Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Bivouac

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Napoléon/Le Bivouac
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 229-232).


XXII

LE BIVOUAC

 
Non ! L’herbe croît trop vite aux champs de Marengo ;
Trop vite le désert disperse son écho ;
Et le coursier d’Arcole à la croupe sauvage
A trop vite en son clos rongé son pâturage.
Je voudrais voir plus loin, sous des cieux plus pesants,
Au soleil d’Austerlitz un combat de géants,

Un combat d’empereurs, le soir, quand l’heure sonne,
Où chaque coup d’épée atteint une couronne ;
Quand sous sa lourde armure un empire blessé
Se couche dans sa poudre, ainsi qu’un trépassé ;
Et que le monde errant qui le voit disparaître
Demande à sa poussière : " Où donc es-tu, mon maître ? "
Pourquoi ne suis-je pas le vautour des vallons ?
J’emporterais ce soir mes petits loin des monts ;
Je sais un puits de sang dans un champ plein d’ivraie,
Où je ferais leur nid des ronces de la haie.

Quand le puits est rempli, sous son toit dévasté,
En un jour ils boiraient pour une éternité.
Chacals et loups cerviers de Marathon, d’Arbelles,
Qui de la vieille Asie épuisez les mamelles,
Éperviers de Pharsale, aux ongles faits d’airain,
Qui rongez sans repos le cadavre romain ;
Noirs corbeaux de Lépante éclos dans la tempête,
Qui cherchez sous les flots l’empire du prophète,
Votre proie est usée ; et de ces grands états
Il ne reste plus rien pour vous faire un repas.
Quittez votre travail, et laissez hors d’haleine
Ces squelettes d’empire oubliés dans la plaine.
Arrivez ! Arrivez ! Pour un meilleur festin
Aiguisez aujourd’hui vos ongles en chemin.
C’est le soir. écoutez ! Une marche guerrière
A retenti là-bas au fond de la bruyère.
Ah ! Que d’ardents clairons, de sabres sans fourreaux !
De canons embourbés ! Que d’hommes, de chevaux

Qui fourmillent au loin sur les neiges muettes,
Comme font en janvier les bandes d’alouettes !

Une voix a dit : " Halte ! " et ce peuple de fer
S’arrête en tressaillant, et luit comme l’éclair.
Il se couche muet comme en ses funérailles,
Et près de lui s’endort son sabre de batailles.
Tout se tait, tout sommeille, au loin, sur le gazon,
Et les feux du bivouac rougissent l’horizon.
Qui pourrait dire alors dans cette nuit de rêve,
Quand il brille au foyer, tous les songes du glaive ?
Comment dans leur sommeil les fusils en faisceaux
Font la ronde le soir autour des généraux,
Et comment les canons, en attendant l’armée,
Se gorgent à loisir de fer et de fumée ?
Comment les étendards, aux fronts échevelés,
Chantent dans l’ouragan leurs chants ensorcelés ;
Suspendue à l’arçon, comment la carabine
Fait sonner en sursaut sa baguette argentine ;
Et comment le tambour, sur ses trépans discors,
À l’heure de minuit bat le réveil des morts ?
Dans le creux d’un sillon, où le grillon sommeille,
Sur la paille couché, le grand empereur veille ;
Son manteau jusqu’aux pieds, de son large repli,
Le couvre du duvet d’Arcole et Rivoli ;
Comme une torche ardente en des fêtes funèbres,
Son épée étincelle au milieu des ténèbres.

Il veille, et dans son cœur vers un grand lendemain
Il ouvre à sa pensée une route d’airain,

Il entend au bivac, sous le vent et la pluie,
Sa bataille qui hurle au fond de son génie.
De sa vaste pensée, à l’heure des combats,
Ainsi que d’une tente il couvre ses soldats.
" Quelle heure est-il ? -minuit ! -que le jour tarde à luire !
" Quittez votre sommeil, mes maréchaux d’empire,
" Mes soldats d’Italie ! Allons, ouvrez vos yeux.
" Vous dormirez demain ; et jamais sous les cieux,
" Non, jamais sous mon toit, sous mes tentes guerrières,
" Un sommeil plus pesant n’aura clos vos paupières. "
Et la vedette appelle au loin, puis alentour ;
Car voilà qu’avant l’aube elle a vu le vautour ;
Et la lune a monté sur ses créneaux d’ivoire.
Comme un soldat penché sur un fleuve de gloire,
Au bord de l’Orient, le soleil du Thabor
De lumière et d’orgueil remplit son casque d’or.