Quo vadis/Chapitre LIV

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 358-363).

Chapitre LIV.

Après avoir quitté l’Apôtre, Vinicius, le cœur rouvert à l’espérance, retourna vers la prison.

Au fond de son âme résonnait encore la voix de la crainte et de la terreur ; mais il cherchait à l’étouffer. Il lui semblait impossible que la protection du Vicaire de Dieu et la puissance de sa prière demeurassent sans effet. Il craignait de repousser l’espérance, il craignait de ne pas croire.

« J’aurais foi en Sa miséricorde, — se disait-il, — si même je voyais Lygie dans la gueule du lion. »

Bien que tout son être frémît à cette pensée et qu’une sueur froide lui perlât aux tempes, il avait foi. Maintenant, chaque battement de son cœur était une invocation. Il commençait à comprendre comment la foi déplace les montagnes, car il sentait en lui une force mystérieuse qu’il n’avait jamais connue. Il lui semblait qu’à l’aide de cette force, il pouvait faire ce qui, la veille encore, lui eût été impossible. Chaque fois qu’un gémissement de désespoir venait bouleverser son cœur, il se remémorait cette dernière nuit, et la face ridée, sainte, levée vers le ciel et priant.

« Non, le Christ ne reniera pas son premier disciple, le pasteur de ses brebis ! Le Christ ne le repoussera pas, et moi je ne douterai pas ! »

Et Vinicius courait vers la prison pour y annoncer la bonne nouvelle.

Mais ici se produisit quelque chose d’inattendu. Les prétoriens, qui se relayaient à la Prison Mamertine, le connaissaient déjà tous et d’habitude le laissaient entrer sans aucune difficulté. Mais cette fois les rangs ne s’ouvrirent point devant lui. Un centurion s’approcha et dit :

— Pardonne-moi, noble tribun, aujourd’hui nous avons l’ordre de ne laisser passer personne.

— L’ordre ? — fit Vinicius en pâlissant.

Le soldat le regarda d’un air de compassion et ajouta :

— Oui, seigneur, l’ordre de César. Il y a beaucoup de malades dans la prison, et peut-être craint-on que les visiteurs ne propagent l’épidémie en ville.

— Mais tu as dit que l’ordre n’était donné que pour la journée ?

— On nous relève à midi.

Vinicius se tut et se découvrit, car le pileolus qu’il avait sur la tête lui semblait être de plomb. Mais le soldat se rapprocha et lui dit à voix basse :

— Sois sans crainte, seigneur, les gardiens et Ursus sont près d’elle.

Ce disant, il se pencha et, de son long glaive gaulois, il dessina rapidement sur un bloc de pierre la forme d’un poisson. Vinicius lui lança un regard scrutateur :

— Et tu es prétorien ?…

— Jusqu’au jour où je serai là, — fit le soldat en montrant la prison.

— Moi aussi, j’adore le Christ !

— Que son nom soit béni ! Oui, seigneur, je sais… Je ne puis te laisser entrer ; mais, si tu me donnes une lettre, je la ferai remettre par les gardiens.

— Je te remercie, frère.

Il serra la main du centurion et s’éloigna. Son pileolus n’avait plus sur sa tête le poids du plomb. Le soleil rayonnait sur le mur de la prison, et, avec la clarté matinale, l’âme de Vinicius commençait à renaître à la confiance ; ce soldat chrétien lui apparaissait comme une nouvelle preuve de la puissance du Christ. Il s’arrêta et contempla les nuages rosés qui planaient au-dessus du Capitole et du temple de Jupiter Stator :

— Je ne l’ai pas vue aujourd’hui, Seigneur ; mais j’ai foi en Ta miséricorde, — fit-il.

À son retour, il trouva Pétrone qui, fidèle à son habitude de « faire de la nuit le jour », venait de rentrer, mais qui, déjà, avait eu le temps de prendre un bain et de se faire frotter d’huile avant de se coucher.

— J’ai des nouvelles pour toi, Vinicius, — dit-il. — J’ai été aujourd’hui chez Tullius Sénécion, qui recevait aussi César. Je ne sais comment l’Augusta a eu la malencontreuse idée d’amener avec elle le petit Rufius, peut-être pour que, par sa beauté, il touchât le cœur de César. Par malheur, l’enfant, pris de sommeil, s’est endormi au cours de la lecture, comme jadis Vespasien. Furieux, Ahénobarbe lui a lancé un cratère à la tête et l’a dangereusement blessé. Poppée s’est évanouie et tous ont entendu dire à César : « J’en ai assez de cet avorton ! » Ce qui équivaut, tu le sais, à un arrêt de mort.

— La justice de Dieu est suspendue sur l’Augusta, — dit Vinicius. — Mais pourquoi me racontes-tu cela ?

— Je te le raconte parce que, préoccupée de son propre malheur, elle renoncera peut-être à sa vengeance contre vous et se laissera plus facilement fléchir. Je la verrai ce soir et je lui parlerai.

— Merci, Pétrone, tu m’apportes une bonne nouvelle.

— Toi, prends un bain et repose-toi. Tes lèvres sont blêmes et tu n’es plus que l’ombre de toi-même.

Mais Vinicius demanda :

— N’a-t-on pas fixé la date des premiers jeux matutinaux ?

— Ce sera dans dix jours. Mais d’abord on puisera dans les autres prisons. Plus nous aurons de temps, mieux cela vaudra. Tout n’est pas perdu encore.

Il avançait une chose à laquelle il ne croyait pas lui-même, car, du moment que Néron avait répondu à la prière d’Aliturus par une belle phrase où il se comparait à Brutus, il n’y avait plus de salut pour Lygie.

Par pitié pour Vinicius, il avait également passé sous silence ce qu’il venait d’entendre chez Sénécion : César et Tigellin avaient décidé de choisir, pour leur plaisir personnel et pour celui de leurs amis, les plus belles vierges chrétiennes, et de livrer le reste, le jour même des jeux, aux prétoriens et aux bestiaires.

Sachant qu’en aucun cas Vinicius ne survivrait à Lygie, il se complaisait à raffermir l’espoir du jeune tribun, autant par compassion que par raffinement d’esthète : si Vinicius devait mourir, il mourrait en beauté, et non avec un visage noir d’insomnies.

— Aujourd’hui, je dirai à l’Augusta à peu près ceci : « Sauve Lygie pour Vinicius, et moi, je sauverai Rufius pour toi. » Et je vais vraiment y songer. Avec Barbe d’Airain, un mot dit à propos peut sauver ou perdre quelqu’un. Dans tous les cas, nous gagnerons du temps.

— Merci, — répéta Vinicius.

— La meilleure façon de me remercier, c’est de prendre quelque nourriture et de te reposer. Par Athéné ! Odysseus, aux moments les plus difficiles, n’oubliait pas de manger et de dormir. Tu as sans doute passé toute la nuit à la prison ?

— Non. J’ai essayé d’y retourner ce matin ; mais ils ont reçu l’ordre de ne laisser entrer personne. Tâche donc de savoir si cet ordre est valable pour aujourd’hui seulement, ou jusqu’au jour des jeux.

— Je m’en informerai cette nuit et te dirai demain matin pour combien de temps et pourquoi cet ordre est donné. À présent, je vais me coucher, dût Hélios en descendre, de dépit, dans les régions cimmériennes. Et je te conseille de suivre mon exemple.

Ils se quittèrent ; mais Vinicius passa dans la bibliothèque et écrivit à Lygie.

Il porta lui-même sa lettre au centurion chrétien, qui pénétra aussitôt dans la prison et revint bientôt avec un salut de Lygie et la promesse d’une réponse pour le jour même.

Mais Vinicius ne voulait pas rentrer au logis. Il s’assit sur une borne pour attendre la lettre. Déjà le soleil montait dans le ciel et, par le Clivus Argentarius, des foules compactes dévalaient vers le Forum. Les colporteurs énuméraient leurs marchandises ; les diseurs de bonne aventure offraient leurs services aux passants ; les citoyens se dirigeaient gravement vers les rostres, pour y entendre les orateurs d’occasion ou pour se communiquer les dernières nouvelles. À mesure que la chaleur augmentait, des foules plus nombreuses de fainéants cherchaient un abri sous le péristyle des temples. Des nuées de pigeons quittaient bruyamment le dessous des portiques, leur plumage blanc étincelant dans la lumière du soleil et dans l’azur du ciel.

Sous la caresse des rayons solaires et de la chaleur, Vinicius fermait les yeux. Les cris monotones des gamins qui, près de là, jouaient à la mora, et le pas cadencé des soldats le berçaient. Plusieurs fois encore il leva la tête et dirigea ses regards vers la prison, puis, s’adossant à une arête du rocher, il poussa un soupir, comme un enfant qui s’endort après avoir longtemps pleuré, et s’assoupit.

Bientôt des visions l’assaillirent. Il lui semblait traverser de nuit, en tenant Lygie dans ses bras, une vigne inconnue ; Pomponia Græcina marchait devant, une lanterne à la main. Une voix semblable à celle de Pétrone lui criait de loin : « Retourne » ; mais lui, sans souci de cette voix, suivait Pomponia jusqu’à une hutte, au seuil de laquelle se tenait l’Apôtre Pierre. Alors, Vinicius montrait Lygie et disait : « Nous venons du cirque, seigneur, et nous ne parvenons pas à l’éveiller. Éveille-la. » Mais Pierre répondait : « Christ lui-même viendra la réveiller. »

Puis, les images devinrent confuses : il voyait en songe Néron, et Poppée tenant dans ses bras le petit Rufius, dont Pétrone lavait la tête ensanglantée, et Tigellin qui éparpillait de la cendre sur les tables couvertes de mets délicats, et Vitellius qui dévorait ces mets, et quantité d’autres augustans assis autour d’un festin. Lui-même était étendu aux côtés de Lygie, mais entre les tables circulaient des lions avec des barbes fauves d’où s’égouttait le sang. Lygie le priait de la faire sortir, mais une torpeur si affreuse pesait sur lui qu’il ne pouvait faire un geste. Puis, ses visions devinrent plus chaotiques encore, et enfin tout plongea dans les ténèbres.

Il fut tiré de son profond engourdissement par l’ardeur du soleil et par des cris qui s’élevèrent soudain tout près de l’endroit où il était assis. Vinicius se frotta les yeux : la rue était grouillante ; deux coureurs à tunique jaune écartaient en criant la foule avec leurs joncs, pour faire place à une magnifique litière portée par quatre gigantesques esclaves égyptiens.

Dans la litière était un homme habillé de blanc, dont on ne pouvait distinguer le visage, car il avait les yeux sur un rouleau de papyrus et semblait plongé dans une lecture attentive.

— Place pour le noble augustan ! — criaient les coureurs. Mais la rue était si obstruée que force fut à la litière de s’arrêter un instant. Alors l’augustan laissa tomber avec impatience son rouleau et pencha la tête :

— Chassez-moi ces vauriens ! Et plus vite !

Soudain, il aperçut Vinicius et releva vivement le rouleau à hauteur de ses yeux.

Vinicius, pensant rêver encore, passa la main sur son front : dans la litière était assis Chilon.

Les coureurs avaient déblayé la voie et les Égyptiens allaient repartir, quand le jeune tribun, qui en un clin d’œil venait de saisir quantité de choses la veille encore incompréhensibles pour lui, s’approcha de la litière.

— Salut à toi, Chilon ! — dit-il.

— Jeune homme, — répliqua le Grec avec dignité et orgueil en s’efforçant d’imposer à son visage une expression de calme qui n’était point en son âme, — jeune homme, je te salue ; mais ne me retiens pas, car j’ai hâte d’arriver chez mon ami, le noble Tigellin.

Vinicius s’appuya au rebord de la litière, se pencha vers Chilon et, le regardant droit dans les yeux, lui dit d’une voix sourde :

— Tu as vendu Lygie !

— Colosse de Memnon ! — s’écria l’autre avec terreur.

Mais le regard de Vinicius n’exprimait aucune menace et la peur du vieux Grec s’évanouit aussitôt. Il se souvint qu’il était sous la protection de Tigellin et de César lui-même, deux puissances devant lesquelles tout tremblait, qu’il était entouré d’esclaves athlétiques, et que Vinicius était là, sans armes, le visage émacié et le corps courbé par la douleur.

Cette pensée raviva sa hardiesse. Il fixa sur Vinicius ses yeux cerclés de sang et chuchota en réponse :

— Mais toi, quand je mourais de faim, tu m’as fais fouetter.

Ils se turent un instant ; puis Vinicius reprit, d’une voix étouffée :

— J’ai été injuste, Chilon !…

Le Grec leva la tête et, faisant claquer ses doigts, ce qui, à Rome, était une marque de mépris, il répliqua très haut, pour être entendu de tout le monde :

— Ami, si tu as quelque chose à me demander, viens à ma maison de l’Esquilin dans la matinée ; c’est alors qu’après mon bain je reçois mes invités et mes clients.

Il fit un signe et les Égyptiens enlevèrent la litière, tandis que les coureurs, faisant tournoyer leurs joncs, criaient :

— Place pour la litière du noble Chilon Chilonidès ! Place ! Place !