Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La Colonne

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Napoléon/La Colonne
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 324-328).

LII

LA COLONNE


 
Non ! Le cercueil est vide et la tombe a menti.
Non ! L’écho du néant a trop tôt retenti.
Non ! Le ver a trop tôt convoité sa pâture.
Trop tôt le fossoyeur a fait la sépulture.
Il n’est pas mort ! Il n’est pas mort ! De son sommeil
Le géant va sortir plus grand à son réveil.
Non ! Le saule pleureur n’a pas comme une foule
Incliné ses rameaux sur le flot qui s’écoule ;
La source de Hutsgate, éveillée à demi,
N’a pas balbutié, ni tremblé, ni frémi.


Au loin la sentinelle, en son urne fragile,
Ne pèse pas un nom comme on pèse l’argile.
Non ! L’océan n’a point de secret à garder,
Point de tombe à bercer, point d’écueil à sonder.
Dans le val de Longwood, le sentier n’est pas sombre ;
On n’y voit pas des monts descendre une grande ombre,
Non ! L’insecte n’a pas sur la tombe rampé ;
Le linceul n’a rien vu ! L’abîme s’est trompé.
Car lui n’était pas fait comme les morts vulgaires
Que couvre tout entiers l’herbe des cimetières.
Ceux-là, heurtant en vain le sépulcre du front,
Se creusent de leurs mains un néant plus profond.
Ils ne reverront pas avant l’aube éternelle
Leur toit, ni leur foyer, ni leur veuve fidèle.
Mais lui ne s’était pas de sable et de limon
Bâti son espérance et composé son nom ;
Il n’avait rien fondé sur l’amour ou la haine,
Sur les vents, sur l’écume ou sur la vague humaine ;
Rien sur un rêve ailé qui meurt en s’éveillant,
Rien sur les vains regrets qui rampent en fuyant.
Il n’avait pas non plus établi sa demeure
Parmi les faux héros qui ne durent qu’une heure.
Du moindre de ses jours, dans l’ombre enseveli,
Il ne redevait rien à la cendre, à l’oubli.
Il ne s’était pas fait du lin de son empire
Une tente d’un jour que le chevreau déchire.
Mais en mille combats, ramassant son butin,
Toujours il revenait les bras chargés d’airain ;

Puis il avait d’avance, au cœur de son royaume,
Comme un bon forgeron, sur la place Vendôme,
Bâti sa tour de fer en la grande cité,
Pour y passer les jours de l’immortalité.

Et la tour s’est levée ; un éclair la sillonne.
Son haut créneau surgit ainsi qu’une couronne
Sur le front d’un géant. Quand son hôte est absent,
L’orage jour et nuit l’habite en gémissant.
La foudre se balance au pan de sa muraille,
Ainsi qu’au baudrier un sabre de bataille.
Plus fière que Babel et plus noble cent fois !
(car elle a mis son pied sur les rêves des rois),
Les peuples élevaient leur espoir à sa cime.
À toute heure son seuil s’entr’ouvrait sur l’abîme.
De son sommet de gloire à l’horizon lointain,
Son front était penché sur le néant humain.
Par ses sentiers d’airain pour eux foulés d’avance,
Les soldats morts au loin arrivaient en silence ;
Et par mille chemins qu’ignorent les vivants,
Autour de la colonne ils reprenaient leurs rangs !
Tous habillés de fer, tous penchés sur la nue,
Ils attendaient leur chef pour passer la revue.
Et les chevaux de bronze, attelés à ses chars,
Le cherchaient, haletant, autour des hauts remparts.
Et les aigles de bronze, au loin battant de l’aile,
Sur ses pas appelaient leur couvée éternelle ;
Et la foule muette, au visage de fer,
Le voyait, ou croyait le voir dans chaque éclair.


Aussi quand tout fut prêt, et sa gloire assez haute ;
Comme la maison vide en attendant son hôte,
La tour ouvrit un jour sa porte sur le seuil.
Et le mort, ce jour-là, debout, dans son orgueil,
Ayant quitté la tombe et repris sa dépouille,
Sur ses gonds ébranla tout un siècle de rouille.
Son cœur ne battait pas ; il n’avait rien d’humain.
De bronze était son front, son âme était d’airain.
Sans joie et sans douleur, sans un signe de tête,
Il monta les degrés qui mènent sur le faîte.
De la tour sous ses pas les fondements tremblaient,
Et les hommes de fer devant lui chancelaient.
Debout, les bras croisés, sur ce trône sublime,
Ainsi que son domaine il mesura l’abîme,
Les jours qui ne sont plus, ceux qui seront demain,
L’univers égaré dans son vide chemin.
Or, la grande cité, que son ombre environne,
À ses pieds s’endormait ainsi qu’une lionne.
À ses pieds cependant passaient sans revenir
Le jour et puis le soir, et puis son souvenir ;
Après le soir la nuit, puis après, ses fantômes,
Majestés d’un moment, peuples, états, royaumes,
Familles sans parents, empires, nations,
Comme les grandes eaux, les générations.
Les siècles surannés, après leur courte automne,
Se dépouillaient l’un l’autre autour de sa colonne :
Les uns cherchaient encor son phare à l’orient,
Pour apprendre de lui le chemin du néant ;
Les autres, comme un flot qui n’a plus de rivage,
Lui jetaient en courant le nom de son naufrage.


Les rois aussi passaient pleurant dans leur chemin.
À ses pieds ils rompaient leurs bandeaux de leur main.
Disant : c’est toi, César, qui nous fis la blessure ;
Fais donc aussi le deuil avec la sépulture ;
Et les peuples joyeux s’enivraient à leur tour ;
Puis après ils mouraient : chacun vivait un jour !
Les dieux humains aussi passaient comme les hommes,
Plus tristes en leur deuil, plus vains que nous ne sommes,
Plus néant, s’il se peut ; parmi leurs cieux nouveaux,
Cherchant un ciel plus vide et de plus grands tombeaux ;
Moïse, Mahomet, et puis d’autres encore,
L’un par l’autre éclipsant leur éternelle aurore.

Et la terre, des cieux perdant le souvenir,
Rampait vide et muette au bord de l’avenir.
Elle avait oublié le nom de sa misère
Et comment s’appelait son humaine poussière.
Elle ne savait plus, sur ses arides bords,
Retrouver derrière eux les vestiges des morts.
Mais, comme un souvenir que se gardait l’abîme,
Lui demeurait debout sur son altière cime ;
Lui seul il survivait en sa forte cité :
Car ses soldats d’airain, sans fermer la paupière,
Le défendaient encore, ainsi qu’une barrière,
Des morsures du temps et de l’éternité.