Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Chant des morts

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Napoléon/Le Chant des morts
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 183-186).

VIII

LE CHANT DES MORTS

 
—En Italie, où croît l’olive,
Où la vigne en arceaux grandit,
Où le myrte embaume la rive,
Au pont d’Arcole, avez-vous dit ?
J’y suis allé dans les semailles,
Quand passait le soc des batailles ;
J’y suis allé dans la moisson
Lier ma gerbe à mon arçon.
Au loin sur le mont, dans la plaine,
J’ai déroulé, jeune soldat,
La tente où notre capitaine
Dormait au branle du combat.
Qu’il était beau quand le nuage
Pâlissait son pâle visage ;
Quand il partageait mon pain noir
Sous l’arbre des vivants, le soir !

Vous, qui chantez ici quand le monde sommeille,
Dans le pays des morts, votre voix nous réveille ;
Et nos froids bataillons, altérés d’un vain bruit,
Frappant à l’unisson leurs armes émoussées,

S’assemblent en suivant vos rimes cadencées,
Comme au souffle des bois font les oiseaux de nuit.
Vivants, nous fûmes tous des soldats d’Italie ;
De notre souvenir la Maremme est remplie,
Et le Tésin lombard roule aujourd’hui nos os.
Notre épée a cueilli le myrte de Vérone ;
La rose de Mantoue a fait notre couronne ;
Mais le glaive aiguisé nous a fait nos tombeaux.
Ne reverrons-nous plus, dans leur urne d’albâtre,
Les flots du lac de Côme, et la cime bleuâtre
Où l’amandier en fleur renaissait sous nos pas ?
Est-ce l’heure où du jour la sanglante paupière
Se rouvre au haut des monts en un nid de lumière ?
Et les vautours ont-ils achevé leurs repas ?

Ah ! Sous les neiges de nivôse
Avant que l’aube fût éclose,
Sur le plateau de Rivoli
L’éclair de mon casque a jailli.
Au plus épais de la bataille,
Quand sous leur sanglante muraille
Les hautes Alpes ont tremblé,
Masséna, Joubert m’ont parlé.
Que mon épée était joyeuse !
C’était mon bien, mon amoureuse.
Couchée à mon côté, sans bruit,
Elle me veillait dans ma nuit ;
Elle étincelait dans mon rêve,
Et me disait : " Viens, je me lève ! "

Qu’est devenu son pur tranchant,
Que dorait le soleil couchant ?


Ô vous, qui vous taisez pendant que les morts pleurent,
Parlez ! Que fait le monde où les vivants demeurent ?
La paix est-elle close entre les nations ?
Les hommes n’ont-ils pas pleuré toutes leurs larmes ?
Se plaisent-ils toujours au cliquetis des armes ?
Et les semeurs ont-ils retrouvé leurs sillons ?
Nos fils sont-ils restés semblables à leurs pères ?
Au fond de nos hameaux les vieilles filandières
Parlent-elles de nous quand leur âtre a pâli ?
Se souvient-on encor, dans la terre où vous êtes,
Du jeune général qui, comme les tempêtes,
Nous menait en un jour d’Arcole à Rivoli ?
L’olive chaque été reverdit-elle encore
Sur le mont où son sabre éblouissait l’aurore ?
On dit que son cheval a tari les ruisseaux
Où son souffle a passé ; que l’herbe est sans rosée
À l’endroit où sa tente un soir s’est reposée,
Et que son ombre au loin appelle les corbeaux ?
L’épée obéit-elle encore à sa parole ?
Son nom a-t-il d’un bond franchi le pont d’Arcole,
Ou s’est-il dissipé dans le souffle des vents ?
Depuis nous qu’a-t-il fait ? Est-il resté le même ?
Son front a-t-il jamais tenté le diadème ?
Est-il le roi des morts, ou le roi des vivants ?
Ah ! Chanteur, achevez ! Nos armes émoussées
Comme un glas ont frappé vos rimes cadencées.


Parlez, nous nous taisons. Autour de votre front,
Ainsi qu’un ouragan, notre ombre se balance.
Du vin de nos combats enivrez donc la France.
Si les vivants sont sourds, les morts vous entendront.