Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Couronnement

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Napoléon/Le Couronnement
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 226-229).
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XXI

LE COURONNEMENT

 
Et dans Rome le pape a vu son dais trembler,
Son globe d’or, au loin, vers l’abîme rouler,
Et le géant d’Arcole arrivé sur le faîte.
Mais que fait au géant le pavois sur sa tête,
Le monde sous ses pas, si toi-même, seigneur,
Tu ne mets à son front son bandeau d’empereur ?
Le pape s’est levé quand le monde s’incline.
Pourquoi ne va-t-il pas debout, sur sa colline,
À Saint-Jean De Latran, en face des déserts,
D’un même mot bénir la ville et l’univers,
À l’heure où, dans son deuil, la terre fait silence,
Et qu’il ouvre son livre et lui lit sa sentence ?
Pourquoi le pèlerin endormi dans sa cour
Demain l’attendra-t-il jusqu’à la fin du jour ?
Pourquoi le flot du Tibre, et sa barque brisée,
Et la villa qui dort, et l’herbe sans rosée,
Et la cendre d’un monde, et son ombre à genoux,
En vain rediront-ils : " Père, bénissez-nous ! "
C’est qu’une main le pousse, au bout de ses années,
Vers l’endroit où se font les grandes destinées.
C’est qu’il faut, avant tous, qu’il pèse dans sa main
L’or sincère et le faux au front du genre humain ;

C’est qu’au banquet des rois, s’il ne devient leur hôte,
Il n’est point de grandeur, ni de chute assez haute.

Où va-t-il ? Qui le sait ? Les petits des oiseaux
Sous son dais l’ont suivi pour compter ses joyaux.
Au bord de son chemin, les hautes cathédrales
S’agenouillent dans l’ombre et tremblent sur leurs dalles,
Et le monde qui pleure et le voit par hasard
Dit, sans le reconnaître : " Où va-t-il, ce vieillard ? "
Ah ! France, c’en est trop. Ah ! Baisse donc la tête
Quand, des monts descendu, sur ton seuil il s’arrête.
Cache pendant qu’il passe, au moins jusqu’à demain,
Ton front dans ta poussière, et ton doute en ton sein.
Essaye, au moins un jour, sous son pur diadème
De retrouver ta foi pour t’adorer toi-même.
Refais-toi dans une heure et ton culte et ton ciel,
Pour te diviniser toi-même sur l’autel.
Demain tu briseras, si tu veux, ton ciboire
Dès qu’il sera rempli du vin de ta victoire ;
Et tu dissiperas le dieu de ton orgueil
Ainsi qu’un héritage avant la fin du deuil.
Notre-dame, à Paris, dore tes tours funèbres ;
Exhausse ta muraille, et chasse tes ténèbres ;
Monte sur tes degrés jusqu’où vont les autans,
Et laisse en bas ta porte ouverte à deux battants,
Afin que sur leur char cent fameuses journées,
Coulevrines d’Arcole, à Thèbes basanées,
Vieux drapeaux des Césars, par les balles usés,
Et canons musulmans dans le sang baptisés,

Et la foule et le bruit, et tout ce qui sur terre
Fait plier les genoux et baiser la poussière,
Entrent en même temps dans la nef et le chœur ;
Car voici sous ton porche un pape, un empereur !

Un pape sous son dais qui tient une couronne,
Et dit en s’inclinant : " C’est moi qui te la donne,
Quand tu penses la prendre, ô César. Gloire à toi !
Je sacre ton épée et ton manteau de roi,
Afin qu’en te voyant passer dans les batailles
On dise : " Le voici, l’ange des funérailles ! "
Désormais garde bien ce bandeau sur tes yeux,
Ainsi que je l’attache, et n’en romps pas les nœuds.
Qu’il soit dans tes projets, qu’il soit dans ton génie,
Qu’il soit dans ton sommeil et dans ton insomnie !
Qu’il soit dans ta ruine ou ta prospérité,
Et que rien ne le rompe avant l’éternité !
Je te sacre empereur de ce grain de poussière
Qui s’appelle le monde, et qu’un vent de colère
A poussé sous tes pieds. Sois-en maître et seigneur !
Sur son faîte bâtis ton rêve de grandeur.
Eux-mêmes devant toi les rois se découronnent.
Entends ! La foule chante et les orgues résonnent.

L’orgue.
" Empereur, sous ton dais et sous ton allégresse
" Ne sens-tu pas ton cœur qui frémit par hasard ?
" Au festin de ta gloire assieds-toi sans ivresse
" Comme au festin de Balthasar.


" Ne vois-tu pas aussi là cette main divine,
" Au milieu de l’encens de toute la cité,
" Qui sur le mur blanchi de ta prospérité
" Ecrit le nom de ta ruine ?

" Convive du seigneur, reçois le pain et l’eau !
" Déjà pâle d’ennui, quand ta coupe est remplie,
" Ne sens-tu pas au bord, comme une amère lie,
" Le goût amer de Waterloo ?

" Dans le vaste océan de l’espérance humaine
" Où ta voile défie et le vent et le flot,
" N’entends-tu pas gronder au fond, comme un sanglot,
" Le flot lointain de Sainte-Hélène ? "

Et le chant a passé comme passent les vents ;
Et les morts ont souri de l’orgueil des vivants.
La foule, à deux genoux, regarde la couronne,
Et ne voit pas la main qui l’ôte et qui la donne ;
Et le monde s’enivre avec sa coupe d’or,
Et l’orgue dans la nuit pleure et soupire encor.