Quo vadis/Chapitre LXIII

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 424-427).

Chapitre LXIII.

Le drame Aureolus était d’ordinaire représenté dans les théâtres ou les amphithéâtres aménagés de façon à pouvoir s’ouvrir, en formant deux scènes distinctes. Mais, après le spectacle des jardins de César, on négligea ces dispositions afin de permettre à tous les assistants de voir la mort de l’esclave crucifié qui, dans le drame, était dévoré par un ours. Au théâtre, le rôle de l’ours était tenu par un acteur cousu dans une fourrure ; mais, cette fois, la représentation devait être « vécue ». C’était une nouvelle invention de Tigellin. Tout d’abord, César avait déclaré qu’il ne viendrait pas ; mais, sur le conseil de son favori, il avait changé d’avis. Tigellin l’avait persuadé qu’après ce qui s’était passé dans les jardins, il devait plus que jamais se montrer en public ; il lui affirma, en même temps, que l’esclave crucifié ne l’insulterait pas, ainsi que l’avait fait Crispus. Le peuple, déjà excédé et las des spectacles sanguinaires, il avait fallu, pour l’attirer, lui promettre de nouvelles largesses, ainsi qu’un souper dans l’amphithéâtre brillamment éclairé.

En effet, vers le soir, le cirque était bondé. Tous les augustans, Tigellin en tête, étaient venus, moins pour le spectacle que pour donner à César un témoignage de leur loyalisme après le dernier incident, et pour s’entretenir de Chilon, dont parlait tout Rome.

On contait à voix basse que César, au retour des jardins, avait été pris d’un accès de fureur et n’avait pu dormir de la nuit ; qu’il avait été saisi de terreur, assailli de visions étranges, et qu’il avait résolu de partir précipitamment pour l’Achaïe. D’autres assuraient, au contraire, qu’il était résolu à se montrer désormais plus implacable encore envers les chrétiens. Il ne manquait pas non plus de poltrons pour craindre que l’accusation jetée par Chilon à la face de César devant la foule pût avoir les conséquences les plus funestes. Enfin, il s’en trouvait qui, mus par un sentiment de pitié, demandaient à Tigellin de faire cesser la persécution. — Regardez où cela vous mène, — disait Barcus Soranus. — Vous vouliez assouvir la vengeance du peuple et le convaincre que le châtiment frappait les vrais coupables ; et vous avez atteint un résultat diamétralement opposé.

— C’est vrai ! — ajouta Antistius Verus, — tous chuchotent à présent que les chrétiens sont innocents. Si vous appelez cela de l’habileté, alors Chilon avait raison quand il disait que vos cervelles n’empliraient pas le godet d’un gland.

Tigellin se tourna vers eux :

— On chuchote aussi que ta fille Servilia, Barcus Soranus, et que ta femme, Antistius, ont soustrait leurs esclaves chrétiens à la justice de César.

— Ce n’est pas vrai ! — s’écria Barcus, d’une voix inquiète.

— Ce sont vos femmes divorcées qui veulent perdre la mienne : elles la jalousent pour sa vertu, — protesta avec non moins d’anxiété Antistius Verus.

Les autres causaient de Chilon.

— Que lui est-il arrivé ? — disait Eprius Marcellus. — C’est lui-même qui les a livrés à Tigellin. De loqueteux qu’il était, il est devenu riche ; il aurait pu finir ses jours en paix, avoir de belles funérailles et un monument sur sa tombe. Et voici que soudain il a voulu tout perdre et se perdre lui-même ! En vérité, il est devenu fou !

— Il n’est pas devenu fou, il est devenu chrétien, — dit Tigellin.

— C’est impossible ! — s’écria Vitellius.

— Je vous le disais bien, — intervint Vestinus ; — supprimez les chrétiens, mais, croyez-moi, ne faites pas la guerre à leur divinité. Il ne faut pas plaisanter avec elle !… Voyez ce qui se passe ! Moi, je n’ai pas brûlé Rome ; et cependant, si César le permettait, j’offrirais immédiatement une hécatombe à leur dieu. Et tous, vous devriez en faire autant, car, je vous le répète, il ne faut pas plaisanter avec lui. Rappelez-vous que je vous l’ai dit.

— Et moi, je vous dirai autre chose, — ajouta Pétrone. — Tigellin s’est mis à rire quand j’ai affirmé qu’ils s’armaient. Maintenant, je puis vous dire mieux : ils font des conquêtes !

— Comment ? Comment ? — s’enquirent plusieurs voix.

— Par Pollux !… Si un homme comme Chilon ne leur a pas résisté, qui donc leur résistera ? Si vous vous figurez qu’après chaque spectacle le nombre des chrétiens n’augmente pas, alors devenez marchands de chaudrons, ou bien allez barbifier les gens, pour mieux vous rendre compte de ce que pense le peuple et de ce qui se passe en ville.

— C’est la pure vérité, par le peplum sacré de Diane ! — s’écria Vestinus.

Barcus se tourna vers Pétrone :

— Où veux-tu en venir ?

— Je finis par où vous avez commencé : assez de sang comme cela.

Tigellin eut un sourire ironique :

— Eh ! encore un peu…

— Si ta tête ne te suffit pas, tu en as une autre sur ta canne ! — répliqua Pétrone.

La conversation fut interrompue par César qui prit place sur l’estrade en compagnie de Pythagore. Aussitôt commença l’Aureolus, auquel on ne prêtait que peu d’attention, toutes les pensées étant occupées par Chilon. Le peuple, blasé sur les tortures et le sang, s’ennuyait aussi, sifflait, poussait des cris impertinents à l’adresse de la cour et réclamait la scène de l’ours, la seule qui l’intéressât. Sans l’espoir de contempler le vieillard condamné, et le désir des cadeaux, le spectacle n’eût point retenu la foule.

Enfin voici le moment attendu. Les servants du cirque apportèrent d’abord une croix de bois, assez basse pour que l’ours, debout sur ses pattes de derrière, pût atteindre la poitrine du supplicié ; ensuite deux hommes amenèrent, ou plutôt traînèrent, sur l’arène Chilon qui, les jambes broyées, ne pouvait marcher. Il fut cloué si vivement sur l’arbre que les augustans ne purent le contempler à leur aise. Seulement quand la croix fut érigée, tous les yeux se tournèrent vers lui. Mais, dans ce vieil homme nu, bien peu de gens pouvaient reconnaître le Chilon de naguère. Après les tortures infligées par Tigellin, sa face n’avait plus une goutte de sang. Sur sa barbe blanche une traînée rouge révélait la langue arrachée. À travers la peau diaphane on pouvait presque distinguer les os. Il semblait plus vieux encore, presque décrépit. Naguère, ses yeux lançaient des regards inquiets et méchants, son visage reflétait constamment la crainte et l’incertitude ; à présent, il était douloureux, mais aussi doux et aussi paisible que celui d’un homme qui s’éteint. Le souvenir du larron sur la croix, auquel le Christ avait pardonné, lui donnait peut-être confiance. Peut-être disait-il en son âme au Dieu de miséricorde : « Seigneur, j’ai mordu, telle une bête venimeuse ; mais j’ai été misérable, j’ai crevé de faim, les hommes m’ont foulé aux pieds, m’ont battu et m’ont bafoué toute ma vie. J’ai été pauvre, Seigneur, et très malheureux ; et aujourd’hui encore ils m’ont torturé et m’ont mis en croix. Toi, ô Miséricordieux, tu ne me repousseras pas à l’heure de la mort ! » Et la paix semblait descendue, avec le repentir, dans ce cœur ulcéré.

Nul ne riait, car dans ce vieillard crucifié il y avait quelque chose de si doux, il paraissait si précaire, si désarmé, tellement pitoyable en son humilité, que chacun se demandait pourquoi l’on torturait et crucifiait ce moribond. La foule était silencieuse. Parmi les augustans, Vestinus se penchait à droite et à gauche et balbutiait d’une voix effarée :

— Voyez comme ils meurent !

Les autres attendaient l’apparition de l’ours, tout en souhaitant du fond de l’âme que le spectacle prit fin au plus vite.

Enfin, l’ours arriva lourdement sur l’arène, balançant sa tête basse, lançant des regards en dessous, comme s’il réfléchissait ou cherchait quelque chose. Ayant aperçu la croix et le corps nu, il s’approcha, se dressa, renifla, et, aussitôt après, retomba sur ses pattes, s’accroupit sous la croix et se mit à grogner, comme si son cœur de bête avait pitié de ce débris humain.

Les esclaves du cirque stimulaient l’ours par leurs cris ; mais le peuple restait muet. Cependant Chilon leva lentement la tête et promena ses regards sur l’assistance. Ses yeux s’arrêtèrent très haut, sur les derniers gradins de l’amphithéâtre. Alors, sa poitrine se mit à se soulever plus vivement et il se produisit une chose plus inattendue encore, qui frappa de stupeur tous les assistants. Son visage s’éclaira d’un sourire, son front se nimba de clarté, ses yeux s’élevèrent au ciel, et, de ses lourdes paupières, lentement, deux larmes descendirent le long de son visage.

Et il mourut.

Soudain, tout en haut, sous le velarium même, une voix mâle, sonore, s’écria :

— Paix aux martyrs !

Sur l’amphithéâtre pesait un lourd silence.