Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Les Veuves

La bibliothèque libre.
Napoléon/Les Veuves
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 320-324).
◄  Le Tombeau
La Colonne  ►

LI

LES VEUVES


 
Alors on vit au loin, dans ces champs de silence
Qu’a labourés sans soc le glaive avec la lance,
Vers Arcole et Wagram, aux déserts de Memnon,
Et dans maint autre lieu dont l’écho sait le nom,
La glèbe s’agiter et la terre se fendre,
Et les vieux ossements tressaillir sous la cendre.
Et l’on vit, oui, l’on vit, comme des chœurs en deuil
De veuves, au front pâle, et pleurant sur leur seuil,
Lentement s’éveiller, à demi prosternées
Sous le poids de leurs noms, cent fameuses journées ;
Le chaume sous leurs pas commença de frémir ;
Puis leur bouche d’airain s’entr’ouvrit pour gémir.
Ce fut d’abord un bruit incertain, éphémère,
Comme le vent qui passe en un champ de bruyère.
Et puis la voix s’enfla comme un bruissement d’os
Qui s’appelaient entre eux par des noms de héros.

Et la terre écoutait, muette, aride, nue ;
Et ces veuves disaient, en attristant la nue :

—Moi, je m’appelle Arcole ! Et je vis au désert ;
Impure est la maremme où mon sentier se perd.
Celui-là me connaît, qui fit ma pyramide.
Aujourd’hui les chevreaux rongent ma rive humide ;
Mais j’éveillai le siècle en mon lit de limon,
Et mon fleuve pesant murmure encor mon nom.
—Moi, je suis Aboukir ! Ma citerne est tarie.
Mon palmier s’est brisé sur sa tige flétrie.
Celui qui sur mon front attacha mon turban
Ne redescendra plus des sentiers du Liban.
Mais, au jour de sa faim, le lion de Damiette
Se souviendra des os que Gaza me rejette.
—Vous souvient-il de moi ? Mon nom est Marengo !
Mon pas retentissant émeut encor l’écho.
J’ai, du vin des combats dans ma coupe féconde,
Aux lèvres de Desaix désaltéré le monde,
Quand le premier consul, pour lier ses faisceaux,
Cueillait ma vigne en fleur, sous mes sanglants arceaux.
—Les cieux s’en souviendront, si la terre l’oublie !
Moi, je suis Waterloo ! Ma coupe n’est que lie.
Que le serpent tout seul y boive son venin !
C’est moi qui renversai le géant par le nain.
C’est moi qui veux pleurer ; car là, sous mes broussailles,
C’est moi, moi, qui semai l’épi des funérailles. Chœur.
—Non, pleurons tous ensemble ; et de nos mille voix
Faisons un même chœur qui s’ébranle à la fois.

Car les temps sont changés ; et l’insecte qui gronde
Parle aujourd’hui plus haut que le maître du monde.
Le flot creuse en passant le tombeau comme un port,
Et le mort le remplit tout entier jusqu’au bord.
Les jours évanouis sont scellés sous sa pierre ;
Tout un monde avec lui séjourne en sa poussière ;
Le monde des héros, des armes, des hasards,
Des casques, des clairons, des hardis étendards ;
Et quand le flot le berce en son étroit empire,
Dans sa tombe avec lui l’éternité soupire.
Car le joug de l’épée est brisé désormais ;
Le cheval de bataille a quitté son harnais.
Le glaive a renié le glaive pour son frère ;
La tente a disparu sous son toit éphémère ;
Le bras a fait son œuvre, et le bras s’est lassé.
Sa force était son droit ; son empire est passé.
Aujourd’hui l’épouvante a vaincu le courage ;
La langue au lieu du bras gouverne sans partage.
La pensée indocile a rompu son lien.
En son rêve abritée, et sans affronter rien,
Ni le chaud, ni le froid, ni les hautes murailles,
Elle cueille en un jour le fruit de cent batailles.
Sur son trône incertain, un tremblant avenir
Découronne en rampant le lointain souvenir.
L’heure passe et s’enfuit. Le lendemain arrive ;
Le passé triomphant s’éloigne sur sa rive.
Entre cette heure et l’autre est une éternité !
Entre ce monde et nous surgit l’immensité !

Pour de vulgaires soins naissent des jours vulgaires ;
Et l’on ne verra plus, sous leurs tentes guerrières,
Les peuples suspendus aux lèvres du clairon ;
Le siècle reculer à l’approche d’un nom ;
Ni sous le cavalier, ainsi que des cavales,
Bondir en leurs sentiers les nations rivales.
Celui qui chantera les jours évanouis,
Sous la corde d’airain vieux trésors enfouis,
Celui-là de l’oubli sentira la morsure.
Il sèmera la gloire et cueillera l’injure.
La foule passera, disant : va, troubadour,
Chante-nous des chansons et des sonnets d’amour.
Le Tage et le Niémen, dans un même vertige,
Ne retentiront plus du bruit que fait l’Adige.
Dans le sillon banal où se suivent les rois
L’avenir germera sous la glèbe des lois.
Mais le vieux grenadier, immobile à sa place,
Attendra vainement que son empereur passe.
Le peuple qui s’éveille, altéré sur le Rhin,
N’ira plus se chercher son puits vers le Jourdain.
De vides majestés en leur vide royaume
Du géant du tombeau singeront le fantôme ;
Mais le vieux mamelouk, sur son seuil entr’ouvert
Attendra vainement le sultan du désert.
Car celui qui de Tyr soulevait la poussière,
Celui qui retenait la langue prisonnière,
Celui qui sut dorer le frein des nations,
Albion l’a reçu sous ses hauts pavillons !

Albion l’a bercé sur sa vague parjure !
Albion l’a porté jusqu’en sa sépulture.
Afin que désormais, sur le Var ou le Nil,
Il ne soulève plus le sceau de son exil.
Pour la première fois, tranquille en sa conquête,
Son nouveau diadème est pesant à sa tête.
Ce que n’ont pu les rois le néant le pourra,
Et le ver lentement le découronnera.
L’abeille a bourdonné. La tombe a fait silence.
Un vieux monde s’efface ; un autre âge commence….
Mais, nous, dispersons-nous, avec le bruit des vents
Et le souffle de l’herbe et l’espoir des vivants.
Nous ne sommes qu’un mot : illusion, fumée !
Nous sommes ce que l’homme appelle renommée.