Quo vadis/Chapitre III

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 28-30).

Chapitre III.

— Elle croit en un dieu unique, tout-puissant et juste, — répéta Pétrone quand il fut réinstallé dans sa litière, en tête à tête avec Vinicius. Si son dieu est omnipotent, il dispense la vie et la mort ; et s’il est juste, il envoie la mort avec justice. Alors, pourquoi Pomponia porte-t-elle le deuil de Julia ? Pleurer Julia, c’est blâmer son dieu. Il faudra que je répète ce raisonnement à notre singe à la barbe d’airain ; car, je me crois en dialectique aussi fort que Socrate. Quant aux femmes, j’admets que chacune possède trois ou quatre âmes, mais pas une n’a une âme raisonnable. Pomponia devrait méditer avec Sénèque, ou avec Cornutus, sur ce qu’est leur grand Logos… Ils pourraient évoquer ensemble les ombres de Xénophane, de Parménide, de Zénon et de Platon, qui, comme des serins en cage, s’ennuient là-bas, au pays des Cimmériens. C’était pourtant d’autre chose que je voulais leur parler, à elle et à Plautius. Par le ventre sacré d’Isis l’Égyptienne ! si, sans aucun préambule, je leur avais dit pourquoi nous venions, il m’est avis que leur vertu aurait retenti comme un bouclier d’airain sous le choc d’une massue. Mais, je n’ai pas osé ! Le croirais-tu, Vinicius ? je n’ai pas osé ! Les paons sont de beaux oiseaux, mais leur cri est trop strident. Et j’ai eu peur du cri. Je dois cependant louer ton choix. Une vraie « aurore aux doigts de roses »… Et sais-tu ce qu’elle m’a rappelé aussi ? Le printemps ! Non pas notre printemps d’Italie, où à peine çà et là un pommier se couvre de fleurs, pendant que les oliviers gardent éternellement leur teinte grise, mais ce printemps que j’ai vu jadis en Helvétie, jeune, frais, vert clair… J’en jure par cette pâle Séléné, je ne m’étonne plus, Marcus ; sache pourtant que c’est Diane que tu aimes, et qu’Aulus et Pomponia sont prêts à t’écharper, comme jadis les chiens firent d’Actéon.

Vinicius, tête baissée, demeurait songeur. Soudain il s’écria, d’une voix vibrante de passion :

— Avant, je la désirais ; maintenant, je la désire plus encore. Quand j’ai pris sa main, j’ai senti comme du feu m’embraser… Je la veux, toute à moi. Si j’étais Zeus, je l’envelopperais d’une nuée, comme il fit d’Io, ou bien je tomberais sur elle en pluie, comme il tomba sur Danaé. Je voudrais lui baiser les lèvres jusqu’à la souffrance. Je voudrais l’entendre crier sous mon étreinte. Je voudrais tuer Aulus et Pomponia, et l’enlever, elle, l’emporter entre mes bras dans ma maison… Cette nuit je ne dormirai pas. Je vais faire fouetter un esclave pour l’écouter geindre.

— Calme-toi, — dit Pétrone, — tu as les goûts d’un charpentier de Suburre.

— Que m’importe ! Il me la faut. Je suis venu te demander conseil ; si tu ne trouves rien, je trouverai moi-même… Aulus tient Lygie pour sa fille ; pourquoi, moi, la tiendrais-je pour une esclave ? Puisque toute autre issue m’est fermée, qu’elle entoure d’un filet la porte de ma maison, qu’elle l’enduise de graisse de loup, qu’elle vienne, à titre d’épouse, présider à mon foyer.

— Calme-toi, impétueux rejeton des consuls. Si nous traînons ici des Barbares, corde au cou, derrière nos chars, ce n’est pas pour épouser leurs filles. Garde-toi des extrêmes. Va jusqu’au bout des moyens simples et honnêtes et laisse-nous à tous deux le temps de réfléchir. Chrysothémis, à moi aussi, m’a semblé fille de Jupiter, et pourtant je ne l’ai pas épousée ; Néron n’a pas davantage épousé Acté, qu’on disait fille du roi Attale… Calme-toi… Songe que si elle veut quitter pour toi les Aulus, ils n’ont pas le droit de la garder… Sache bien, de plus, que tu n’es pas seul à être enflammé ; car, en elle aussi, Éros a porté le feu… Je l’ai bien vu, et l’on peut se fier à moi en la matière… Patiente. Il y a moyen pour tout. Mais aujourd’hui, j’ai trop pensé, et cela me fatigue. Par contre, je te promets de songer demain à ton amour, et Pétrone ne serait plus Pétrone s’il ne trouvait quelque arrangement.

Ils se turent encore ; enfin, après un moment, Vinicius dit, plus calme :

— Je te remercie, et que la Fortune te soit propice.

— Sois patient.

— Où te fais-tu porter ?

— Chez Chrysothémis…

— Heureux ! Tu possèdes la femme que tu aimes.

— Moi ? Sais-tu ce qui m’amuse encore chez Chrysothémis ? Eh bien, c’est qu’elle me trompe avec mon propre affranchi, le luthiste Théoclès, et qu’elle croit que je n’en sais rien. Je l’ai aimée, jadis ; à présent, ses mensonges et sa bêtise m’amusent. Accompagne-moi chez elle. Si elle te fait la cour et trace pour toi, avec son doigt mouillé de vin, des lettres sur la table, sache que je ne suis pas jaloux.

Ils se firent porter chez Chrysothémis. Mais, dans le vestibule, Pétrone dit à Vinicius en lui posant la main sur l’épaule :

— Attends, je crois avoir trouvé un moyen.

— Que tous les dieux t’en récompensent !

— Oui ! le moyen me paraît infaillible… Sais-tu, Marcus ?

— Je t’écoute, mon Athéné…

— D’ici quelques jours, la divine Lygie goûtera dans ta maison le grain de Déméter.

— Tu es plus grand que César ! — s’écria Vinicius enthousiasmé.