Qui perd gagne (Capus)/10

La bibliothèque libre.
Librairie Paul Ollendorff (p. 154-178).

X

Velard était de moins en moins heureux dans ses amours. Emma avait une telle passion pour la campagne qu’elle négligeait le petit avec un sans-gêne désolant. D’abord, dans les premiers jours de l’installation, elle refusa de retourner rue Clément-Marot, sous prétexte, qu’elle devait s’occuper d’une foule de détails, et entre autres de l’organisation d’une basse-cour. Elle tenait beaucoup à avoir des poulets, des pigeons et des lapins, choses qu’elle rêvait depuis longtemps. Velard restait froid devant ces projets et l’agaçait par cette indifférence. Encore à Paris, il avait de bonnes heures, des après-midi délicieuses et parfois l’illusion d’être aimé : maintenant sa vie était une privation continuelle.

Farjolle l’invita cependant à rester quelques jours à la Maison-Verte et Emma ne parut pas mécontente. On lui donna une chambre d’ami et il crut que ses tourments allaient finir. Emma riait avec lui, faisait des promenades en bateau, pêchait à la ligne. Mais quand il cherchait à l’embrasser, elle l’arrêtait par des paroles désagréables. Elle promit, sur les supplications de Velard, d’aller à Paris bientôt, s’il se trouvait une occasion. « Mais ici, chez moi, près de mon mari, je ne voudrai jamais, il faut en prendre votre parti. »

Entre sa femme et Velard, Farjolle menait une existence facile ; aucun souci ne l’agitait et il avait une grande confiance dans l’avenir. Il développait ses idées pour l’hiver, à la rentrée.

— J’ai du crédit et des relations, aujourd’hui. Je crois que je me déciderai à fonder un journal financier, dont j’étudie les bases. Il y a énormément à faire dans cet ordre d’idées-là. Avec mon journal, je serai au centre de la place et je pourrai manœuvrer… Que dites-vous de cela, Velard ?

— Je dis qu’il y a en effet une situation à prendre. La plupart des journaux financiers sont des feuilles de chantage, fondées pour profiter d’une émission et pour flouer des clients de province ; il y en a quelques-uns de sérieux, mais pas assez.

— Vous avez raison, mon cher. Un homme un peu connu, et qui aurait la réputation d’être honnête, réussirait certainement. On ne s’imagine pas ce qu’on peut gagner d’argent loyalement, dans les affaires !

La visite de Verugna et de Moussac lui parut de bon augure.

— Je peux compter sur eux, dit-il, et je vais même aller, la semaine prochaine, à Paris, pour causer avec Verugna.

Ce départ de Farjolle ennuya le petit. « Jamais Emma ne voudra que nous restions seuls toute une journée. Je vais être obligé de partir aussi. » Il mit la conversation sur ce sujet.

— Mon cher, nous nous en irons par le même train. Il n’est peut-être pas convenable que je sois seul ici avec votre femme.

Farjolle se récria :

— C’est idiot ! Je pars après déjeuner et je reviendrai le soir. Je me fiche pas mal de ce que diront les voisins. Restez donc, vous tiendrez compagnie à Emma. N’est-ce pas, ma chérie ?

Emma fut de cet avis et déclara qu’elle se moquait également du qu’en-dira-t-on à la campagne, dans un pays où ils ne fréquentaient personne. Velard alors conçut une vague espérance.

— Nous irons vous attendre à la gare.

Farjolle dressa une liste de commissions. En arrivant à Paris, il passa chez lui, puis au cercle, et fit ensuite des courses. Il acheta un costume de bain pour Velard et de la parfumerie. À six heures, il se rendit à l’Informé où Verugna l’accueillit avec sa familiarité habituelle.

— Comment vas-tu, vieux paysan ? Dînes-tu à Paris ?

— Oui, je ne repartirai qu’après dîner.

— Parfait. Nous dînerons ensemble. As-tu emmené ta femme ?

— Elle est restée à la campagne.

— Et Velard ?

— Velard aussi…

Verugna ricana.

— Comment, crétin, tu laisses ta femme et Velard, tout seuls, pendant que tu viens à Paris ?

Farjolle sourit.

— Quel mal y a-t-il ?

— Ah ! ah ! il demande quel mal y a là… Celle-là est bien bonne…

Il lui tapa sur le ventre en répétant :

— Oui, celle-là est bien bonne !

— Si vous saviez, mon cher, reprit tranquillement Farjolle, combien ma femme s’inquiète peu de Velard ou de n’importe qui…

— Enfin, mon petit, ça te regarde. Ce n’est pas que j’attache grande importance à ces choses-là…

— Peuh ! fit Farjolle.

— Tu es superbe ! Tu as vu, pour ma part, quand Joséphine me trompait… À propos, Moussac en est fou, de Joséphine… C’est bien la femme qu’il lui fallait.

— Et… elle le trompe ?

Verugna affirma :

— Elle le trompe encore plus que moi… j’en ai les preuves… Oui, infiniment plus que moi.

— Et… Noëlle ?

— Nous nous adorons, avec Noëlle.

— C’est comme moi et ma femme, mon cher.

— Vraiment, tu ne te méfies pas de Velard ?

— Ni de Velard ni de personne… D’ailleurs, mon cher, les affaires de ménage ne sont rien en comparaison des autres affaires…

— Parbleu ! tu es le plus sage de tous, et ce Brasier est une brute.

— C’est Brasier qui vous a dit ?…

— Oui, il prétend que ta femme te trompe avec Velard.

Farjolle, sans aucune émotion, répondit :

— Brasier est idiot, mais je ne lui en veux pas. Il a la manie du débinage. À part ça, il n’est pas méchant. Allons donc dîner. En mangeant je vous toucherai un mot d’une idée qui m’est venue :

— Je t’adore, Farjolle. Noëlle dîne avec nous. Nous t’accompagnerons à la gare.

— Et notez bien que Velard et ma femme m’attendront aussi à la gare et que ça ne m’empêchera pas de manger d’un bon appétit.

Verugna, séduit par cette désinvolture, cessa de plaisanter Farjolle, et sa sympathie pour lui s’en augmenta. Il lui promit l’appui de l’Informé et son appui personnel pour la création de son journal financier.

— Tu as là une idée excellente, d’autant plus qu’à part trois ou quatre exceptions, tu n’as pour concurrents que des filous sans aucune espèce de crédit. Quand te reverra-t-on ?

— Dans une huitaine.

— Présente mes compliments à ta femme.

Farjolle monta dans un compartiment de première, s’assit dans un coin, et alluma un cigare. Il était seul. Le train s’ébranla. Quand on eut dépassé Paris, il étendit ses pieds sur la banquette de devant, enleva son chapeau, et le vent tiède de la nuit frôla son visage. Il se sentit très à son aise. Il avait, dans la journée, visité un appartement, rue Taitbout. Un grand salon, un cabinet de travail, une belle chambre à coucher… Emma aurait un cabinet de toilette qui lui manquait avenue de Clichy. Si l’appartement lui plaisait, on pourrait le louer pour le terme d’octobre. Tout d’un coup, il se mit à rire. Ce qu’Emma allait s’amuser quand il lui raconterait l’histoire de Verugna ! « Tu ne sais pas, cet abruti de Brasier a dit que tu me trompais avec le petit Velard ! » Car il était indispensable d’en parler à Emma : c’était trop drôle.

Farjolle poussa encore un éclat de rire, tout haut. Il changea de côté, parce qu’il venait trop d’air.

Le plus comique, c’était le sans-façon de Verugna. Ah ! il n’avait pas pris de précautions : « Ta femme te trompe avec Velard, crétin ! » Très intelligent, Verugna, sans aucun doute, mais un peu gâté par les Joséphine, les Noëlle, et un tas de filles qui font la fête avec le premier venu. Il ne voyait pas la différence qui existe entre un ménage comme celui de Farjolle, régulier, tranquille, les deux époux dévoués l’un à l’autre, et le ménage Moussac, par exemple.

Farjolle alluma un second cigare et essaya de lire un journal, mais la lanterne n’éclairait pas suffisamment. Fallait-il parler de cette bêtise à Velard ? Non, ce n’était pas la peine. Inutile de compliquer encore cette histoire. D’ailleurs Verugna n’y pensait déjà plus et il n’en serait jamais question entre eux dorénavant. Au fond, ça n’intéressait pas beaucoup Verugna. Le plus bête là dedans, c’était Brasier, avec sa manie de débiner tout le monde.

Un train, qui passa en sens contraire, fit trembler les vitres, et Farjolle, secoué, se leva :

— Il est assommant, ce Brasier, avec ses potins. Et ça, parce qu’il a vu Velard installé à la maison et accompagnant Emma en bateau…

Depuis combien de temps était-il chez lui, Velard ? Depuis une quinzaine au moins… Après l’affaire Griffith, Velard et lui se trouvaient assez liés pour rester quinze jours ensemble à la campagne. C’est bizarre, il avait commencé par l’avoir en horreur, ce petit. Il le croyait âpre au gain, méchant, querelleur… Pas du tout, il l’avait trouvé très gentil dans cette affaire Griffith, qu’il n’aurait certainement pas eue sans lui. À la campagne, il se montrait complaisant, bon camarade et, avec Emma, attentionné, mais voilà tout.

Farjolle marcha dans le wagon et s’assit successivement aux quatre coins.

— Il faudrait que je sois stupide pour me faire du mauvais sang à propos de ça.

À une station, un monsieur monta. Alors, Farjolle s’accouda, regardant, par la portière, disparaître comme des visions les masses sombres des arbres qui bordaient la route.

Il chercha à se rappeler de quelle façon Velard regardait Emma. Oui, lui, peut-être à la rigueur, en y réfléchissant bien, en exagérant, lui, peut-être, était amoureux. Et encore, Velard amoureux, ce gamin de vingt-cinq ans, noceur, roublard et canaille !

— J’ai assez pensé à cette bêtise. Et je n’en parlerai même pas à Emma décidément.

Son voisin lui ayant demandé du feu, il lia conversation. Le cri de : « Mantes, dix minutes d’arrêt ! » retentit.

Emma et le petit l’attendaient sur le débarcadère. Il remarqua qu’Emma ne donnait pas le bras à Velard et ne se tenait pas trop près de lui, ce qui lui fit plaisir.

— Qu’avez-vous fait aujourd’hui ?

— Nous avons pêché à la ligne une partie de la journée.

Il les interrogea sur ce qu’ils avaient mangé à dîner et trouva qu’ils avaient mieux dîné que lui.

— On est très mal dans ces restaurants de Paris… cela ne vaut pas la nourriture de la campagne.

La carriole les amena à la Maison-Verte pendant qu’ils s’entretenaient ainsi tous les trois de sujets peu importants.

Les jours suivants, Farjolle repensa aux plaisanteries de Verugna, faillit en dire un mot à sa femme, mais se retint. Il se surprit observant Velard et fut agacé de cette préoccupation, car il n’aperçut rien de particulier dans son attitude. Quant à Emma, elle était toujours la même, tranquille, attentive. Il se dit : « Où diable cet animal de Brasier a-t-il vu quelque chose ? »

Velard reçut une lettre et manifesta l’intention de rentrer à Paris.

— Mes bons amis, mes affaires me forcent à vous quitter. Dès que j’aurai un peu de liberté, je reviendrai dans ma petite chambre… Gardez-la-moi…

— Quand partez-vous, Velard ?

— Demain matin, je suis assez pressé.

Farjolle tenta une expérience et s’adressant à Emma :

— Nous devrions profiter de ce que Velard s’en va pour aller visiter cet appartement de la rue Taitbout… Tu me diras s’il te convient ; moi, je le trouve parfait…

— Je veux bien, répondit Emma.

« Elle accepte, pensa Farjolle, mais qu’est-ce que cela prouve ? Je suis un imbécile. »

— Nous partirons ensemble, ajouta-t-il.

Toute la soirée, Farjolle fut mécontent. Après dîner, ils firent une promenade dans le jardin et descendirent jusqu’au bord de l’eau, Farjolle marchait devant, l’allée étant étroite. À un moment il se trouva éloigné.

Velard se pencha vers Emma et rapidement :

— Demain, n’est-ce pas ?

— Oui.

Farjolle crut entendre un murmure et se retourna. Dans l’obscurité, il lui sembla qu’ils s’étaient rapprochés.

— Pour le coup, je suis une brute, une vraie brute… Il ne me manquerait plus que d’être jaloux.

La nuit, il dormit mal et Emma se réveilla plusieurs fois, supposant qu’il était souffrant.

Au matin, il avait la migraine et se leva de très bonne heure. Il monta dans la chambre de Velard et l’aida à faire sa malle. Le voyage fut triste. Ils lurent les journaux dans le train, causant peu. À la gare Saint-Lazare, ils se séparèrent.

Emma et Farjolle allèrent rue Taitbout visiter l’appartement et ils le louèrent tout de suite. Puis ils déjeunèrent, avenue de Clichy, dans un restaurant du quartier, à leur porte.

En revoyant son petit logement, Farjolle s’écria :

— Ce que c’est étroit ! Je ne pourrais plus demeurer ici et j’ai hâte de déménager.

— Les meubles sont couverts de poussière, dit Emma, et il y a du désordre. Je rangerai tout cette après-midi.

— Moi, je vais m’occuper de mes affaires. Rendez-vous à la gare à six heures. Tu ne sortiras pas ?

Emma répondit :

— Un instant, peut-être. J’ai deux ou trois fournisseurs à voir.

Dans la rue, Farjolle constata que ses idées étaient embrouillées. Non, certes, il ne soupçonnait pas sa femme, et cependant une sourde inquiétude l’envahissait. Rien ne lui paraissait naturel, depuis hier, et pourtant aucun détail ne l’avait frappé, ni un geste ni un coup d’œil. Velard était parti de son côté, leur serrant la main cordialement, comme à l’ordinaire, avec un : « Au revoir, mes amis. » Emma avait répondu : « Au revoir, Monsieur, à bientôt. »

— C’est de l’obsession. Ce sacré Brasier me payera cette blague-là !

Il regarda sa montre. Une heure et demie. Il combina l’emploi de son temps jusqu’à six heures. Des clients à voir, un rendez-vous avec un imprimeur pour établir le compte des frais d’un journal comme celui qu’il voulait créer ; un devis à dresser.

— Ne nous occupons plus de cette histoire idiote, et travaillons.

Mais sa tête se troublait. Il eut un mouvement d’impatience, presque de colère. « Il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir ! »

Cette résolution le calma un peu.

« Oui, par un moyen ou par un autre, je le saurai. Je suis sûr qu’Emma ne me trompe pas. Il me reste à le vérifier d’une manière évidente qui me satisfera complètement et me délivrera de cet énervement continuel. Comment ? C’est très simple. »

Il descendit la rue de Clichy, à grands pas.

« Oui, c’est très simple. Supposons qu’Emma me trompe avec Velard. Dans ce cas, où se rencontrent-ils ? Chez lui, évidemment. Velard habite en garçon un quartier tranquille, loin du centre. Il n’y a pas de meilleur endroit pour des amants. Si elle me trompe, forcément elle profitera de cette journée et elle ira rue Clément- Marot tout à l’heure. Je vais m’informer d’abord si Velard est chez lui.  »

Il arriva au cercle, écrivit à Velard une lettre banale, pour lui demander une adresse oubliée. Puis il appela le chasseur.

— Portez cette lettre rue Clément-Marot. Si M. Velard est arrivé, vous monterez et vous attendrez la réponse. S’il n’y est pas, vous la rapporterez.

« C’est toujours une indication que j’aurai là, » pensa Farjolle.

Il parcourut les journaux d’un œil distrait. Le chasseur revint.

— Voici la réponse.

— Vous avez vu M. Velard ?

— Oui, Monsieur.

— C’est lui qui vous a reçu ?

— Oui, Monsieur.

— Ah ! il était rentré, alors ? Le chasseur sourit.

— Dame ! Monsieur.

— Je veux dire : rentrait-il ou sortait-il ?

— Je l’ignore. M. Velard avait son chapeau sur sa tête. Il avait l’air de rentrer ou de sortir.

— C’est bien.

« Au fait, voilà un interrogatoire absurde. Si, par une fatalité inouïe, Emma doit se rendre chez lui cette après-midi, elle ne tardera pas à arriver. »

Il quitta le cercle, prit un fiacre.

— Aux Champs-Élysées, dit-il au cocher.

Il descendit au rond-point et longea l’avenue Montaigne jusqu’à un petit café situé juste vis-à-vis de la rue Clément-Marot. Il s’assit dans un coin de l’établissement, se fit servir un bock. À travers le rideau qui tombait sur la vitre, il apercevait la maison de Velard.

« Je resterai ici à perdre mon temps comme un imbécile. Mais si je ne vois rien d’ici à cinq heures, ce sera une affaire enterrée, et je n’y penserai plus jamais, jamais. »

Son bock terminé, il but un verre de cognac. Une heure se passa. Farjolle, se dissimulant le plus possible derrière le rideau, examinait toutes les voitures qui défilaient. Peu tournaient la rue Clément-Marot. Deux s’avancèrent par le bout de la rue, du côté opposé à l’avenue Montaigne : une victoria élégante avec un cocher en livrée, et un fiacre. Dans le fiacre une dame tenait une ombrelle blanche, Farjolle eut un battement de cœur.

— Suis-je bête ! Emma a une ombrelle rouge. D’ailleurs, elle n’aurait pas pris une voiture découverte. Il est vrai qu’il n’y en a pas d’autres dans cette saison…

Le fiacre ne s’arrêta pas, en effet, devant la maison de Velard. Quand il passa près du café, Farjolle regarda la dame. Elle ne ressemblait même pas à Emma, d’une façon vague.

Il ressentit un grand soulagement. Trois heures sonnèrent.

« J’ai envie de m’en aller, se dit Farjolle. Je commence à croire que j’ai fait une gaffe de poser dans cet établissement. Quel sale cognac ! »

Il ne put achever son petit verre et, comme il avait très chaud, il demanda un bock.

« Le temps de le boire, je m’en vais ; c’est décidé. »

Il le porta à ses lèvres et machinalement tourna les yeux du côté de la rue. Un fiacre, capote baissée, qu’il n’avait pas pu venir, s’arrêtait devant la porte de Velard. Une femme en descendit, paya le cocher d’un geste rapide, et entra dans la maison en baissant légèrement la tête. Farjolle la reconnut : c’était Emma.

Il posa son verre sur la table et s’écria :

— Ça, c’est fantastique !

Le garçon, croyant à une commande, accourut.

— Monsieur désire ?

Farjolle se leva.

— Qu’est-ce que je vous dois ? Je suis pressé.

Il paya sa consommation, oublia de donner le pourboire et sortit.

Sur le trottoir, il répéta :

— C’est fantastique !

Son premier sentiment fut celui d’un étonnement prodigieux.

« Allons ! il faut prendre un parti. Elle est là. »

Le fiacre qui avait conduit Emma s’en retournait au pas. Farjolle le suivit un instant du regard.

« Elle avait baissé la capote, » pensa-t-il.

Puis il s’interrogea, agitant sa canne. Courir chez Velard, les surprendre, les empêcher ? À quoi bon ? Évidemment, ce n’était pas la première fois. Cette Emma ! peut-on se faire illusion à ce point-là, sur le caractère d’une femme ? Mais non ! Il n’avait jamais songé à ça ; jamais l’idée d’une chose pareille n’avait traversé son esprit.

« C’est stupéfiant ! Pourquoi ? Quelle raison ? Et Velard ? Pourquoi Velard ? Je n’y comprends rien ! Pourvu que cette histoire ne me fiche pas la guigne ! Enfin, qu’est-ce que je vais faire ? Impossible de rester planté là, en plein soleil, à divaguer ! Si j’allais chez le commissaire de police ? »

Cette idée lui parut la meilleure. Il s’adressa à un gardien de la paix.

— Où est donc le commissaire du quartier ?

— Au Palais de l’Industrie, Monsieur.

Il partit, très vite. Voilà ! la solution était toute trouvée, et du coup la situation s’éclaircissait. Le flagrant délit n’était qu’un mauvais moment à passer. Après, c’était fini, tout à fait. Il serait un mari divorcé comme tant d’autres, comme Letourneur par exemple. Il était arrivé à Letourneur, exactement ce qui lui arrivait à lui, Farjolle. Il avait surpris sa femme en flagrant délit, il y a des années. Séparation d’abord, puis, le divorce voté, il avait profité de la loi. Aujourd’hui, il était libre. Sa femme vivait à l’étranger. Ça n’empêchait pas Letourneur de continuer ses affaires, d’être très heureux.

Le souvenir de Letourneur encouragea Farjolle. Il songea à Verugna. Verugna l’approuverait certainement, et Moussac aussi. Quant à Brasier, il ne lui en voulait plus, à Brasier. Brasier lui rendait service en définitive.

— Le commissaire de police est-il là ?

— Affaire personnelle ?

— Oui. Voici ma carte.

Il fut introduit. Le commissaire, M. Brissot, le pria de s’asseoir, poliment. Farjolle le connaissait de vue. Il l’avait rencontré au théâtre et dernièrement au Cirque anglo-français, au milieu de demoiselles qui semblaient pleines d’attentions pour lui, car il était de mœurs joviales, malgré ses graves fonctions, et très indulgent. Il ne paraissait pas ses cinquante ans.

— Je vous écoute, Monsieur.

Farjolle, d’un ton posé, s’expliqua :

— Monsieur le commissaire, je viens de voir ma femme entrer chez son amant, et je vous prie de m’accompagner.

Sans manifester aucune surprise, M. Brissot demanda :

— Il y a longtemps ?

— Un quart d’heure.

— Où ?

— Rue Clément-Marot.

— Ce n’est pas loin, en effet.

M. Brissot appela son secrétaire, lui dit un mot à l’oreille, mit son écharpe dans sa poche.

— Je vous suis, Monsieur.

Dans les Champs-Élysées, ils causèrent. M. Brissot portait une redingote noire, entr’ouverte, très élégante, un pantalon clair et des souliers vernis. Il marchait d’un pas modéré. Farjolle dit :

— Ce n’est pas la peine de nous presser. Nous arriverons à temps.

— Ah ! il prend bien ça, pensa le commissaire.

Et poursuivant le dialogue :

— Comment s’appelle le… coupable ?

M. Paul Velard.

M. Brissot répliqua :

— Ah ! je le connais. Je l’ai rencontré à des premières… il était, autant que je m’en souviens, à l’inauguration du Cirque anglo-français. Très original, n’est-ce pas, ce cirque ?

— Oui. J’étais aussi à l’inauguration, avec M. Letourneur, M. Verugna, le directeur de l’Informé

— Je connais également tous ces messieurs, ajouta M. Brissot, et principalement M. Verugna : c’est un charmant homme…

— De mes amis intimes, fit Farjolle. Nous sommes arrivés : voici la maison.

La concierge, assise sur le pas de la porte, lisait un journal, à l’ombre.

— Vous allez ?… dit-elle.

M. Brissot s’avança :

— Chez M. Paul Velard.

— Il n’y est pas, fit la concierge… Je vous dis qu’il n’y est pas.

M. Brissot sourit et montra le coin de son écharpe dans la poche de sa redingote.

— Je suis le commissaire de police.

Émue, la concierge murmura :

— À l’entresol, en face.

Et tandis que Brissot et Farjolle montaient l’escalier, le secrétaire lui dit :

— Ne vous effrayez pas, ma bonne dame, c’est pour un flagrant délit.

La concierge joignit les mains :

— Ce pauvre M. Velard !…

Dans l’escalier, Brissot avait mis son écharpe. Il commença par sonner cinq ou six fois. Comme on n’ouvrait pas, le secrétaire frappa de grands coups de poing contre la porte, tandis que Farjolle, redevenu tout à fait calme, songeait : « Cette formalité manque absolument de prestige ! » Puis :

— Vous serez obligé d’envoyer chercher un serrurier, monsieur Brissot, dit-il.

— Non, on finira par ouvrir. Il vaut mieux n’avoir recours à la violence qu’à la dernière extrémité, répondit le commissaire.

Une bonne, qui venait d’un étage supérieur, apercevant l’écharpe tricolore, voulut s’arrêter et assister au spectacle. Mais Brissot la pria très courtoisement de descendre. Et elle alla échanger ses impressions avec la concierge.

Cependant, on entendit du bruit dans l’appartement de Velard, et, à un coup de poing qui avait presque ébranlé la porte, une voix en colère répliqua :

— Qui est-ce qui se permet de faire tout ce tapage ?

Alors, Brissot, d’une voix nette et forte :

— Au nom de la loi, ouvrez !…

— Et il ajouta :

— Monsieur Velard, je suis M. Brissot, le commissaire de police. Il faut ouvrir.

Une clef tourna dans la serrure, et Velard, passant sa tête, aperçut Farjolle. Il fit le mouvement instinctif de refermer. Il avait un pantalon et un veston de flanelle blanche, mis à la hâte.

— Voyons, monsieur Velard, pas d’enfantillage, dit Brissot.

Ils entrèrent tous les trois et pénétrèrent dans le fumoir. Le commissaire demanda :

— La femme de Monsieur est ici, n’est-ce pas ? Inutile de nier.

Velard, d’un signe de tête, dit : « Oui. »

— Je viens constater sa présence.

— Vous permettez que je lui dise un mot ? reprit Velard.

— Faites.

Ni lui ni Farjolle ne se regardèrent. Celui-ci avait son chapeau sur la tête et les mains croisées derrière le dos. Il paraissait distrait.

Velard entra alors dans la chambre à coucher. Emma, à moitié habillée, écoutait : elle avait vaguement entendu des voix.

— Qu’y a-t-il ? dit-elle.

Le petit était si pâle, les yeux hagards, qu’elle le secoua par le bras.

— Voyons, qu’y a-t-il ?

Il balbutia :

— C’est Farjolle avec le commissaire de police.

Elle fut stupéfaite, simplement, et s’écria :

— Vous êtes fou, mon cher !

Mais M. Brissot grattait à la porte. Velard ouvrit.

— Je suis obligé de constater la présence, monsieur Velard, dit le magistrat.

Et il se retira discrètement, après avoir jeté à Emma un regard enveloppant de connaisseur. Il trouva la coupable très bien.

— Emma, Emma, je vous adore ! Vous me pardonnez ? dit l’amant affolé.

Elle, sèchement :

— Laissez-moi m’habiller, je vous prie.

— Vous ne me pardonnez pas, Emma. Mais je ne vous quitterai pas, je ne vous abandonnerai jamais.

Entre ses dents, elle murmura : « Je m’en fiche un peu. » Et tout haut :

— Tenez, vous pouvez me rendre un service. Dites à mon mari que je voudrais causer avec lui.

— Oh ! moi ?…

— Ou faites-le-lui dire par le commissaire, répliqua Emma, agacée. Mais dépêchez-vous.

Velard penaud sortit de la chambre.

Pendant cette minute où elle resta seule, Emma fut envahie d’un grand dégoût. Son amant lui inspira de l’horreur : il lui apparut comme un mauvais génie venant jeter le trouble dans son existence si bien organisée pour la quiétude. « Et puis, ce Farjolle qui n’était pas jaloux ! Quelle gaffe ! quel emballement ridicule… »

Et, très irritée, elle se prépara à lui dire carrément ce qu’elle pensait de sa conduite.

Dans le fumoir, Brissot, assis devant une table, rédigeait le procès-verbal. Farjolle regardait par la fenêtre.

— Monsieur Brissot, fit le petit à voix basse, Mme Farjolle désirerait avoir un entretien avec son mari.

Le commissaire se tourna du côté de Farjolle :

— Monsieur, votre femme aurait quelques mots à vous dire.

— À moi ?

— À vous.

— Ah ! où est-elle ?

— Passez dans la chambre, ajouta M. Brissot, pendant que je vais continuer les écritures.

Les deux époux se trouvèrent en présence. Emma, complètement habillée, tenait son ombrelle à la main, comme prête à partir. Les rideaux du lit, baissés, cachaient le désordre. Elle s’avança vers Farjolle.

— Tu sais que tu as fait une bêtise ?

Lui, répondit sans colère :

— J’ai fait ce que je devais faire…

— Tu as fait une bêtise, fit-elle plus fort en s’énervant. Ce que je me fiche de cet imbécile !… Pourquoi as-tu fait ça, pourquoi, pourquoi ? Tu ne vas pas te battre avec lui, j’espère…

Farjolle n’avait pas pensé à cette éventualité :

— J’ai décidé de ne pas le provoquer, pour éviter le scandale.

Emma reprit :

— Tiens ! assieds-toi là…

Et elle mit la main sur son épaule, le fixant :

— Je n’ai pas besoin de faire des phrases, je t’aime, toi, je n’aime que toi… Ce petit me répugne maintenant…

— Il ne te répugnait pas tout à l’heure…

— Peut-être ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne pourrais plus le voir en face… Et je ne veux pas me passer de toi, tu entends, je ne veux pas…

Farjolle, tout déconcerté, essaya de se lever.

Elle le retint, et brusquement s’assit sur ses genoux, et lui passa le bras autour du cou.

— Renvoie ces gens-là, mon chéri. Renvoie-les, je t’en prie… Je t’aime bien… je t’aime tant !

Il se laissa embrasser et reprit :

— Je ne sais véritablement pas quoi faire.

— Allons-nous-en et rentrons à la campagne, tous les deux, seuls… Demain, je ne me rappellerai plus rien… Nous serons si heureux tous les deux.

Elle l’embrassa au cou passionnément et, machinalement, Farjolle lui rendit sa caresse.

— Je vais parler au commissaire, dit-il. En effet, je crois que ça vaut mieux.

Emma sourit.

— Ce pauvre Velard, il est plus à plaindre que toi, va ! Je l’ai assez vu, celui-là ; tu peux être tranquille à présent.

M. Brissot, ayant terminé le procès-verbal, le tendit à Farjolle :

— Veuillez signer.

Farjolle, tranquillement :

— C’est inutile, Monsieur. Je viens de causer avec ma femme et je renonce aux poursuites. Il ne reste qu’à déchirer le procès-verbal.

Emma, qui entrait dans le fumoir, ajouta :

— Et à nous en aller.

Le secrétaire de Brissot, moins gentleman que le patron, s’écria :

— Elle est forte, celle-là !

— Monsieur le commissaire, ajouta Farjolle, je regrette de vous avoir dérangé pour rien.

— Oui, dit Emma, acceptez nos excuses.

Brissot s’inclina galamment :

— Vous ne m’avez pas dérangé…, tout à fait pour rien. Partez les premiers, nous vous suivons.

— Il n’y a pas d’autre formalité à remplir ? demanda Farjolle.

— Pas d’autre, fit Brissot. C’est comme s’il ne s’était rien passé. Vous pouvez compter sur ma discrétion.

Les deux époux descendirent. Dans l’escalier, Emma prit le bras de son mari et, très calmes, ils franchirent la porte devant une douzaine de curieux rassemblés, qui les prirent pour des locataires quelconques, et continuèrent d’attendre.

Avenue Montaigne, Farjolle regarda sa montre et héla un fiacre :

— Gare Saint-Lazare !