gagna cinq ou six coups de suite.

— Combien ai-je en banque, Jean ?

— Dix-huit cents francs, à peu près.

Farjolle regarda de rechef sa montre et dit :

— La banque est levée.

Il changea les jetons du cercle contre de l’argent à la caisse, et donna un louis au croupier.

— Vous voyez, monsieur Farjolle, que vous étiez en veine. Y aurait-il moyen d’avoir deux entrées pour le Cirque anglo-français ? Je sors ma bonne amie, ce soir.

Il tira son portefeuille.

— Voici les deux entrées, Jean.

— Merci, Monsieur.

Farjolle quitta la salle de jeu, en même temps qu’un ponte décavé, qui s’écriait :

— Je ne ficherai plus les pieds dans ce tripot !

Il prit une voiture du cercle, passa à l’Informé, au bureau de Moussac, puis à un dépôt de tabacs de la Havane où il se paya une boîte de cent cigares. Alors, il rentra chez lui dîner.

Étendu sur les coussins de la voiture découverte, les jambes croisées, il regardait avec complaisance ses bottines vernies et son pantalon gris clair qui lui allait bien. Il tenait des gants froissés dans la main droite ; en traversant le boulevard il salua deux messieurs qu’il connaissait et qui levèrent leur chapeau d’un air de considération. Il était heureux et sans inquiétudes. Place Clichy, il acheta une tarte chez un pâtissier.

— Ma parole, il y a des moments où tout réussit, dit-il à Emma. J’ai gagné deux mille francs au cercle.

— Tu ne vas pas les reperdre, j’espère, mon chéri ? Je croyais que tu ne jouais plus.

— Je ne joue plus, en effet, et je n’ai pas l’intention de rejouer. Sois tranquille. C’est le hasard qui m’a fait prendre une banque, j’ai voulu voir si j’étais en veine.

Emma l’embrassa :

— Va, je sais que tu es raisonnable, et j’ai confiance en toi. Deux mille francs ! c’est notre maison de cet été. Quand allons-nous faire une tournée aux environs de Paris et chercher quelque chose ?

— Un de ces jours, la semaine prochaine… Il me reste deux ou trois affaires à régler.

— Nous irons du côté de Mantes… je connais des endroits… je me suis baignée dans la Seine par là. Il y a longtemps, mon chéri… Si on m’avait dit alors que je t’épouserais ?

Avec qui s’était-elle baignée par là, autrefois ? Ah ! oui, c’était avec l’employé du ministère qui avait la manie des bains froids. Une seconde, elle chercha son prénom, qu’elle ne se rappela pas. Jules, peut-être.

— Je nage un peu, tu verras.

Farjolle ouvrit la boîte de cigares, en alluma un, l’aspira en connaisseur, déclara qu’il était bon.

Il versa dans son café quelques gouttes d’une vieille eau-de-vie de cidre dont il avait acquis un petit fût, et but lentement.

— Dieu ! qu’on est bien chez soi ! dit-il.

Emma rapprocha sa chaise de la sienne, appuya sa tête contre son épaule, fermant les yeux quand la fumée du cigare lui arrivait dans la figure. Elle murmura :

— Je t’aime bien, mon petit chéri ; tu sais, je t’aime bien.

Farjolle lui baisa légèrement les cheveux.

— Ce qui nous manque maintenant, vois-tu, reprit-il, c’est un appartement confortable. On est réellement trop à l’étroit ici, et nous sommes trop éloignés aussi du centre de Paris. Il m’est difficile de recevoir quelqu’un.

— Après l’été nous déménagerons. Il n’y a qu’à donner congé avant de partir.

— Oui, il faut nous y résoudre.

— Par exemple, au centre de Paris, si on veut être bien logé, on paie joliment cher.

— C’est un sacrifice indispensable. Nous n’avons pas besoin d’un appartement comme Moussac, parbleu ! J’aurai des meubles payables moitié en argent et moitié en publicité. J’ai un tapissier sous la main, celui de Verugna.

— En voilà un qui nous a été utile, dit Emma.

— Verugna ! s’écria Farjolle, je peux faire ma fortune avec cet homme-là, si je ne suis pas un imbécile ! Que dirais-tu, si tu me voyais arriver un de ces soirs, avec deux cent mille francs, gagnés d’un seul coup ?

— Au jeu ?

— Jamais de la vie. À la Bourse, ma chérie.

— Tu crois que ce n’est pas dangereux, la Bourse ?

— C’est dangereux pour les gens qui n’y entendent rien… Mais des gaillards comme Verugna et Moussac ! L’important est d’avoir des renseignements.

Emma était inquiète cependant.

— Nous avons une quinzaine de mille francs à nous, aujourd’hui. Ce serait bête de les risquer et de tout perdre.

— Il n’est pas question de risquer les quelques sous que nous avons. Tu peux t’en rapporter à moi. J’ai des idées…

— Sois prudent, n’est-ce pas ? Je ne suis pas ambitieuse, moi, et je me moque d’avoir des chevaux, des voitures et de donner des soirées. Pourquoi ne continuerais- tu pas tranquillement ton métier, où tu es bien posé et où tu commences à gagner de l’argent ?

Farjolle sourit.

— Mon métier ! Crois-tu que mon métier consiste seulement à faire de la réclame à des Borck ou à des Griffith ? Tous les agents de publicité, un peu sérieux, s’occupent de Bourse… Moussac fait des coups à chaque instant et empoche des sommes énormes. Il y a assez d’idiots qui jouent à la Bourse, au hasard, pour que des malins en profitent… Il faut faire de tout à Paris… Tiens ! le mois dernier, si j’avais eu vingt mille francs à risquer, j’en gagnais deux cent mille sur la hausse des actions de la Banque marocaine… Verugna et Moussac ne se sont pas embêtés, ce mois-là…

— Deux cent mille francs ! dit Emma. Nous achetions une maison de campagne tout de suite. Par malheur, c’est un rêve.

— Oui, c’est un rêve. Mais c’est tout de même plus commode de gagner deux cent mille francs en jouant
à la Bourse, qu’en étant magistrat, avocat ou négociant.

On leur indiqua, à quatre kilomètres de Mantes, en aval de la Seine, une maison de campagne qui était en location. Ils allèrent la visiter le dimanche suivant. On l’appelait la Maison Verte ; elle appartenait à un peintre qui, ayant été décoré au dernier Salon, devait passer l’été dans des villes d’eaux. Le propriétaire la louait toute meublée. Il y avait, en bas, la cuisine, la salle à manger et une autre petite pièce ; en haut, trois chambres et l’atelier, éclairé par une large baie d’où l’on apercevait la Seine. Le jardin s’étendait jusqu’aux bords du fleuve et contenait un verger, un potager et une tonnelle sous laquelle on pouvait déjeuner. Farjolle déclara que le paysage était beau. En leur montrant la tonnelle, le jardinier leur dit :

— Monsieur l’a mise dans le tableau qui lui a valu la croix de la Légion d’honneur.

Il insista sur les légumes.

— Il y en a pour toute la saison. Monsieur n’en achetait jamais à la ville.

— Ce sera une rude économie, fit observer Farjolle à sa femme.

Emma admira un grand carré de salades. La vue d’un cerisier où plusieurs cerises commençaient à mûrir, les décida. Farjolle accepta le prix : quinze cents francs pour la saison. De plus, les gages du jardinier qu’ils gardèrent à leur service.

— Voici l’adresse de Monsieur, à Paris.

— J’irai le voir demain et nous emménagerons dans huit jours.

Ils visitèrent encore la maison, puis descendirent le jardin jusqu’à la Seine. Au bout de l’allée un ponton servait à amarrer deux canots, compris dans la location, un gros, ventru et court, où l’on était très à son aise, et un plus mince pour la course.

Farjolle n’osa pas monter avec Emma dans celui-ci, « parce que, dit-il, les costumes de ville ne sont pas commodes pour ramer ». Le jardinier leur fit faire une petite promenade dans l’autre. Emma se mouilla en embarquant, ce qui lui causa une véritable joie.

Ils rentrèrent à Paris avec l’idée de s’installer le plus tôt possible, tant la maison leur plaisait.

— Nous recevrons peu de monde, dit Farjolle. J’inviterai Velard à passer quelques jours ; j’espère que Verugna et Moussac viendront nous voir aussi, de temps en temps.

Des drames s’étaient produits dans les ménages Moussac et Verugna, vers l’époque du Grand-Prix, et il n’était question que de cela sur les boulevards. Joséphine devenait insupportable et n’avait plus aucune tenue. Elle en arriva à tromper Verugna avec un de ses rédacteurs qui fut obligé de quitter le journal après le scandale qui s’ensuivit, et un soir, dans un café de Montmartre, où elle allait parfois malgré la défense expresse de son amant, elle se mêla à une bataille de femmes. Elle reçut des gifles, en donna, et les agents intervinrent. Joséphine criait, dans le café :

— Je suis la femme du directeur de l’Informé !

Les agents la conduisirent au poste, ainsi que deux autres femmes qui ne cessaient de s’injurier et de se menacer. Le secrétaire du commissaire de police, jeune homme indulgent et au courant des mœurs du quartier, leur adressa des remontrances ; mais Joséphine le prit de très haut avec lui :

— Si vous ne me relâchez pas tout de suite, vous aurez affaire à mon amant.

— Et qui est votre amant, Madame ? demanda ironiquement le secrétaire.

— C’est M. Verugna, directeur du journal de l’Informé.

— Je vais envoyer quelqu’un au journal. Si M. Verugna nous prie de vous relâcher, nous le ferons par égard pour lui. Donnez-moi votre nom.

Une demi-heure s’écoula. Les trois femmes, réconciliées devant l’appareil inquiétant de la police, causaient doucement. Joséphine répondait de la situation.

— J’en serai quitte pour une scène avec mon amant. Tant pis ! ce ne sera pas la première.

Le secrétaire du commissariat les délivra en leur recommandant de faire moins de tapage dorénavant dans les cafés. Joséphine lui serra la main.

— Bonsoir, jeune homme. Vous voyez que je ne vous blaguais pas.

— Je n’en ai jamais douté, Madame, répliqua-t-il, en s’inclinant galamment.

Joséphine ne s’en tira pas, comme elle croyait, avec une simple scène de reproches. Verugna lui dit brutalement :

— Cette fois-ci, ma petite, je t’ai assez vue, fiche-moi la paix et va-t’en « vadrouiller » à Montmartre tant que tu voudras.

Brasier lui-même partagea cet avis. Il trouva que Joséphine avait dépassé la mesure. Cependant il engagea Verugna à lui laisser une centaine de louis « pour qu’elle se débrouillât ». Le directeur de l’Informé y consentit après quelque hésitation. Brasier lui fit de la morale, à propos de ses maîtresses.

— Je ne te dis pas que tu devrais, te ranger, être convenable. Tu ne pourrais pas, ce n’est pas dans ton caractère. Mais tu devrais renoncer à te coller avec des danseuses ou avec des filles de Montmartre qui te trompent avec tous tes amis et qui te couvrent de ridicule.

— Oui, il y a des jours où j’en ai assez, ma parole !

— Ce qu’il te faudrait, c’est une femme d’un certain âge, qui ne tiendrait plus à faire la noce. Tu n’as jamais eu pour maîtresse une femme d’un certain âge ?

— Ma foi, non, je ne me rappelle pas, dit Verugna.

— Prends exemple sur Moussac ; de ce côté-là, il est plus malin que toi… L’as-tu vu déjà avec des gamines, vicieuses et compromettantes ? Regarde Noëlle : elle a trente-huit ans, c’est vrai, mais elle est encore très bien… et elle a une conduite régulière. Je l’aime beaucoup, Noëlle.

— Elle me plairait aussi.

— Il n’y a pas que Noëlle, dans ce genre-là. Enfin, réfléchis, que diable !

Par une heureuse et singulière coïncidence, la brouille survenait en même temps dans le ménage de Moussac. Moussac était dans la situation inverse de Verugna. Il n’avait jamais eu pour maîtresse que des femmes d’un certain âge, et, à quarante ans, le goût lui venait de maîtresses jeunes et fraîches. Il se mettait à tromper Noëlle avec des figurantes et des demoiselles de magasin. Il la négligeait tellement que celle-ci comprit :

— Ça ne peut pas durer comme ça. Je n’ai pas besoin de toi ; séparons-nous bons amis.

Moussac balbutia un prétexte. Elle haussa les épaules.

— Tu ne veux plus de moi, et moi j’ai assez de toi, bonsoir. Ce n’est pas la peine de faire tant d’histoires.

Il se conduisit bien à son égard, il lui fit cadeau d’une somme d’argent véritablement suffisante pour trois années de liaison.

Noëlle ne tarda pas à rencontrer Verugna dans les détours de la vie parisienne, tandis que Moussac apprenait la rupture de ce dernier avec Joséphine. L’échange se fit simplement, et le monde vit d’un bon œil que des personnes aussi sympathiques que Joséphine et Noëlle ne se trouvassent pas sans position du jour au lendemain. Bientôt on oublia les détails de cette aventure, et les nouveaux ménages se consolidèrent. En se revoyant, Moussac et Verugna n’étaient pas gênés ; les deux femmes se parlaient comme autrefois et prenaient le bras de leurs amants sans commettre la moindre erreur.

Quant à Brasier, il se demanda auquel des deux couples il s’attacherait plus particulièrement. Mais il avait l’habitude de Verugna, dont il préférait les façons à celles de Moussac.

Ils projetèrent tous de faire des parties ensemble pendant l’été. Les hommes ne quittaient guère Paris, retenus, l’un par son journal, l’autre par la multitude de ses affaires, Brasier par son horreur des déplacements. Ils passaient seulement une semaine au bord de la mer, au moment des courses de Deauville.

Joséphine proposa un jour d’aller voir Farjolle et Emma à la campagne.

— Nous sommes tous invités, allons-y, ils seront très contents.

Moussac acquiesça :

— Au fait, Farjolle me l’a encore rappelé l’autre jour. Je vais lui écrire un mot, il nous attendra à la gare.

— Oui, Farjolle est un bon garçon, dit Verugna. Viens-tu, Brasier ?

— Certes.

— Nous partirons demain matin, si vous voulez Moussac, vous vous chargez de le prévenir ?

— Oh ! pourquoi le prévenir ? reprit Joséphine. Il n’y aura peut-être pas de quoi déjeuner, ce sera bien plus gentil.

Brasier blâma cette opinion.

— Joséphine est toujours la même. S’il n’y a pas de quoi déjeuner, nous serons tous bien attrapés.

— Il y a un moyen beaucoup plus simple. Ne prévenons pas, mais apportons des provisions.

Joséphine battit des mains.

— Oui, apportons des provisions. Je m’en charge… Nous ne mourrons pas de faim, je vous le promets…

Elle et Moussac arrivèrent, en effet, à la gare dans une voiture chargée de paquets. La charcuterie dominait. Brasier remarqua une langouste dont une patte dépassait, et s’écria :

— D’où vient cette manie d’emporter toujours des langoustes ou des homards à la campagne ?

Personne ne trouva de ce fait une explication suffisante Les hommes se partagèrent les paquets, et tous les cinq montèrent dans un wagon. Durant le trajet, Joséphine fut bruyante.

À Mantes, ils louèrent une voiture et se firent conduire à la Maison-Verte. Farjolle, à leur vue, manifesta une joie sans bornes.

— Ah ! quelle bonne surprise ! Ah ! mes amis, que vous me faites plaisir ! Qui a eu cette idée-là ?

— C’est Joséphine !

— Elle est charmante, Joséphine. Ma femme va être contente !

— Où est-elle donc, Mme Farjolle ? demanda Noëlle.

— Elle est sur le bord de l’eau ; elle pêche à la ligne avec Velard.

— Comment, dit Verugna, Velard est ici ?

— Depuis huit jours. Nous sommes revenus ensemble à mon dernier voyage à Paris et il n’a pas bougé.

Ils entrèrent dans la maison, et Farjolle leur donna des chapeaux de paille dont il avait acheté une quantité. Lui, était vêtu tout à fait en campagnard, d’une blouse bleue et de gros souliers

— J’étais en train d’arroser les radis, dit-il.

Il les emmena au jardin où Joséphine se hâta de cueillir des cerises, en cassant des branches. Au bruit des voix, Emma accourut avec Velard. Ils avaient, chacun, une ligne à la main. Emma reçut de grands compliments pour sa bonne mine. Elle portait une matinée blanche, serrée à la taille par une ceinture.

Velard pensa :

— En voilà des raseurs, nous étions si bien ici.

Brasier s’approcha de lui et de l’air narquois qu’il avait toujours :

— Comment va la pêche, jeune homme ?

— J’ai trois gardons… Et vous, Brasier, êtes-vous pêcheur à la ligne ?

— Dans votre genre, mon cher.

On déjeuna sous la tonnelle. Farjolle, heureux de posséder à sa table des personnages d’une pareille importance, se prodiguait. Velard parla peu, observant à la dérobée Emma, qui, à côté du directeur de l’Informé, lui faisait mille politesses.

La conversation roula d’abord sur les heures des trains. Ensuite, Farjolle offrit des radis qu’il avait semés lui-même et fit l’éloge de la campagne. Peu à peu, Verugna se laissa aller à dire des choses légères et, comme Emma souriait, lâcha des mots très raides qui soulevaient des éclats de rire. Velard fronçait les sourcils, furieux du sang-froid d’Emma devant de telles grossièretés.

Après déjeuner les dames voulurent monter en canot.

— Je sais ramer, moi, je vous conduirai ! s’écria Joséphine.

— Non, répondit Farjolle, ce ne serait pas prudent : il y a trop de courant. Il faut que quelqu’un vous accompagne.

Velard offrit ses services avec empressement. L’arrivée de tous ces visiteurs l’exaspérait, Brasier lui semblait ironique. À table, il avait fait deux ou trois plaisanteries inquiétantes, en le regardant. Et puis, ces deux grues qui se permettaient de parler à Emma comme à une de leurs semblables ! Farjolle était bien inconséquent.

— Allons, Mesdames, en bateau !

Et, en quelques coups d’aviron, il s’éloigna de la rive, heureux d’arracher Emma à ces hommes débineurs et sans scrupules.

Alors Farjolle insista pour leur faire visiter le potager. Pendant qu’il expliquait la façon de semer les radis, Brasier poussa du coude Verugna.

— Les as-tu vus, hein ?

— Qui ça ?

— Eh bien ! la dame et Velard…

— Tu crois ?

— Il n’y a aucun doute. Elle, est parfaite : impossible de rien deviner ; mais le petit, quel serin !

Verugna, très heureux, dit tout haut :

— Ce bon Farjolle !

Celui-ci se retourna en souriant :

— Est-on tranquille, ici ! Ça vous change du boulevard. Pas de gêne entre nous, n’est-ce pas ? Si vous êtes fatigués, reposez-vous : j’ai des hamacs.

— J’accepte, moi, dit Brasier. Le hamac est ce qu’il y a de plus intéressant à la campagne. J’adore fumer une pipe en me balançant.

— Vous restez à dîner, c’est convenu. Je vais commander une carriole dans le pays pour vous ramener à Mantes au train de neuf heures.

Moussac, mis au courant de la découverte de Brasier, laissa voir aussi une grande satisfaction. Mais la joie de Verugna était immense.

— Ce sacré Farjolle !… Décidément, j’aime énormément ce garçon-là. Quel flegme ! Si nous le lui disions, que sa femme le trompe… Je suis sûr que ça lui serait égal.

— Ça lui ferait peut-être même plaisir, ajouta Moussac.

Brasier eut de la peine à arrêter Verugna, qui ne se contenait plus.

— Tu n’es qu’un s… ! Sa femme le trompe. Après ? Est-ce que ça te regarde ? Farjolle est un gaillard très intelligent, pour lequel j’ai de la sympathie.

— Moi aussi, fit Moussac.

— Et moi donc ! exclama Verugna. C’est pourquoi je voudrais le prévenir.

— À quoi cela servirait-il ? continua Brasier. Il vaut mieux nous en amuser.

La journée se termina gaiement. À huit heures, la voiture arriva, et les dames s’embrassèrent.

— J’irai à Paris un de ces jours pour affaires, dit Farjolle. Je passerai à l’Informé vous serrer la main, Verugna.