Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Chant du pont d’Arcole

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Napoléon/Le Chant du pont d’Arcole

VII

LE CHANT DU PONT D’ARCOLE

 
En ce jour-là, c’était un des jours de brumaire ;
Les saules de Ronco jetaient une ombre amère ;
La sarcelle avait fui ; le marais, sur ses bords,
En tremblant s’éveillait ; les roseaux, sous la bise,
Dans la fange, meurtris, ployaient leur tête grise ;
Et sur l’étang des morts passait l’âme des morts.
Étroit était le pont, profond était l’abîme
Où, marchant sans la voir vers leur rive sublime,
Les peuples se hâtaient sous leurs manteaux d’hiver ;
Et maints canons de bronze et maintes coulevrines
Leur fermaient le passage, hurlant sur des ruines
Comme des chiens hargneux aux durs colliers de fer.


Étroit était le pont ; loin était le rivage.
Un monde séparait la plage de la plage.
Haletants, les vivants sur ses bords s’entassaient.
Mais les morts plus nombreux leur défendaient l’entrée.
Au loin ils refoulaient une foule enivrée ;
Et les canons hurlants jamais ne se lassaient.
Ils essuyaient leur gueule aux roseaux des Maremmes,
Et puis recommençaient ; et puis sur les flots blêmes
Volaient les habits bleus troués en cent endroits ;
Les peuples épuisaient le pur sang de leur veine,
Et pas un ne pouvait, dans l’homicide plaine,
Toucher, sans en mourir, la barrière des rois.
Étroit était le pont, close était la barrière.
La foule sur ses pas retournait en arrière.
L’alouette gauloise en son nid s’envolait,
Appelant ses petits. Au champ de l’espérance
Le nouvel étendard avait perdu sa lance ;
Et la vague d’Arcole en son lit reculait.
Mais voilà qu’un cheval erre dans la mêlée.
Moins blanche était la neige au flanc de la vallée.
Voilà qu’un cavalier a quitté les arçons.
Ah ! Moins prompt est le cerf quand la biche est blessée.
Voilà que dans ses bras, comme sa fiancée,
Il a pris l’étendard aimé des nations.
Et puis, s’enveloppant de ses plis tricolores,
Il arbore, en courant, sur les arches sonores
La nouvelle bannière. à son nom, effrayés,
Les sabres sur son front ont glissé sans murmure ;

Se rappelant celui qui leur fait leur pâture,
Les canons ont léché la poudre de ses pieds.

Puis sur le pont rustique aux poutres vacillantes
Sur sa trace ont passé les nations tremblantes,
Comme après le bélier font les jeunes chevreaux ;
L’un va tenter le gué sur la rive embourbée ;
L’autre heurte du front la barrière tombée ;
Et l’étable le soir reçoit tous ses troupeaux.
Ils se sont émoussés sur ses habits de bure,
Les coups qui menaçaient, malgré leur chaste armure,
Le sein des nations. Du milieu des roseaux
L’étendard a jeté son ombre sur le monde ;
Et tous les morts au loin, jusqu’en la nuit profonde,
Battent en même temps des mains dans leurs tombeaux.
À leur tour en leur nuit voyant l’aube paraître,
Les peuples à ce signe ont reconnu leur maître.
Dès l’abord il leur plut ; et dans leurs vides cieux
Tous leurs cultes éteints pour lui se rallumèrent.
Avant que de le craindre, en ce jour ils l’aimèrent,
Pensant que, s’ils semaient, lui moissonnait pour eux.
Mais les rois ont pleuré ; leur long passé s’envole.
Quand le pont de l’abîme est franchi dans Arcole,
Le sentier est ouvert à tout le genre humain.
Les générations, dans l’avenir puisées,
Désormais passeront sur ses voûtes brisées ;
Le bélier aux chevreaux a montré le chemin.
Et depuis ce jour-là, comme aux jours de brumaire,
Les saules de Ronco jettent une ombre amère.


La Maremme sanglote. On entend sur ses bords
Le clairon retentir. Au fond des eaux tremblantes
On voit rouler des chars et des armes sanglantes,
Et sur l’étang des morts passer l’âme des morts.